Appel à contribution : Genre et privations de liberté
Des établissements pénitentiaires aux hôpitaux psychiatriques, en passant par les centres de rétention administrative ou les zones d’attente, les lieux institutionnels de privation de liberté poursuivent en principe des finalités distinctes, énoncées par le droit : punir et réinsérer ; soigner ; éloigner. L’ordre juridique, qui joue un rôle crucial dans la construction, l’organisation et le maintien de ces institutions, encadre ainsi la vie quotidienne des personnes privées de liberté en régissant le temps, les espaces et les corps, en détaillant les régimes de privation de liberté applicables ou en prévoyant des sanctions disciplinaires spécifiques. Ce sont encore le recrutement, la formation, les conditions de travail des professionnel·les exerçant dans ou pour ces institutions qui sont encadrés. Au-delà de ces lieux pensés pour l’enfermement, d’autres dispositifs peuvent conduire à une très forte restriction de la liberté d’aller et venir des personnes dans leur vie quotidienne, à l’image du placement sous surveillance électronique, du bracelet anti-rapprochement ou de l’assignation à résidence.
En France, un certain nombre de travaux ont déjà pu s’intéresser, y compris en mobilisant le concept de genre, à l’analyse de l’enfermement ; mais ce champ de recherches demeure sous-exploré. C’est essentiellement en histoire ou en sociologie que cette perspective s’est déployée, où différents travaux s’intéressent notamment au rôle du droit. Ils portent souvent, cependant, sur les questions carcérales[1] ; la question des pratiques des institutions psychiatriques[2], tout comme celles des centres et locaux de rétention[3] ou des alternatives à l’enfermement, reste, par exemple, moins explorée. En droit, seules quelques rares chercheur·euses ont commencé à s’intéresser à cette question du genre et de l’enfermement pénitentiaire[4]. Ils et elles ont pu mettre au jour les conséquences très inégalitaires des règles prétendument neutres du droit de l’exécution des peines et les stéréotypes de genre véhiculés par les règles sexospécifiques en vigueur. Néanmoins, aucune analyse transversale de l’enfermement du point de vue du genre n’a été menée au sein de la doctrine juridique[5].
Pour son quatrième numéro, Intersections. Revue semestrielle Genre & Droit entend dès lors consacrer un dossier au thème « Genre et privations de liberté » et lance un appel à contributions, invitant chercheuses et chercheurs en droit ou travaillant sur le droit à se saisir de cette problématique. Le champ de cet appel concerne toutes les privations de liberté subies par les personnes, à raison d’une décision prise par une autorité publique, en France ou ailleurs : les établissements pénitentiaires, les établissements de santé mentale, les unités d’hospitalisation sécurisées, les locaux de garde à vue ou de rétention douanière, les centres et locaux de rétention administrative, les zones d’attente des ports et aéroports ou encore les camps de réfugié·es sont autant de lieux qui pourraient être étudiés. En outre, la revue accorde un intérêt particulier à une approche diachronique, considérant les mécanismes de régulation et de privation de liberté comme étant historiquement situés. Aussi, d’autres espaces comme les institutions religieuses[6], les établissements de préservation[7], ainsi que les maisons de tolérance[8] pourront faire l’objet de propositions. Plus largement, ce sont aussi les atteintes à la liberté de circulation résultant d’une obligation de paraître ou non dans un périmètre géographique déterminé qui pourraient être au cœur des réponses proposées.
Les contributions traitant de plusieurs formes de privation de liberté seront particulièrement appréciées, notamment si elles invitent à une lecture comparative des effets de genre produits par le droit selon le type d’enfermement, ou à une étude des articulations possibles entre les différentes formes de privation de liberté. Les perspectives de recherche sont alors nombreuses : les parcours menant à la privation de liberté, ou qui suivent son exécution, sont-ils différenciés selon le genre des personnes ? Les normes et leur application expliquent-elles que certaines institutions concernent ou ont concerné davantage les femmes que les hommes et inversement ? Ces études transversales peuvent encore s’intéresser à l’existence d’un « continuum de l’enfermement »[9] à l’aune du genre ou à la possibilité d’un « enfermement dans l’enfermement »[10], aux liens réciproques entre lieu clos et monde extérieur[11] et notamment aux effets de genre que la privation de liberté produit sur les tiers.
Qu’elles soient transversales ou dédiées à un type d’enfermement, les propositions comprenant une étude de terrain seront bienvenues, de même que celles qui proposeront une approche intersectionnelle favorisant l’étude de thématiques délaissées en droit français, telles que le statut juridique des personnes privées de liberté dites « vulnérables ». Il s’agirait encore de se demander si des besoins spécifiques sont ou devraient être pris en considération par le droit, à l’image de ce que prévoient certains textes internationaux[12] ou certaines législations étrangères[13], ou si les modalités de recrutement et de formation des professionnel·les ou bénévoles, chargé·es de surveiller ou d’interagir avec les personnes détenues ou retenues tiennent compte de certaines spécificités[14].
Enfin, c’est aussi la façon dont le droit est utilisé par et/ou pour les personnes privées de liberté qui peut être analysée dans une perspective de genre : le contentieux de l’accès au droit des personnes privées de liberté fait-il apparaître certaines particularités liées au genre, dans les demandes faites comme dans les solutions juridiques apportées ? L’étude de la contestation de la légitimité de la privation de liberté, de l’indignité des conditions d’enfermement ou des sanctions disciplinaires renseigne-t-elle sur d’éventuels effets de genre ? Les autorités indépendantes en charge du contrôle des lieux de privation de liberté et des droits fondamentaux des personnes détenues ou retenues sont-elles sensibles aux enjeux d’une perspective de genre ?
La revue Intersections. Revue semestrielle Genre & Droit attend vos propositions, sous la forme de résumés de 1000 mots au maximum, en français, qui doivent parvenir au comité éditorial avant le vendredi 24 janvier à 18h via ce formulaire. Le résumé devra exposer clairement l’objet et la problématique de l’article proposé et se situer brièvement par rapport à la littérature existante. Une réponse vous sera apportée au plus tard mi-février pour une date de remise des contributions fixée au 16 juin 2025 et une publication en novembre 2025.
Intersections accepte les formats longs (jusqu’à 75.000 signes) de textes rédigés en français. Nous vous remercions de bien vouloir respecter, dès le stade de la soumission, la charte éditoriale consultable ici. Les propositions feront l’objet d’une sélection par le comité de rédaction, et les articles soumis seront ensuite évalués par les pair·es en double aveugle.
Télécharger l'appel à contribution au format .pdf
[1] V. en histoire, les travaux de Michelle Perrot et spéc., Punir et comprendre, PUR, 2023 ; Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot, Jacques-Guy Petit (Dir.), Femmes et justice pénale, XIXe- XXe siècles, PUR, 2002 ; Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Elisabeth Lusset, Falk Bretschneider (Dir.), Enfermements. III. Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (XIIIe-XXe s.), Paris, éd. de la Sorbonne, coll. « Homme et société », 2017 ; Claudie Lesselier, « Les femmes et la prison 1815-1939 », Th. Paris VII, 1982. ; « Les femmes et la prison 1820-1939. Prisons de femmes et reproduction de la société patriarcale », in Jacques-Guy Petit (Dir.), La prison, le bagne et l'histoire, Paris/Genève, Librairie des Méridiens, 1984, p. 115-128 ; Anna Le Pennec, Histoire de Prisonnières. Les femmes incarcérées dans les maisons centrales du Sud de la France au XIXe siècle, Toulouse, PUM, 2022.
V. en sociologie, les travaux de Corinne Rostaing, spéc. Prisons de femmes : les échanges et les marges de manœuvre dans une institution contraignante, Th. EHESS, 1994 ; « L’invisibilisation des femmes dans les recherches sur la prison », Les Cahiers de Framespa, 25, 2017 ; les travaux de Coline Cardi, La déviance des femmes : délinquantes et mauvaises mères : entre prison, justice et travail social, Th. Paris VII, 2008 ; « Les ambivalences du traitement carcéral des femmes criminalisées », AJ pén. 2010, p. 17 ; « Le contrôle social réservé aux femmes : entre prison, justice et travail social », Déviance et société 2007, 1, vol. 31, p. 3 ; Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012 ; Caroline Touraut, La famille à l’épreuve de la prison, PUF, Le lien social, 2012 ; Yaëlle Amsellem-Mainguy, Arthur Vuattoux, Benoît Coquard, Sexualité, amour et normes de genre. Enquête sur la jeunesse incarcérée et son encadrement, Injep, 2017 ; Marine Quennehen, « Paternités cachées, paternités impensées : être père en prison », Genre, sexualité & société, Automne 2021, n° 26 ; Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux, Coll. « Lettres libres », 2019 ; Natacha Chetcuti-Osorovitz et Sandrine Sanos (historienne) (Dir.), Le genre carcéral. Pouvoir disciplinaire, agentivité et expériences de la prison du XIXe au XXIe s., Éd. MSHA, 2022.
[2]Isabelle Von Bueltzingsloewen, « A propos de Henriette D. Les femmes et l’enfermement psychiatrique dans la France du XXe siècle », Clio, n° 26, 2007, p. 89-106 ; Véronique Fau-Vincenti, « Des femmes difficiles en psychiatrie (1933-1960) », Criminocorpus, Varia, mis en ligne le 04 juin 2019 ; Yannick Ripa, La ronde des folles, Femme, folie et enfermement au XIXe s., 1838-1870, Aubier, 1986.
[3]Nicolas Fischer, « L’usage normal du sexe. Qualification et gestion des déviances sexuelles dans un centre de rétention administrative », Déviance et société, 2010/2, Vol. 34, p. 241 à 252 ; Louise Tassin, « Les frontières de la rétention : genre et ethnicité dans le contrôle des étrangers en instance d’expulsion », Critique internationale, 2016/3, n° 72, p. 35 à 52.
[4] V. Juliette Gaté, « Genre et droit pénal », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Mathias Möschel, Diane Roman (Dir.), Ce que le genre fait au droit, Paris, Dalloz, 2013 ; Anne Jennequin, « Le traitement carcéral des rapports entre les sexes : la regrettable exception pénitentiaire », in Patricia Demaye-Simonie, Valérie Mutelet, Fanny Vasseur-Lambry, Explorer le champ lexical de l’égalité homme/femme, Arras, Artois Presses Université, 2022, p. 151 ; Juliette Gaté, « Les femmes détenues sont-elles des hommes comme les autres ? », in CNCDH, Défendre en justice la cause des personnes détenues, Paris, Doc. fr., 2014 ; Ariane Amado, « Quelle place pour l’autre parent d’un enfant en prison ? », Criminologie, 2019, p. 119 ; L'enfant en détention en France et en Angleterre: contribution à l'élaboration d'un cadre juridique pour l'enfant accompagnant sa mère en prison, Mare & Martin, 2020 ; Anne Jennequin, Corinne Rostaing (sociologue), « La non-binarité en détention. Un défi pour l’administration pénitentiaire » in Olivia Bui-Xuan (Dir), Le(s) droit(s) à l’épreuve de la non-binarité, IFJD, 2023, p. 169 ; « Les femmes enfermées. Femmes invisibles, discriminations invisibles ? », in Jérémy Houssier, Maïté Saulier, Les femmes et le droit. Les discriminations invisibles, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2023, p. 137 ; Maïté Saulier, « Un enfermement au féminin ? Réflexions comparatives franco-québécoises », RTDH 2024/3, n°139 ; Ariane Amado, Quentin Markarian, Olivia Nederlandt, « Le traitement des femmes et des personnes trans en prison : une approche comparée en droit belge, français et suisse », Revue de droit pénal et de criminologie, 2024, vol. 2024, n° 4, p. 333 ; Coline Cardi, Anaïs Henneguelle, Anne Jennequin, Corinne Rostaing (Dir.), La mixité genrée à l’épreuve de la prison. Recherche interdisciplinaire sur les interactions, espaces et temps mixtes en détention, IERDJ, Rapport de recherches, septembre 2024.
[5] Un collectif interdisciplinaire de chercheur·euses s’est constitué pour pallier ce vide doctrinal et historiographique : “Histoire de l’enfermement des femmes”, DAP, 19 juin 2024. ANR-HLJPGenre. A la suite de cette rencontre un projet de recherche est en préparation coordonné par Anne Jennequin, en partenariat avec Coline Cardi, Ariane Amado et Hélène Duffuler-Vialle, avec une équipe de recherche composée d’une quinzaine de chercheur·euses dont un nombre important de juristes.
[6] Françoise Tétard et Claire Dumas, Filles de justice. Du Bon-Pasteur à l’Education surveillée (XIXe-XXe siècle), Beauchesnes-ENPJJ, 2009, 483 p., voir aussi les travaux de l’historienne Véronique Blanchard.
[7] Par exemple l’école de préservation de Doullens, Sophie Mendelsohn, Vagabondes. Les écoles de préservation pour les jeunes filles de Cadillac, Doullens et Clermont, Paris, L’Arachnéen, 2015
[8] Hélène Duffuler-Vialle, L'évolution de la réglementation de la prostitution durant l'entre-deux-guerres, Mare et Martin, Paris, 2018.
[9] Les études des trajectoires des individus montrent des passages d’espaces clos en espace clos, formant un continuum de l’enfermement.
[10] On pense ici aux pratiques dites de mise à l’écart : isolement, contention, quartier disciplinaire.
[11] Accès au milieu ouvert, création et maintien des liens familiaux.
[12] Règles des Nations Unies concernant le traitement des femmes détenues et les mesures non privatives de liberté pour les femmes délinquantes, dites Règles de Bangkok, adoptées par l’Assemblée Générale de l’ONU, A/Res/65/229, 21 déc. 2010.
[13] On pense, par exemple, aux législations québécoise, péruvienne ou encore kényane.
[14]Coline Cardi, Anaïs Henneguelle, Anne Jennequin, Corinne Rostaing, « La féminisation du personnel de surveillance pénitentiaire : la remise en cause d’une institution viriliste ? », Droit & société : théorie et sciences sociales du droit, n°116, 2024, p. 53-69