Julie Mattiussi
Le sport est une discipline des corps. Les performances
physiques, entraînées, surveillées, parfois admirées, souvent mises en
concurrence, sont centrales pour ce secteur incontournable de la vie
sociale, économique et culturelle. Avec une conséquence : une attention
considérable portée aux aptitudes et à l’apparence des corps par les
pratiques et par les normes du secteur. Les règles émanant des instances
sportives tels que les règlements intérieurs des clubs et fédérations ou
encore les décisions des juridictions arbitrales, scrutent ainsi les
corps.
La centralité du corps n’est pas neutre au plan du genre. La démocratisation du sport féminin à la fin du XIXe siècle s’est ainsi accompagnée, dans la plupart des disciplines, de la création d’une catégorie spécifique, destinée à préserver les femmes de pratiques jugées dangereuses pour leurs facultés reproductrices et à leur éviter des mouvements qui auraient pu être perçus comme impudiques1. La catégorie féminine a ainsi été construite comme une catégorie « protégée » des performances et forces masculines. Une catégorie où concourent entre elles les femmes, des personnes considérées comme plus fragiles, d’un niveau de performance moindre et perçu comme suffisamment homogène pour permettre une compétition équitable.
Dans la suite logique de ces origines contestables, la catégorie féminine a été, dès les années 1930, « préservée » des sportives dont on soupçonnait qu’elles seraient, en réalité, des sportifs2. Sont alors nés les « tests de féminités », systématisés en athlétisme dans les années 19603. À l’heure actuelle, ces tests n’ont plus cours, mais en cas de soupçons, plusieurs fédérations posent des conditions pour concourir en catégorie féminine qui ont trait aux caractéristiques sexuées des personnes4.
En ouverture de notre dossier Droit, genre et sport, Isabelle Rorive s’attache donc, dans son article intitulé « Du cas à l’affaire Caster Semenya : (en)cadrer la question de l’égalité des sexes » à analyser le cas récent qui a concentré l’attention des médias et qui a permis de visibiliser la question de la catégorisation sexuée des corps par les juridictions. L’autrice examine comment la « forme affaire » permet d’analyser les problématiques juridiques, mais plus largement économiques et sociales, issues de ces conditions d’intégration à la catégorie féminine.
Ces conditions fondent, selon Mathieu Le Bescond de Coatpont, un véritable « sexe sportif » qui déterminerait le sexe des personnes dans le cadre de leur discipline. Analysant tour à tour les conditions posées par des fédérations variées telles que les Fédérations internationales d’athlétisme, de natation, de tir sportif, de rugby ou encore de roller, l’auteur s’interroge sur la pertinence de ces critères imposés pour concourir en catégorie féminine.
Mais, de façon plus générale, c’est la pertinence même de la bicatégorisation qui peut être interrogée au travers de l’étude de la mixité dans le sport. Au long cours, la mixité réduirait-elle les différences de performances et de pratiques entre les groupes féminins et les groupes masculins ? Emma Lelong a réalisé une enquête dans le milieu de la voile intitulée « l’effectivité juridique des quotas féminins dans la course au large ». Elle s’est particulièrement intéressée aux discours des athlètes sur les compétitions imposant un équipage mixte. Si l’étude examine tour à tour les atouts et les limites de ces dispositifs, elle révèle aussi que les différences entre attitudes féminines et masculines tiennent, outre les différences réelles ou supposées de force physique, aux expressions de genre des membres de l’équipage.
Un système de genre que l’on retrouve dans le fait que, dans le sport comme ailleurs, l’immense majorité des victimes de violences sexuelles sont des femmes et les agresseurs des hommes. Une situation cependant accentuée en raison, d’une part, d’un rapport particulier à la nudité et à l’intimité dans le milieu sportif et, d’autre part, de la spécificité des relations entre entraîneur·euses et entraîné·es, propice à l’expression de la domination des plus expérimentés sur les jeunes athlètes. Ludivine Richefeu, dans son article intitulé « Violences sexuelles commises dans le sport : quel rôle pour les fédérations sportives ? », questionne alors le rôle des fédérations sportives dans le traitement de ce contentieux, pointant du doigt ses forces comme ses faiblesses.
La manifestation d’un système de genre se retrouve aussi, sous une autre forme, dans l’interdiction faite aux femmes de porter le voile en milieu sportif, qui crée, de fait, un obstacle à leur participation l’activité sportive. Annabelle Caprais, Yamina Meziani et Haïfa Tlili, dans leur article intitulé « La fabrique institutionnelle d’un problème public : le cas du port du voile dans le sport (2012-2024) », réalisent une analyse générale de ces interdictions et de leur portée dans le champ politique. L’analyse bénéficiera d’un éclairage juridique, puisque Maître Marion Ogier a accepté que soient publiées, pour le présent dossier, ses conclusions dans l’affaire dites des « hijabeuses ». Dans cette affaire, le Conseil d’État a estimé le 29 juin 20235, allant à l’encontre des conclusions du rapporteur public6, que la Fédération française de football pouvait interdire le port de signes religieux dans les compétitions qu’elle organise au nom de la neutralité. Les conclusions de Maître Ogier, qui défendait les membres du collectif Les hijabeuses, font une autre analyse et invitent à s’intéresser aux effets de l’interdiction sur la liberté des femmes.
Pour ce premier numéro thématique, Intersections invite donc son lectorat à explorer le champ méconnu de la règlementation sportive en ce qu’elle enregistre et reproduit l’ordre du genre. Prêt·e ? Feu ! Lisez !
Julie Mattiussi, Maîtresse de conférences en droit privé, Université de Strasbourg, Centre de droit privé fondamental
Florence Carpentier, « Alice Milliat et le premier “sport féminin” dans l’entre-deux guerre », Revue d’histoire, 2019/2, n° 142), p. 102-103.↩︎
Les premières discussions connues ont eu lieu autour des Jeux Olympiques 1936, particulièrement autour du cas de sportifs trans. En dépit de leur refus de concourir en catégorie féminine et de leur souhait de concourir avec les hommes (p. 182), les dirigeants de des plus hautes instances sportives à l’époque se sont saisis de ces cas pour évoquer, pour la première fois, la « nécessité » de réaliser des tests biologiques pour intégrer la catégorie féminine : Michael Water, The Other Olympians. Fascism, queerness, and the making of modern sports, 2024, Farrar, Straus and Giroux, 2024, p. 176 et s.↩︎
Anaïs Bohuon, Catégorie « dames ». Le test de féminité dans les compétitions sportives, éditions iXe, 2012, p. 49 et s. ↩︎
Sur cette notion, v. Marie-Xavière Catto, « En finir avec le sexe », Intersections – Revue semestrielle Genre & Droit, 2024, n° 1.↩︎
CE 29 juin 2023, n°458088, 459547, 463408↩︎
Publication des conclusions de Clément Malverti au Recueil Lebon, 15 novembre 2023.↩︎