Genre et privations de liberté
Introduction au dossier





















Maïté Saulier

  1. L’enfermement, en tant que dispositif institutionnel, ne se réduit pas à une simple mesure de contrainte : il constitue un mode d’organisation du pouvoir sur les corps1. La privation de liberté affecte le corps sans son rapport au temps, aux espaces et aux autres, qu’elle qu’en soit la finalité déclarée : punir et réinsérer par la prison, soigner par l’hospitalisation sans consentement, éloigner par la rétention administrative. En régulant les pratiques de ces « institutions totales »2, le droit participe à une reconnaissance et donc à une légitimation de l’enfermement et en encadre les modalités de façon plus ou moins détaillée. Dès lors, une interprétation strictement littérale des textes juridiques tend à circonscrire la fonction du droit à une double entreprise de justification— pourquoi enfermer – et de régulation – comment enfermer ? —, tout en reléguant au second plan l’interrogation, plus fondamentale, sur la portée politique de l’acte d’enfermer.

  2. Une analyse critique des règles s’avère donc essentielle pour comprendre les rapports de domination, explicites ou implicites, générés, maintenus, voire renforcés par les institutions privatives de liberté, leurs pratiques et leurs discours. Le genre s’impose à cet égard comme un cadre d’analyse désormais éprouvé, mobilisé de longue date par les historien·nes et les sociologues3 pour appréhender les logiques à l’œuvre dans ces dispositifs et comprendre la façon dont ils façonnent les subjectivités et reproduisent les hiérarchies sociales. La discipline juridique, en revanche, demeure encore largement inexplorée sous cet angle. Voilà pourquoi ce nouveau dossier de la revue Intersections. Genre et droit est consacrée à la thématique « Genre et privations de liberté ».

  3. Les contributions qui y sont publiées témoignent de la richesse d’une étude de l’enfermement envisagée sous l’angle du genre, et mettent en évidence les potentialités de ce cadre d’analyse pour les juristes confronté·es aux enjeux propres à la privation de liberté. Elles nous rappellent qu’une lecture genrée du droit permet, d’abord et de manière classique, de déconstruire la prétendue neutralité de certaines catégories juridiques qui, soient parce qu’indifférentes au genre, soit parce que rédigées dans un masculin prétendument neutre – la « personne détenue », « la personne retenue », « le patient », « le détenu » ou encore « l’étranger » ou « les retenus » – laissent croire non seulement à une application uniforme des règles, mais également à une expérience homogène de la privation de liberté pour les personnes concernées. Cet universalisme de façade est largement démystifié par l’analyse des pratiques que proposent ici les auteur·ices.

  4. L’universalisme prétendu cède en effet, très pragmatiquement, à l’étude des effets produits par le principe de binarité organisationnelle qui structure toujours certains lieux clos. Nicolas Lumbroso, dans son article intitulé « Traitement carcéral des femmes, sens de la peine et distinction des sexes au temps de la Révolution française » montre bien comment, dès l’époque révolutionnaire, des tensions ont existé entre les principes égalitaires proclamés, et notamment le principe d’égalité devant la loi pénale, et les ajustements concrets imposés par les rapports de genre en matière pénitentiaire. Et ces tensions n’ont, c’est un euphémisme, pas disparu. Les établissements pénitentiaires continuent d’être régis par un « principe de séparation des femmes et des hommes »4 qui implique leur répartition dans des établissements ou quartiers distincts et conduit à l’imposition de règles d’encadrement, de surveillance et de fouilles fondées sur le critère du sexe.

  5. Cela est mis en évidence par Ariane Amado et Coline Cardi dans leur contribution intitulée « Quand le genre s’impose à la prison. Regards croisés sur les contradictions du droit et des politiques pénitentiaires en matière de discriminations fondées sur le genre ». En tant que principe structurant de l’ordre pénitentiaire, la binarité induit des effets de genre déterminants particulièrement visibles dans les pratiques contemporaines : production et reproduction de stéréotypes de genre, appréciation différenciée de la violence et de la dangerosité, approche distincte des facteurs de réinsertion ou encore difficultés dans l’affectation en détention et l’exécution des peines des personnes trans et intersexes. En atteste d’ailleurs le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 31 août 2023, ici reproduit et accompagné des conclusions de Maître Benoît David5, dans lequel une personne détenue dans un établissement pour hommes et ayant entamé un processus de transition, revendique la possibilité de cantiner des vêtements féminins et de les porter librement en cellule.

  6. Ces constats invitent plus fondamentalement à interroger la légitimité même de l’institution carcérale à l’aune des rapports de genre qu’elle produit et renforce. C’est précisément dans cette perspective que s’inscrit l’anticarcéralisme féministe qui, tout en dénonçant la surreprésentation des femmes racisées et précaires dans les dispositifs pénaux, met en lumière la nature patriarcale, raciale et classiste des politiques d’enfermement6. Loin de se limiter à la demande d’un traitement plus égalitaire en détention, cette approche propose une remise en cause structurelle de l’usage même de la privation de liberté comme réponse pénale, en soulignant ses effets délétères dans une perspective de genre. Anne Jennequin, dans sa contribution portant sur « la prison comme espace de prévention des violences conjugales »7 nous invite cependant à ne pas nier l’existence de certains progrès dans le champ pénitentiaire, particulièrement en matière de lutte contre les violences conjugales. A l’aide d’une étude de terrain portant sur plusieurs établissements, l’autrice constate le déploiement en détention d’une véritable politique pénitentiaire en ce domaine, par l’utilisation des pouvoirs de police des chef.fes d’établissement et la mise en œuvre stricte des interdictions de contact entre victimes et agresseurs. Aux côtés de ces actions, il faut aussi souligner l’adoption de dispositifs normatifs visant à promouvoir une plus grande égalité et une meilleure prise en compte de l’identité de genre tels que le référentiel national de prise en charge des personnes LGBT+ placées sous main de justice8, l’autorisation d’activités en mixité ou encore l’exigence d’un respect de « l’identité de genre ». Mais ces avancées se heurtent, dans la pratique quotidienne, aux contraintes structurelles et culturelles propres au milieu carcéral.

  7. La structuration binaire des espaces clos est loin d’être le facteur unique de production des effets de genre. Car les lieux privatifs de liberté auxquels le droit n’impose pas à strictement parler cette répartition, n’échappent pas à la production de dynamiques genrées, loin s’en faut. Lorelei Morisseau-Leleux, géographe, le montre bien dans sa contribution intitulée « Du CRA au domicile : la recomposition des espaces de rétention administrative au prisme de la criminalisation genrée des étranger·es »9. Si les textes exigent que ces lieux comportent « des chambres collectives non mixtes d’un maximum de six personnes » 10 et « des chambres spécialement équipées » 11 pour les familles, ils ne prescrivent toutefois pas de manière explicite une séparation complète entre femmes et hommes dans des espaces ou établissements distincts. L’autrice démontre pourtant que le continuum de l’enfermement existant entre prison et rétention ainsi que l’instrumentalisation de certains outils juridiques conduisent à une approche genrée de l’enfermement des personnes étrangères : des hommes étrangers représentés comme des personnes criminelles menaçant l’ordre public ; des femmes enfermées, le plus souvent au foyer par le biais de l’assignation à résidence, en charge de l’éducation des enfants et de la vie domestique.

  8. Quant aux établissements de santé mentale, qui n’organisent plus la répartition des patient·es selon qu’ils·elles sont identifié·es comme femme ou homme, qu’en est-il ? L’appel à contribution lancé par notre revue n’aura pas permis de recevoir d’articles dédiés à cette thématique. On sait pourtant que l’histoire, récente, a été marquée par des pratiques psychiatriques genrées : Adèle Yon, autrice du récent Mon vrai nom est Elisabeth, retrace cette réalité dans un ouvrage essentiel que Julie Mattiussi recense dans ce numéro12. On sait aussi que les placements « volontaires », qui ont pris fin avec l’abrogation de la loi Esquirol de 1838 par la loi du 27 juin 1990, ont souvent été prononcés à l’initiative des père, mari et frère à l’endroit de leur fille, épouse et sœur13. On sait encore qu’une frange de la psychanalyse repose sur une conception symbolique du féminin et du masculin contestée et que nombre de diagnostics et traitements ont été façonnés par des représentations genrées de la normalité. On sait enfin que les femmes, minoritaires en détention et en rétention administrative, sont plus nombreuses en psychiatrie14. Pourquoi, dès lors, ce chantier d’une étude juridique des pratiques psychiatriques à l’aune du genre reste-t-il si peu exploré en France ? La finalité « thérapeutique » de l’enfermement ou le cloisonnement des disciplines médicales et juridiques freinent-ils l’avènement de tels recherches ?

  9. Indéniablement donc, beaucoup reste à faire car la liberté ne relève ni d’une abstraction ni d’un universalisme de principe : elle demeure façonnée et limitée par les rapports de pouvoir inhérents aux institutions et aux pratiques qui l’encadrent. Les contributeurices de ce dossier l’ont parfaitement démontré.

Maïté Saulier, maîtresse de conférences, CY Cergy Paris Université, LEJEP

Références


  1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975 ; Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, 1961.↩︎

  2. Erving Goffman, Asiles. Etude sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de minuit, Le sens commun, 1961. La notion d’institution totale, aussi parfois qualifiée par l’auteur d’institution « totalitaire » est définie comme « un lieu de résidence et de travail, où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ».↩︎

  3. V. en histoire, les travaux de Michelle Perrot et spéc., Punir et comprendre, PUR, 2023 ; Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot, Jacques-Guy Petit (Dir.), Femmes et justice pénale, XIXe- XXe siècles, PUR, 2002 ; Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Elisabeth Lusset, Falk Bretschneider (Dir.), Enfermements. III. Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (XIIIe-XXe s.), Paris, éd. de la Sorbonne, coll. « Homme et société », 2017 ; Claudie Lesselier, « Les femmes et la prison 1815-1939 », Th. Paris VII, 1982. ; « Les femmes et la prison 1820-1939. Prisons de femmes et reproduction de la société patriarcale », in Jacques-Guy Petit (Dir.), La prison, le bagne et l'histoire, Paris/Genève, Librairie des Méridiens, 1984, p. 115-128 ; Anna Le Pennec, Histoire de Prisonnières. Les femmes incarcérées dans les maisons centrales du Sud de la France au XIXe siècle, Toulouse, PUM, 2022. V. en sociologie, les travaux de Corinne Rostaing, spéc. Prisons de femmes : les échanges et les marges de manœuvre dans une institution contraignante, Th. EHESS, 1994 ; « L’invisibilisation des femmes dans les recherches sur la prison », Les Cahiers de Framespa, 25, 2017 ; les travaux de Coline Cardi, La déviance des femmes : délinquantes et mauvaises mères : entre prison, justice et travail social, Th. Paris VII, 2008 ; « Les ambivalences du traitement carcéral des femmes criminalisées », AJ pén. 2010, p. 17 ; « Le contrôle social réservé aux femmes : entre prison, justice et travail social », Déviance et société 2007, 1, vol. 31, p. 3 ; Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012 ; Caroline Touraut, La famille à l’épreuve de la prison, PUF, Le lien social, 2012 ; Yaëlle Amsellem-Mainguy, Arthur Vuattoux, Benoît Coquard, Sexualité, amour et normes de genre. Enquête sur la jeunesse incarcérée et son encadrement, Injep, 2017 ; Marine Quennehen, « Paternités cachées, paternités impensées : être père en prison », Genre, sexualité & société, Automne 2021, n° 26 ; Natacha Chetcuti-Osorovitz, Sandrine Sanos (historienne) (Dir.), Le genre carcéral. Pouvoir disciplinaire, agentivité et expériences de la prison du XIXe au XXIe s., Éd. MSHA, 2022.↩︎

  4. V. Section 1, chapitre 1er, Titre I, Livre II, Partie réglementaire du Code pénitentiaire :↩︎

  5. Nous remercions très sincèrement Maître Benoît David pour la transmission de ces conclusions et l’autorisation de publication. https://revue-intersections.parisnanterre.fr/index.php/accueil/article/view/157↩︎

  6. V. not. Angela Yvonne Davis, La prison est-elle obsolète ?, Trad. Nathalie Peronny, Au diable Vauvert, 2021 ; Gina Dent, Beth E. Richie, Angela Yvonne Davis, Erica R. Meiners, Abolition. Féminisme. Tout de suite. Une généalogie du féminisme anticarcéral, Daronnes, 2025 ; Beth. E Richie, Arrested Justice, Black women, violence and America’s prison nation, New York University Press, 2012; Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux, Coll. « Lettres libres », 2019.↩︎

  7. https://revue-intersections.parisnanterre.fr/index.php/accueil/article/view/159↩︎

  8. https://revue-intersections.parisnanterre.fr/index.php/accueil/article/view/151↩︎

  9. https://revue-intersections.parisnanterre.fr/index.php/accueil/article/view/158↩︎

  10. Art. R. 553-3, 2° CESEDA↩︎

  11. Art. R. 553-3, al. 2 CESEDA↩︎

  12. https://revue-intersections.parisnanterre.fr/index.php/accueil/article/view/148↩︎

  13. Parmi de nombreuses ressources, v. not. Isabelle Von Bueltzingsloewen, « A propos de Henriette D. Les femmes et l’enfermement psychiatrique dans la France du XXe siècle », Clio, n° 26, 2007, p. 89-106 ; Véronique Fau-Vincenti, « Des femmes difficiles en psychiatrie (1933-1960) », Criminocorpus, Varia, mis en ligne le 04 juin 2019 ; Yannick Ripa, La ronde des folles, Femme, folie et enfermement au XIXe s., 1838-1870, Aubier, 1986 ; Laure Murat, La maison du docteur Blanche, JC Lattès, 2001 ; Véronique Blanchard, David Niget, Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles, Textuel, 2016.↩︎

  14. Les femmes représentent en moyenne 3 à 4 % de l’ensemble des personnes détenues (3.5 % en septembre 2025, soit 2950 femmes détenues sur un total de 84.311 personnes incarcérées) ; en 2024, elles représentaient 3.8 % des personnes placées en rétention administratives en France hexagonale selon le rapport 2024 de la Cimade, soit 617 personnes sur 16.228 personnes retenues. Selon les publications du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, en 2014, les femmes représentaient 38,21 % des personnes hospitalisées sans leur consentement. ↩︎