Depuis 2016, l’article 1er des statuts de la Fédération française de football (FFF) dispose que « sont interdits, à l’occasion de compétitions ou de manifestations organisées sur le territoire de la Fédération ou en lien avec celles-ci : […] tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale » sous peine de poursuites disciplinaires et pénales.
Par son arrêt du 29 juin 2023, Alliance citoyenne et autres (n° 458088), le Conseil d’État a conforté le refus de la FFF d’abroger ou de modifier cet article. Sa légalité fut admise, au prix d’une extension du régime de neutralité des exécutantes du service public (appliqué aux joueuses sélectionnées dans les équipes de France) et d’un contrôle de proportionnalité particulièrement mesuré (au détriment des autres licenciées, usagères du service public).
La solution retenue n’est toutefois pas consensuelle au sein du Palais Royal. D’une part, les conclusions partiellement contraires du rapporteur public (publiées et accessibles ici) retenaient l’illégalité de l’obligation de neutralité religieuse pour les licenciées non sélectionnées dans les équipes de France. D’autre part, le responsable du centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’État confiait plusieurs réserves dans son commentaire de la décision (AJDA, 2023, n° 31, p. 1643). Face à une « restriction rédigée de manière aussi large […] au droit des usagers d’exprimer leurs convictions », il déplorait que le constat de légalité retenu par le Conseil d’État - « dans un cas où aucun risque tangible n’a été documenté par l’autorité organisant le service public » - constitue un « précédent dont on pourra tenter de se prévaloir dans d’autres services publics ».
Intersections – revue semestrielle Genre & Droit a souhaité en complément donner à voir un autre argumentaire dans cette affaire, celui de Maître Marion Ogier, avocate des demanderesses. Le mémoire récapitulatif ici reproduit, avec l’accord de son autrice, détaille les moyens invoqués devant le Conseil d’État en soutien de l’annulation. Ces conclusions s’écartent, elles aussi, de la solution retenue par la formation de jugement et invitent à s’intéresser aux effets de l’interdiction sur la liberté des femmes.
CONSEIL D’ÉTAT
Section du Contentieux
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MÉMOIRE RÉCAPITULATIF &
MOYENS ET OBSERVATIONS COMPLÉMENTAIRES
POUR :
L’Association ALLIANCE CITOYENNE
L’Association CONTRE ATTAQUE
Madame A.
Madame B. Madame C.
Madame D.
Madame E.
Madame F.
Madame G.
Madame H.
Madame I.
Madame J.
demanderesses,
ayant pour avocat Marion OGIER
CONTRE :
La Fédération française de football
défenderesse,
ayant pour avocat la SCP Matuchansky, Poupot & Valdelièvre
EN PRÉSENCE DE :
l’Association LES DÉGOMMEUSES
intervenant volontaire,
ayant pour avocat Marion OGIER
la Ligue du droit international des femmes
demanderesse,
ayant pour avocat la SCP Lyon-Caen & Thiriez
sur la requête n° 45808
I. Faits et procédures: [4](#i.-faits-et-procédures)
II. Discussion : [6](#ii.-discussion)
C. Sur l’annulation de la décision attaquée [7](#c.-sur-lannulation-de-la-décision-attaquée)
1. À titre liminaire, sur l’objet de la demande [7](#à-titre-liminaire-sur-lobjet-de-la-demande)
3. Sur l’absence d’ordre public sportif [17](#sur-labsence-dordre-public-sportif)
Les exposantes ont toutes en commun de partager la passion du sport.Nombreuses d’entre elles dédient plusieurs heures par semaine à la pratique de la boxe, du basket ou de l’athlétisme, sans que le foulard qui recouvre leurs cheveux ne leur pose de difficulté pour la pratique de leur sport. Certaines d’entre elles – [Mmes C., D. et F.] – sont inscrites dans un club de football et évoluent en championnats régionaux ou en districts, bien qu’elles rencontrent, chaque fin de semaine, lors des matchs de coupe, de championnat ou de district, des difficultés pour accéder aux terrains en raison du couvre-chef qu’elles ont choisi de porter. D’autres évoluent au sein de clubs engagés tels que le FC CONTRE-ATTAQUE, association sportive et militante, également exposante, créée afin de lutter contre toute forme de discrimination dans le football amateur, et de promouvoir l’accès de toutes les femmes à une pratique du football ludique, sportive et émancipatrice. Certaines d’entre elles souhaiteraient s’inscrire dans un club de football et participer à une aventure collective au sein d’un club et évoluer au sein d’un championnat, mais ont renoncé à ce projet en raison de ce qu’elles seront soumises à l’obligation de retirer leur voile lors des compétitions sportives.
L’impossibilité de participer aux compétitions sportives organisées par la Fédération française de football trouve son origine dans l’article premier des statuts de la Fédération française de football qui interdit tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical, ainsi que le port de tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale (production n° 2) :
« Par ailleurs, le respect de la tenue réglementaire et la règle 50 de la Charte olympique assurent la neutralité du sport sur les lieux de pratique. À ce double titre, sont interdits, à l’occasion de compétitions ou de manifestations organisées sur le territoire de la Fédération ou en lien avec celles-ci : - tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical, - tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale, - tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande, - toute forme d’incivilité. Toute personne contrevenant à ces dispositions fera l’objet de poursuites disciplinaires et/ou pénales ».
La Fédération française de football a ainsi décidé de soumettre par principe les participants aux compétitions de football, en ce compris les participants amateurs, à une obligation de neutralité strictement identique à celle instituée par le législateur dans les écoles, collèges et lycées publics. Suivant les termes des statuts, cette obligation de neutralité trouve son origine dans l’article 50 de la Charte olympique ainsi que dans la mission de service public qui incombe à la fédération française de football. C’est une interdiction de principe qui est ainsi posée par la Fédération française de football, bien que le règlement de la FIFA adopte une tout autre position sur cette question.
L’interdiction ainsi posée se concrétise sur les terrains sans se limiter aux arbitres ou aux organisateurs des compétitions.Parmi les exposantes, certaines d’entre elles ont souhaité participer aux manifestations sportives tout en portant un couvre-chef et ont en conséquence été exclues du terrain à la demande des arbitres chargés de faire assurer le règlement de la Fédération, là où d’autres ont été admises à participer à la compétition à condition qu’elles portent un casque de rugby (productions n° 3, 4, 5, 6). Toutes sont plongées dans une incertitude quant au point de savoir si elles seront, au prochain match, admises sur le terrain ou exclues au motif qu’elles portent un couvre-chef dissimulant leur chevelure. Ces inégalités et ces exclusions ont conduit les exposantes à échanger et débattre. Elles ont ainsi décidé d’élever leur voix pour vivre leur passion, pour s’opposer à une pratique discriminante et défendre le droit de toute femme à pratiquer leur sport, peu importe leur orientation sexuelle, leur identité sexuelle, leurs opinions, leur appartenance et leur pratique religieuse, ou leurs origines ethniques et sociales. Elles ont créé et adhéré ensemble au collectif des « Hijabeuses » pour que les femmes qui portent le voile soient admises sur les terrains, et disposent de la liberté de pratiquer le football tout en portant un couvre-chef. Croyantes ou non, musulmanes ou non, porteuses du hijab ou non, mais toutes sportives, les exposantes ont en commun de militer ensemble, dans le cadre de ce collectif, pour la pratique du football pour toutes et l’émancipation par le sport. Elles se sont associées à l’association ALLIANCE CITOYENNE, également exposante, et ont lancé au mois de juin 2020 une campagne afin que la Fédération française de football révise ses statuts. Ce collectif co-présidé par mesdames [C. et E.], exposantes, a, avec l’assistance d’ALLIANCE CITOYENNE, pris attache avec des personnalités reconnues ayant dédié leurs travaux de réflexion aux questions de laïcité et de neutralité, organisé des actions publiques relayées par plusieurs organismes de presse, et tenté de trouver un accord avec les membres de la Fédération française de football (production n° 7). Le 13 juin dernier, les exposantes ont ainsi organisé, à La Courneuve, leur premier tournoi de football féminin réunissant seize équipes afin d’attirer l’attention de la Fédération française de football sur leur talent plus que sur leur hijab.
Le 23 juillet 2021, les membres de ce collectif, et parmi elles certaines des exposantes, se sont présentées dans les locaux du siège de la Fédération française de football. Elles ont, à cette occasion, transmis une lettre ouverte comportant plus de deux cents signatures sollicitant la modification de l’article premier des statuts de la Fédération française de football en tant qu’il interdit aux participants aux compétitions le port de tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale. C’est à la suite de cette rencontre que, par un courrier du 31 août 2021 (production n° 1), le président de la Fédération française de football a rejeté cette demande aux motifs que :
« Comme vous le savez, la FFF est une association loi 1901 qui respecte dans son fonctionnement les principes de cette loi. Chaque modification de ses statuts a donné lieu à un vote en Assemblée générale, et c’est donc de manière démocratique et concertée que plusieurs principes ont été introduits dans ses statuts par un vote en mai 2016, à savoir :
- Le principe de laïcité, garantissant notamment la liberté de conscience
- Le principe de non-discrimination
- Le principe de neutralité
Par ces principes qui permettent de mettre en œuvre les valeurs de la République, mais également par des actes sur le terrain, la FFF s’attache à garantir les conditions d’un bon vivre ensemble dans la pratique du football au sein de ses structures affiliées (Programme éducatif fédéral, Guide laïcité).
Par leur adhésion à ces structures, l’ensemble des licencié·e·s souscrit lui à un contrat et s’engage par ce dernier à respecter les règles qui régissent la pratique du football. Le club y est vu comme le lieu d’une pratique éducative et émancipatrice, neutre de toute expression politique ou religieuse notamment.
Ces règles se situent par ailleurs dans la droite ligne des textes normatifs sportifs internationaux et de droit français, en particulier la règle 50 de la Charte olympique ou la future loi confortant le respect des valeurs de la République sur laquelle le Conseil Constitutionnel a rendu un avis le 13 août dernier. Une fois encore, nous tenons à vous affirmer que notre action est tout entière tournée vers la promotion de valeurs universelles que nous partageons. Le fait de poser un principe de neutralité ne constitue pas une entrave à la liberté de conscience, il est au contraire un moyen de promouvoir la diversité et le vivre ensemble ».
Cette décision, ainsi que l’interdiction posée par l’article premier des statuts de cette Fédération, sont les décisions attaquées.
[…]
Proclamée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (aux termes duquel « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses… »), comme au 5e alinéa du Préambule de 1946 (« Nul ne peut être lésé... en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances »), la liberté de conscience garantit, d’une part, le droit de chaque individu à ne pas subir de contrainte dans sa croyance ou dans sa conscience et, d’autre part, une protection contre toute discrimination à raison des opinions ou des croyances religieuses. Qualifiée de liberté fondamentale par le juge administratif1, et de principe fondamental reconnu par les lois de la République par le juge constitutionnel2, la liberté de conscience n’a pas cessé de guider la jurisprudence du Conseil d’État, lequel s’est attaché à censurer les décisions émanant de l’administration et fondées sur les opinions politiques ou religieuses des administrés3. La liberté de conscience garantit à chacun la liberté de participer à un culte et le droit de tout individu d’exprimer et de manifester les convictions religieuses de son choix4. Et, sous cet angle, la haute juridiction administrative juge que la liberté de conscience garantit le droit d’exprimer dans des formes appropriées ses convictions religieuses5, et plus encore, le droit de porter une tenue ou un signe manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse6. Pour le dire autrement, la limitation du droit de porter une tenue manifestant ostensiblement une appartenance religieuse constitue une atteinte à la liberté de conscience7.
Sans doute, cette liberté de conscience n’est pas absolue dans la mesure où elle doit parfois être conciliée avec le principe de laïcité et en particulier avec son corollaire, l’obligation de neutralité. De l’article 2 de la Constitution, dont il résulte que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », et de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, se dégage un principe de neutralité, corollaire du principe de laïcité qui s’impose à la République.
Le principe de laïcité tel qu’il est énoncé par la Constitution ou par la loi de 1905 trouve uniquement à s’appliquer à l’État et, plus généralement, à la puissance publique. La neutralité philosophique de la puissance publique ainsi instaurée a d’abord vocation à garantir la liberté absolue de conscience (article 1er de la loi du 9 décembre 1905), laquelle garantit elle-même la pleine égalité des croyants et des non-croyants, et subséquemment les libertés inhérentes à la liberté de conscience : liberté de participer à un culte, de manifester ses convictions religieuses, d’exprimer – y compris par le port d’une tenue vestimentaire – ses convictions religieuses. L’interdiction du financement public des cultes, l’interdiction de reconnaissance des cultes par l’État, l’interdiction d’apposer des emblèmes religieux dans les emplacements publics sont autant d’instruments nécessaires à l’existence d’une parfaite neutralité philosophique pour assurer la pleine égalité des droits. Le principe de laïcité de l’État a pour pendant la soumission des démembrements de l’État, du service public, du pouvoir politique, de ses instructions, de ses orientations, et de son administration, à un principe de neutralité absolue. Pour reprendre les termes de Monsieur Schwartz8, « l’État laïc, en ses services et ses démembrements, se doit d’être neutre à l’égard de tous. Il s’abstient de tous privilèges à l’égard des uns et des autres, de toutes reconnaissances officielles. Chacun doit être traité également dans le respect de ses convictions ». Il en résulte que le service public et, plus généralement, les services et décisions qui émanent de la République doivent donner toutes les apparences de la neutralité, et il en va ainsi en particulier des agents de l’État, ceux-ci incarnant la « vitrine » de l’État et du service public. C’est la raison qui justifie que les agents publics soient soumis à un « devoir de stricte neutralité qui s’impose à tout agent collaborant à un service public »9, afin qu’en aucun cas l’usager puisse douter de celle-ci. L’exigence de neutralité constitue ainsi une garantie donnée, tant aux agents face aux aléas de la vie politique, qu’aux administrés, lesquels doivent être traités de la même façon, quelles que puissent être leurs convictions politiques, leurs croyances religieuses.
Pour ces mêmes raisons, cette obligation de stricte neutralité ne s’impose pas en revanche aux administrés, et en particulier aux usagers du service public. Si la République est laïque et qu’elle ne reconnaît aucun culte, c’est parce que toutes les croyances ont le droit d’être librement exprimées. Ainsi que le relevait Monsieur Schwartz, c’est précisément au nom du respect des convictions des usagers que l’État est neutre « afin de permettre leur pleine expression »10. Pour le dire autrement, la neutralité qui s’impose à l’État est conçue pour la reconnaissance de tous, et donc de tous les usagers du service public. L’usager est donc placé dans une situation radicalement différente de celle de l’agent public. L’exigence de neutralité est entière pour le second, là où elle ne s’applique pas au premier. Le Conseil d’État11 juge à cet égard que dans la mesure où ils ont la qualité d’usagers du service public, les administrés sont « libres de faire état de leurs croyances religieuses, y compris par le port de vêtement ou de signes manifestant leur appartenance à une religion, sous réserve de ne pas perturber le déroulement des activités [du service public] et le fonctionnement normal du service public notamment par un comportement revêtant un caractère prosélyte ou provocateur ». C’est la raison pour laquelle il est jugé que le droit de porter le foulard islamique n’est pas, par lui-même, incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et la liberté de manifestation des croyances religieuses12. Il suit de là que le principe de neutralité ne s’impose pas aux usagers du service public, lesquels sont libres, en vertu de leur liberté de conscience, de faire état de leurs croyances religieuses, y compris par le port de vêtement ou de signes manifestant ostensiblement leur appartenance à une religion dès lors qu’ils ne perturbent pas le fonctionnement normal du service public. Deux seules limites sont posées : l’atteinte au fonctionnement normal du service d’une part, et le caractère prosélyte ou provocateur d’autre part.
Il est vrai qu’un sort particulier est réservé aux usagers des écoles, des collèges et des lycées publics, dans lesquels la traditionnelle liberté dont disposent les usagers a été écartée au profit d’un encadrement strict rendu possible par l’intervention du législateur. Il n’est pas inutile de rappeler que par un avis du 27 novembre 1989, l’Assemblée générale du Conseil d’État13 avait retenu que les usagers du service public de l’enseignement pouvaient porter un signe par lequel ils entendaient exprimer leurs convictions religieuses, mais que leur liberté trouvait ses limites en présence d’actes de pression, provocation, prosélytisme, lorsqu’elle conduisait à une méconnaissance de l’obligation d’assiduité, ou qu’elle générait un trouble dans le déroulement des activités d’enseignement. On rappelle que par le même avis, il était également admis que les usagers du service public de l’enseignement laïc pouvaient se voir réserver un sort particulier au regard du principe de laïcité de l’enseignement public consacré par les lois du 28 mars 1882 et du 30 octobre 1986. C’est ensuite en raison de la seule adoption par le législateur de la loi du 15 mars 200414 que le devoir de neutralité, qui s’imposait jusqu’alors aux seuls agents publics, a été étendu aux usagers des écoles, collèges et lycées publics, cette loi ayant proscrit en leur sein le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. La soumission de ces usagers à un principe de neutralité trouve exclusivement son origine dans l’action du législateur qui a ainsi encadré, au-delà des règles posées par la jurisprudence administrative, le port par les élèves de signe religieux dans les écoles publiques.
La parenthèse de l’enseignement public refermée, il y a lieu de revenir au droit commun suivant lequel les usagers du service public ne sont soumis à aucun principe de neutralité en dehors de ceux soumis à un principe de neutralité de par la loi. On l’a vu, les usagers jouissent ainsi de la liberté d’exprimer leurs croyances religieuses et de manifester leur appartenance à une religion, y compris par le port de vêtement ou de signes manifestant ostensiblement leur appartenance à une religion, étant entendu que cette liberté trouve naturellement sa limite dans le prosélytisme religieux qui consiste à faire connaître sa pensée et ses convictions pour convaincre et obtenir d’autrui son adhésion à leur bien-fondé et dans le trouble à l’ordre public15. Et, s’agissant à cet égard du foulard islamique par lequel l’usager entend exprimer ses convictions religieuses, le Conseil d’État retient que le seul port de ce foulard ne saurait être regardé comme un signe présentant par sa nature un caractère ostentatoire ou revendicatif dont le port constituerait un acte de pression ou de prosélytisme16.
Cette liberté de conscience ne peut subir de restrictions que dans les conditions posées par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’ingérence doit être prévue par une norme, justifiée par des motifs suffisants et proportionnée à l’objectif poursuivi. Inversement, rien ne permet à un employeur comme au gestionnaire du service public d’interdire de manière générale et absolue le port d’un signe religieux distinctif sans justifier d’un quelconque trouble à l’ordre public. Les maîtres mots des restrictions à la liberté de conscience des usagers du service public sont l’ordre public et le bon déroulement du service public. Ce n’est que lorsqu’il est démontré que le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse est de nature à porter atteinte au bon fonctionnement du service, que le gestionnaire dudit service peut décider de restreindre cette liberté et ceci à condition que cette restriction soit proportionnée à l’objectif poursuivi. En l’absence d’une telle démonstration, la décision d’exclure un usager au motif qu’il porterait un signe ou vêtement manifestant son appartenance à une religion ne constitue, ni plus ni moins, qu’une discrimination fondée sur les convictions ou croyances religieuses17, au demeurant réprimée par les dispositions de l’article 225-1 du Code pénal. Encourt ainsi inéluctablement la censure, la décision par laquelle l’autorité administrative refuse d’abroger les dispositions réglementaires qui interdisent de manière générale de manifester des convictions religieuses18.
Le milieu du sport et des compétitions sportives n’y déroge pas. Les participants aux compétitions sportives, à tout le moins amateurs, sont des usagers du service public : ils ne concourent pas à l’organisation de la compétition sportive19 mais bénéficient de la prestation de service public organisée par les fédérations en contrepartie du paiement d’une licence. Pour le dire autrement, les sportifs amateurs participent aux compétitions organisées par les fédérations, sans toutefois participer à l’exécution de la mission de service public d’organisation des compétitions sportives. Ce point n’est d’ailleurs pas contesté par la Fédération française de football. Les participants aux compétitions sportives doivent ainsi être autorisés à porter un accessoire compatible avec le bon fonctionnement du service public qui ne revêt pas de caractère prosélyte ou provocateur, ainsi que cela ressort d’ailleurs du rapport intitulé « laïcité et fait religieux dans le champ du sport » établi en mai 2019 pour le compte du ministère des Sports. Il en résulte qu’une restriction à la liberté de conscience des usagers ne peut être introduite que si elle est justifiée par des règles d’hygiène ou de sécurité20. Le rapport « Laïcité et fait religieux dans le champ du sport »21 distingue ainsi la situation de l’ensemble des usagers qui pratiquent le sport – et qui ne sont pas soumis au principe de neutralité –, de celle des dirigeants, arbitres, et encadrants, pour leur part soumis à une exigence de neutralité dès lors qu’ils participent à l’exécution d’une mission de service public.Ce rapport ajoute – et c’est ici essentiel – que ce n’est pas l’activité sportive qui en elle-même est neutre mais certains des acteurs en charge de son organisation et de son accès.
Le législateur n’a en effet pas entendu soumettre les compétitions sportives à un régime particulier où la neutralité serait la règle. La loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme a institué, en son article 63, pour l’organisation du service public du sport, un contrat républicain qui met à la charge, notamment des fédérations sportives, l’obligation d’assurer et de faire assurer le respect de principes fondamentaux issus des lois de la République. Ce contrat, dont la teneur est prévue par l’article 10-1 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, renvoie à l’obligation de protection de l’intégrité physique et morale de la personne, au respect des principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de dignité de la personne humaine, à l’obligation de ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République, et à l’absence d’atteinte à l’ordre public. Il appartient au contraire aux associations, en application de l’engagement n° 2, de « protéger la liberté de conscience de leurs membres ». Et, s’agissant de l’obligation de respect du principe de laïcité, il ressort tant de la circulaire du 10 octobre 2022 que du mémoire en défense produit pour le compte de l’administration dans l’instance n° 461962, que les associations doivent préserver la liberté de conscience de leurs membres et que le fait pour les membres de porter un hijab ne méconnaît pas les engagements prévus par le contrat d’engagement républicain. En revanche, aucune de ces dispositions ne rend les usagers du service public débiteurs d’une quelconque obligation de neutralité. Tout au plus, cette loi s’est bornée à réaffirmer le principe de laïcité et de neutralité de la République et le devoir de neutralité des seuls salariés ou agents participant à l’exécution du service public. Et, d’ailleurs, le législateur a expressément exclu de faire peser sur les participants aux compétitions sportives une quelconque obligation de neutralité. En effet, lorsqu’en 2021, le Sénat a présenté un amendement consistant à interdire le port du voile dans les compétitions sportives, le législateur a, après avoir relevé que les participants aux compétitions sportives et aux événements sportifs sont des usagers qui ne sont de ce fait pas tenus de respecter le principe de neutralité applicable à l’action publique, décidé d’abandonner cet amendement estimant que « la laïcité ne figurant pas en tant que telle dans le contrat d’engagement républicain, il ne semble pas opportun d’en confier la promotion aux associations et fédérations signataires de ce contrat » . Le rapporteur de la loi confortant les principes de la République ajoutait à cet égard que :
« L’alinéa 44, introduit par le Sénat, ne semble pas opportun. La neutralité doit être respectée par les fédérations en tant qu’elles concourent à une mission de service public. Les représentants et mandatés des fédérations sont tenus au respect de la neutralité. A contrario, les participants aux compétitions sportives et aux événements sportifs – terme par ailleurs très vague – sont des usagers. Ils ne sont pas tenus de respecter le principe de neutralité applicable à l’action publique. Je propose la suppression de cet alinéa » .
Les rapports parlementaires qui avait alors été établis indiquaient également « la laïcité ne figurant pas en tant que telle dans le contrat d’engagement républicain, il ne semble pas opportun d’en confier la promotion aux associations et fédérations signataires de ce contrat » , et que « les participants aux compétitions sportives et aux événements sportifs – terme par ailleurs très vague – sont des usagers. Ils ne sont pas tenus de respecter le principe de neutralité applicable à l’action publique » . […] La ministre en charge des Sports résumait alors la position du gouvernement ainsi :
« si nous sommes tout à fait favorables à ce que les agents des fédérations délégataires, lorsqu’ils organisent des compétitions ou des activités au nom de ces fédérations, soient soumis au principe de neutralité, et si nous voulons effectivement en étendre l’application, dans les contrats de délégation, aux juges et aux arbitres, ainsi qu’aux élus de ces fédérations, nous aimerions en revanche préserver la population. Aujourd’hui, d’après la loi, la pratique sportive des individus se déroule dans un espace public où c’est le principe de laïcité, et non celui de neutralité, qui s’impose » .
De ce fait, aucune obligation de neutralité des usagers n’a été consacrée lors de l’adoption du contrat d’engagement républicain prévu par la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme, et aucune base légale n’autorise en conséquence les fédérations sportives à imposer un devoir de neutralité aux participants aux compétitions qu’elles organisent. Et, un an plus tard, probablement en raison de la requête introduite par les exposantes, le législateur a confirmé sa position, alors qu’il avait été de nouveau invité par les sénateurs à revenir sur cet état du droit. Conscients qu’il ne revenait qu’au seul législateur de se saisir de cette question, des sénateurs ont en effet d’abord présenté une proposition de loi enregistrée à la Présidence du Sénat le 8 décembre 2021, avant d’adopter onze amendements dans le cadre de l’examen de la proposition de loi visant à démocratiser le sport en France. Ces amendements, qui avaient tous pour objet de créer un nouvel article 1 quinquies C dans le Code du sport aux fins d’interdire le port de signes religieux ostensibles aux participants aux compétitions sportives organisées par les fédérations sportives et les associations affiliées, ont été abandonnés lors de l’examen du texte en commission mixte paritaire, et cet abandon a été confirmé en seconde lecture par l’Assemblée nationale. Les membres de cette commission mixte paritaire soulignaient à cet égard :
« cet article méconnaît la distinction fondamentale entre les personnes mandatées par une fédération agréée, soumises comme telles à une obligation de neutralité, et les participants, qui peuvent être considérés comme des usagers et n’y sont à ce titre pas tenus. Je rappelle que les personnes sélectionnées en équipe de France et les arbitres des compétitions sportives y sont soumis ; mais l’interdiction générale prévue par l’article porte une atteinte disproportionnée aux libertés publiques » (C. CALVEZ, rapporteure) ;
« L’exigence de neutralité républicaine (...) s’applique à deux catégories de personnes : les fonctionnaires et agents publics, ainsi que, par extension, celles et ceux qui sont chargés d’une mission de service public, et les enfants et adolescents lorsqu’ils se trouvent dans leurs établissements scolaires. Hors de ces deux situations codifiées, le principe constitutionnel de laïcité s’applique, qui permet d’effectuer une distinction fondée sur la notion de prosélytisme religieux. Quant à la Charte olympique, que vous avez évoquée pour justifier votre position, l’alinéa 2 de la règle 50 prévoit que "Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique". Le Comité international olympique (CIO) a autorisé les femmes à porter le voile lors de certaines compétitions olympiques, notamment les athlètes iraniennes lors des Jeux olympiques de Pékin, en 2008. Le CIO se détermine au cas par cas et refuse de généraliser une pratique en particulier, mais les termes "démonstration" et "propagande" semblent déterminer ses positions, qui, sous ce rapport, peuvent être rapprochées de la notion française de prosélytisme. Par conséquent, l’argument fondé sur la Charte olympique ne tient pas » (B. BELHADDAD) ;
« Nous estimons que toute disposition visant à exclure certains publics de la pratique sportive contrevient à l’objectif visé par la proposition de loi. La Charte olympique ne peut en aucun cas s’imposer à la loi de la République, qui est très claire : en matière de neutralité politique et religieuse dans la pratique sportive, elle distingue les dirigeants et les usagers. De nombreux événements sportifs internationaux sont prévus en 2023 et en 2024. Je ne vois pas comment y interdire le port de signes religieux ostensibles, sauf à être complètement contre-productif. » (R. JUANICO) ;
« permettez-moi de vous rappeler les trois valeurs fondamentales du mouvement olympique : l’amitié, le respect et l’excellence. La neutralité n’en fait pas partie. S’agissant des principes, le mouvement olympique en a plusieurs, dont la non-discrimination et l’humanisme, au nom duquel le mouvement olympique international considère la pratique sportive comme un droit de l’homme universel, dont chacun, partout, doit jouir. (...) les valeurs du sport incluent l’équité, le travail d’équipe, l’égalité, la discipline, l’inclusion, la persévérance et le respect d’autrui. » (C. RILHAC).
Invité à se prononcer sur cette question, le législateur a ainsi refusé de modifier le Code du sport afin de soumettre les participants aux compétitions sportives à un principe de neutralité. S’il appartient à chacun de respecter les valeurs de la République dans toutes les sphères de la société, rien dans le contrat républicain créé par cette loi, ni plus généralement dans le contrat social, ne fait peser une obligation de neutralité sur les usagers et aucun principe n’autorise les gestionnaires d’un service public à promouvoir la laïcité par la discrimination des usagers qui entendraient manifester leur appartenance religieuse.
N’y change rien, la circonstance que des chartes internationales, telles que la Charte des jeux olympiques, consacrent un principe de neutralité dès lors que celles-ci sont dépourvues d’effet direct en droit interne22. La volonté de se soumettre aux principes contenus dans ces chartes ne permet pas de déroger à la loi en ajoutant des restrictions à la liberté de conscience là où la loi n’en prévoit pas. Partant, les fédérations sportives sont tenues de réglementer l’organisation des compétitions dans le respect de la loi et elles ne sauraient de ce fait soumettre à un devoir de neutralité les participants aux compétitions sportives dès lors qu’aucun principe législatif de neutralité ne trouve à s’appliquer aux usagers des services publics des sports, comme aux participants aux compétitions sportives. Il résulte ainsi de tout ce qui précède que toute réglementation qui ferait peser, par principe, sur les participants aux compétitions sportives, une obligation de neutralité non justifiée par des paramètres propres au fonctionnement du service public, tels que par exemple l’hygiène ou à la sécurité, encourt en conséquence inéluctablement la censure du juge administratif.
Dans la présente affaire, la Fédération française de football a décidé de faire peser sur les participants aux compétitions et championnats - amateurs comme professionnels - une obligation de neutralité dans la mesure où son règlement interdit, à l’occasion de compétitions ou de manifestations organisées sur le territoire de la Fédération ou en lien avec celles-ci, tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale. Cette interdiction est fondée, selon l’article premier des statuts (production n° 2), d’une part sur l’article 50 de la Charte olympique, et d’autre part, sur la mission de service public qui incombe à la Fédération française de football. C’est également ce qui résulte des termes du courrier du 31 août 2021 (production n° 1), par lequel le président de la Fédération a encore affirmé que la Fédération avait choisi d’adopter un principe de neutralité, ceci afin de mettre en valeur les valeurs de la République et de garantir les conditions d’un bon vivre ensemble.
Dit autrement, la Fédération française de football a décidé de consacrer une interdiction de principe, aucunement justifiée par des considérations qui tiendraient au bon déroulement des compétitions sportives ou à un impératif de sécurité. Or, il résulte de ce qui précède que rien ne permettait à cette Fédération de soumettre, de manière générale, comme elle l’a fait, les participants aux compétitions sportives à un principe de neutralité, qu’il s’agisse de la mission de service public impartie à la Fédération, ou de l’obligation de neutralité telle qu’elle est fixée par la Charte des jeux olympiques. Et, contrairement aux termes du courrier du 31 août 2021, le fait de poser un principe de neutralité constitue une entrave à la liberté de conscience. En somme, en tant qu’il restreint la liberté des usagers de manifester, par le port d’un signe ou d’une tenue, leur appartenance religieuse, l’article premier des statuts de la Fédération française de football, comme la décision attaquée du 30 août 2021, méconnaît la liberté de conscience garantie aux usagers. En outre, en tant qu’il soumet les participants aux compétitions sportives à un principe de neutralité, l’article premier des statuts de la Fédération française de football, comme la décision attaquée du 30 août 2021, méconnaît le champ d’application de l’obligation de neutralité.
Pour surmonter cet obstacle légal, la Fédération française de football entend se saisir du présent contentieux pour inviter le Conseil d’État à se prononcer, à la faveur d’un raisonnement vague et alambiqué, que la neutralité des usagers participerait d’un ordre public du sport. En réalité, cette question est inopérante puisque la question posée par la requête n’est pas celle de savoir si les principes qui régissent la compétition sportive imposent la stricte neutralité des participants mais si la Fédération française de football est compétente en application de l’article 34 de la Constitution pour imposer aux usagers d’un service public, dans le cadre de son pouvoir réglementaire, les valeurs qui sont celles de ses administrateurs et qui portent atteinte à leurs droits fondamentaux. D’ailleurs, la sémantique adoptée par la FFF, comme par le Conseil des sages de la laïcité, est ici intéressante : tous se prévalent des « valeurs du sport », c’est-à-dire à des convictions partagées par une communauté, alors que le droit positif doit se forger sur des principes, des règles qui guident la conduite d’une société, indépendamment des valeurs qui sont partagées par l’une ou l’autre des communautés.Dans le cas présent, ce ne sont pas les valeurs du sport qui justifient l’interdiction litigieuse mais les valeurs de certains cadres de la Fédération française de football et la posture politique d’une direction. En effet, ainsi que cela a déjà été dit et démontré précédemment, les valeurs mises en avant par la FFF ne sont pas partagées par les autres acteurs du sport. Le port du foulard islamique ou du turban est autorisé tout en étant réglementé par les autres acteurs français ou internationaux du sport et il a également déjà été rappelé que nombre d’athlètes portant le foulard islamique avaient été admises à concourir aux épreuves des Jeux olympiques.La circonstance que le débat autour du principe de neutralité dans le sport n’existe qu’en France révèle que la question est bien plus politique que sportive.
Il faut d’abord rappeler que l’ordre public sportif est une notion qui n’a qu’une portée doctrinale sans constituer une règle opposable.
Cette notion n’est pas totalement absente des débats doctrinaux et de la doctrine publiciste puisque, pour reprendre les termes de Monsieur Odinet, l’ordre public sportif est une notion qui « mêle des considérations de santé publique et d’équité des manifestations sportives »23. La notion immatérielle d’ordre public sportif, évanescente et insaisissable, ne dispose d’aucune limite définie24.Cet ordre public désigne en réalité la notion plus connue d’équité sportive, qui est une concrétisation dans le sport du principe constitutionnel abstrait d’égalité25.L’équité sportive visée à l’article L. 132-2 du Code du sport, renvoie à la réglementation, à la gestion, et à la régularité des compétitions, ainsi qu’à l’égalité des chances des concurrents. C’est cette équité qui justifie le pouvoir des fédérations de réguler les compétitions, d’instituer des règles de fair-play financier comme le pouvoir de retirer les points ou les médailles en cas de violation des règles sur le dopage. C’est à la lumière de ce principe de droit positif que le Conseil d’État a examiné la légalité des décisions de reporter des matchs26, de mettre fin au championnat27, de fixer les conséquences d’une interruption anticipée de la compétition28, de fixer la rétrogradation sportive d’un club en redressement judiciaire29, ou des décisions encadrant les rémunérations et les recrutements des clubs30. À côté de cela, cet ordre mêle des considérations de santé publique qui autorisent les décisions prises pour la sécurité et la santé des sportifs et qui justifient, par exemple, la possibilité de suspendre provisoirement à titre conservatoire le sportif qui s’est dopé31. L’ordre public sportif désigne ainsi l’économie générale des règles entourant l’organisation des compétitions
sportives concourant à garantir la sincérité, la régularité, la loyauté et l’équité de la compétition sportive, et à lutter contre la tricherie. Il ne peut justifier aucune restriction aux droits des sportifs au-delà de ce qui est nécessaire pour poursuivre ces objectifs. Et contrairement à ce qu’indique la Fédération, l’ordre public sportif n’autorise pas à méconnaître l’égalité homme-femme, la conception qui préside pour l’heure est que toute disposition relative à l’égalité des sexes n’a pas lieu d’être entre sportifs dans la mesure où la mixité dans les compétitions étant le plus souvent interdite ou impossible.
Ni l’équité sportive ni l’ordre public du sport n’ont pour objet d’instituer des normes idéologiques relatives à la moralité et aux droits fondamentaux des sportifs, en particulier des sportifs amateurs. Et, si elle entend se fonder sur une conception juridique étayée par des articles de doctrine, reste que cette doctrine est éminemment politique pour reprendre explicitement les thèses de l’essayiste Caroline Fourest citée à plusieurs reprises32 ou de Madame Sugier33.
En toute hypothèse, il existe une hiérarchie des normes. Seul le droit positif s’impose et aucune de ces normes ne fixe un ordre public sportif, lequel n’est consacré par aucune norme positive opposable. En droit, donc, le glissement sollicité par la Fédération française de football n’est pas justifié.
En admettant même, pour les seuls besoins du raisonnement, que cet ordre public sportif puisse fonder un pouvoir normatif, le raisonnement affiché par les défenderesses trouve en tout état de cause rapidement ses limites.
D’abord, les spécificités propres à chaque activité humaine ne doivent pas conduire à l’élaboration d’un arsenal normatif dérogatoire au risque de justifier la multiplication de sous-ordres normatifs prétendument adaptés aux exigences de chaque activité. Ensuite, en quoi la Fédération française de football serait seule compétente pour identifier et consacrer les valeurs fondamentales du sport au nom et pour le compte des autres fédérations sportives ? En effet, on ne voit pas d’où la Fédération française de football tirerait sa légitimité pour ériger en principes fondamentaux du sport des règles que d’autres acteurs institutionnels du sport se refusent de reprendre à leur compte. C’est précisément le cas pour le principe de neutralité : d’où vient la compétence de la Fédération française de football pour élever et consacrer ce principe au nom de l’ordre public sportif là où toutes les autres fédérations sportives françaises refusent d’imposer une telle obligation à leurs usagers.
Enfin, un ordre public immatériel du sport ne peut contenir que ce qui est intrinsèque au sport, que ce qui est regardé comme essentiel par l’ensemble des acteurs institutionnels de l’activité sportive. Il ne peut pas comporter en son sein des règles qui seraient rejetées par des fédérations homologues ou qui seraient mises en œuvre de manière asymétrique, selon les différentes politiques publiques menées par chaque acteur.
Ce constat rejoint l’argumentation développée précédemment, si l’ordre public immatériel sportif implique la limitation par nature de l’exercice de certaines libertés fondamentales, indépendamment de toute réponse à un trouble à cet ordre public, alors il ne revient qu’au législateur d’en fixer les contours et les limites en application de l’article 34 de la Constitution.
En réalité, même en admettant, pour les seuls besoins du raisonnement qu’un tel ordre public du sport puisse être reconnu, celui-ci ne comporte aucune exigence de neutralité des compétitions sportives. S’il devait exister un « ordre public sportif » qui véhiculerait un socle des valeurs ou, plus exactement, des principes du sport, seuls devraient être véhiculés l’esprit d’équipe, le fair-play, le respect de l’autre, la solidarité, le dépassement de soi, la tolérance, l’équité, la discipline, l’inclusion, la persévérance.
La fonction que le sport doit assumer en tant que vecteur de lutte contre le racisme et les discriminations a également été soulignée par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, dans son avis du 20 novembre 2018, que « le sport se veut le domaine par excellence qui réunit des actrices et acteurs de tous âges, de tous horizons et de tous milieux, autour de valeurs humanistes ». Elle invitait les pouvoirs publics à « valoriser la diversité dans le sport » et préconisait « de fortes incitations à représenter tous les types humains dans l’ensemble des domaines abordés dans les médias doivent donc être étudiées et mises en place afin de sortir des assignations à résidence qui reproduisent des préjugés ».
Loin de promouvoir une stricte neutralité des sportifs usagers amateurs du service public des compétitions sportives, cette commission invite au contraire à assumer la représentation des différences dans le sport et parmi les sportifs, le sport étant précisément un des principaux espaces de rencontre et de mélange des populations permettant ainsi une meilleure connaissance de l’autre dans sa différence, et une diminution des peurs les uns vis-à-vis des autres.
En revanche, la stricte neutralité des individus et l’effacement des personnalités ne participent pas des principes qui innervent la culture sportive. La notion indéfinie « d’ordre public sportif » ne peut que concentrer les exigences inhérentes et intrinsèques au fonctionnement des compétitions sportives, c’est-à-dire le cœur de ce qui est absolument nécessaire pour assurer la sincérité de ces compétitions, ce sans quoi le fonctionnement des compétitions sportives ne pourrait pas être adéquatement assuré.
Rien n’impose que le bon fonctionnement du service public des compétitions sportives justifie l’institution d’un principe de neutralité absolu des sportifs.
D’abord, et contrairement à ce qui est affirmé, une telle interdiction ne concourt pas à l’égalité des compétiteurs. On ne voit pas en quoi le fait de porter un signe religieux engendrerait une rupture d’égalité entre les compétiteurs, un tel signe n’ayant au demeurant aucune incidence sur les performances sportives.
Considérer, comme le fait la FFF, que la neutralité permettrait d’assurer l’égalité des usagers du service public revient à considérer que le service public ne serait pas neutre et qu’il traiterait différemment les usagers selon leurs convictions politiques ou religieuses.
Ensuite, si la Fédération française de football demande au Conseil d’État de « prendre en compte les exigences de la compétition sportive », force est de constater qu’elle ne démontre pas en quoi ce principe de neutralité serait une exigence pour le bon fonctionnement du service public, admettant au contraire que « la restriction instituée par les statuts n’a pas été adoptée en considération du fonctionnement du service public »34.
L’expérience démontre qu’il est parfaitement possible d’assurer une compétition sportive tout en autorisant les compétiteurs à exprimer leurs convictions religieuses
En témoigne d’abord la circonstance que, nonobstant l’interdiction posée par l’article 50 de la charte des Jeux olympiques, une vingtaine d’athlètes ont été autorisées à concourir aux Jeux olympiques revêtues d’un hijab réglementé pour la pratique du sport35.Il faut à cet égard rappeler l’objectif poursuivi par les auteurs de la charte des Jeux olympiques, car comme tout texte la lettre n’est qu’une chose. On sait en effet que cette charte a d’abord entendu prévenir les litiges inhérents aux tensions internationales pour que la compétition ne soit pas le prolongement des conflits internationaux, cela afin d’éviter des situations comme celles connues à Tokyo où le judoka iranien avait été forcé de perdre pour ne pas avoir ensuite à affronter le judoka israëlien.
La politique menée par le Comité international olympique laisse le choix aux fédérations sportives d’accepter que les athlètes féminines se distinguent par des attributs vestimentaires religieux tels que le voile islamique. Et on pense ici notamment à :
Lyda Farmiman, tireuse à la carabine aux JO d’Atlanta de 1996
Nassim Hassanpour, tireuse au pistolet aux JO d’Athènes en 2004
aux athlètes de quatorze délégations sportives présentes aux JO de Pékin en 2008
Sarah-al-Attar, participante au 800 mètres haies aux JO de Londres en 2012
Ibtihaj Muhammad, médaillée de bronze de l’équipe américaine d’escrime, Sara Ahmed en haltérophilie, Hedaya Wahba et Kimia Alizadeh Zonoozi en taekwondo, Doaa el-Ghobashy en beach-volley, toutes participantes aux JO de Rio de 2016.
En atteste ensuite la circonstance que la Fédération internationale de football (FIFA) autorise tout en le réglementant le port d’un hijab de sport, puisque le port du voile ou du turban dans le football a été approuvé officiellement par l’international football association board au cours de l’année 201
S’agissant en outre des autres sports, le règlement officiel de basketball de la Fédération internationale de basket autorise depuis 2017 le port du voile sur les terrains, la Fédération internationale de handball autorise le port d’un foulard de couleur unie, le comité exécutif de la Fédération mondiale de karaté a approuvé le port du voile sur les tatamis en 2013, de même que l’association internationale de boxe amateur en 2017 ou la World Athletics dont le règlement ne prévoit aucune interdiction du port d’un couvre-chef. En témoigne également la circonstance qu’en France des fédérations sportives, telles que la Fédération française de handball, autorisent expressément le port du hijab adapté à la pratique du sport, sans que cette autorisation n’ait donné lieu à de quelques troubles ou ait affecté le bon fonctionnement du service public. De même, la Fédération française de rugby autorise le port d’un foulard sur la tête à condition qu’il ne constitue pas un danger pour celle qui le porte ou les autres joueuses. L’illustre encore le rapport intitulé « laïcité et fait religieux dans le champ du sport » établi en mai 2019 pour le compte du ministère des Sports, et dont il résulte qu’une restriction à la liberté de conscience des sportifs ne peut être introduite que si elle est justifiée par des règles d’hygiène ou de sécurité et que ce n’est pas l’activité sportive qui en elle-même est neutre mais certains des acteurs en charge de son organisation et de son accès.
Le prouve encore la tribune récemment signée par une quarantaine de sportifs champions et médaillés qui considèrent que le port de ce couvre-chef n’est pas incompatible avec l’ordre public sportif et qui appellent à refuser l’interdiction du hijab réglementé dans les compétitions sportives.
L’expérience démontre que le principe de neutralité n’existe pas, y compris au sein de la FFF
Au lendemain de la compétition mondiale de football qui s’est déroulée au Qatar, il est aujourd’hui évident que la neutralité des participants aux compétitions sportives est illusoire, utopique car en réalité inexistante et, en tout état de cause, contestée et regrettée. Des stades qatariens, aux stades français, en passant par le ministère des Sports, les plus hautes instances du football, et les plateaux de télévision et de radio sur lesquels se sont exprimés les élus et commentateurs, on a attendu des sportifs qu’ils prennent position, et regretté le silence gardé par les footballeurs sur les enjeux soulevés par cette coupe du monde.
La ministre des Sports a également revêtu une tenue exprimant sa solidarité vis-à-vis de la communauté LGBTQI+, après avoir considéré qu’il était « souhaitable d’élever le niveau de conscience » des joueurs « en ayant des éléments d’information sur le contexte dans lequel ils vont évoluer, » et après avoir « salué le port du brassard One Love ».
Interrogée sur le plateau de France Info, celle-ci avait indiqué vouloir « laisser carte blanche aux Bleus » retenant que « chacun des joueurs a sa conscience, sa liberté, sa façon de l’exprimer » et qu’il ne fallait pas « imposer un carcan » .
C’est également en ce sens que Jonas Baer-Hoffmann, secrétaire général de la Fifpro, syndicat mondial des footballeurs, a estimé que « les joueurs doivent avoir la possibilité de s’exprimer s’ils choisissent de le faire comme n’importe qui d’autre ».
D’ailleurs force est de constater que pendant cette compétition les joueurs ont pris position sur des questions sans que le sport et la compétition ne soient mis en péril.
On se rappelle ici de l’équipe iranienne qui a refusé de chanter son hymne, de l’équipe d’Allemagne qui a opté pour une main plaquée sur la bouche en référence au bâillon lors de la photographie officielle, de la demande de nombreux sportifs de porter un brassard aux couleurs de la communauté LGBTQI+, de la montre portée par le capitaine anglais, du maillot noir porté par l’équipe danoise, de l’inscription « droits humains pour tous » mentionnée sur les maillots d’entrainement danois, le message de la fédération allemande qui souhaitait par le port d’un brassard par le capitaine démontrer les valeurs de diversité et de respect mutuel portées par l’équipe nationale allemande. On se rappelle également de lettres des joueurs de l’équipe de France lues en conférence de presse par le capitaine de l’équipe et affirmant la sensibilité des joueurs aux enjeux de protection des droits humains .
Surtout, la FFF a ainsi elle-même radicalement méconnu ses principes tels qu’ils sont consacrés par l’article premier de ses statuts :
en diffusant aux clubs amateurs des brassards arc-en-ciel « One Love » et en invitant les capitaines des équipes à « les porter le plus possible » en soutien à la communauté LGBTQI+ (production n° 15) ;
en déclarant dans la presse que « le monde du sport, et en particulier du football, ne peut pas rester neutre » ;
en diffusant des messages de soutien à l’Ukraine qui ont été diffusés dans les stades de Ligue 1 et de Ligue 2 ;
en autorisant le port d’un tee-shirt frappé du drapeau ukrainien et du message « arrêtez la guerre » par les joueurs bordelais lors de la rencontre les opposant au Clermont foot ;
en imposant le flocage arc-en-ciel affublant les maillots de Ligue 1 lors de la 37e journée dans le cadre de l’opération « Homos ou hétéros, on porte tous le même maillot » en marge de la journée mondiale de lutte contre l’homophobie et on souscrit à la position du conseil national d’éthique de la FFF ;
en demandant, le 17 mai dernier, au milieu de terrain sénégalais du PSG, Idrissa Gueye, de clarifier sa situation à propos de ses convictions s’agissant du soutien aux personnes LGBT.
Loin d’être exhaustive, cette liste révèle qu’il n’existe aucun principe de neutralité faisant obstacle à l’expression des participants aux compétitions sportives et que ce principe n’est ni nécessaire ni souhaitable.En réalité, ont toujours été tolérées sur les terrains de sport, et en particulier sur les terrains de football, les signes, tels que les signes de croix, démontrant une appartenance religieuse et faits par les joueurs pour célébrer un but ou avant le commencement du match. Sont également admis les tatouages ostensibles des joueurs qui manifestent également une appartenance religieuse. Les professionnels du football français n’ont jamais été astreints à l’obligation d’effacer l’expression de leurs propres valeurs ou convictions religieuses. Il suffit de regarder un match de football de l’équipe de France pour constater que ces sportifs peuvent, sur les terrains de football, se signer ou afficher leurs tatouages y compris lorsque ceux-ci témoignent d’une conviction religieuse.
On peine à comprendre comment la FFF peut affirmer que les statuts autorisent les signes de croix faits par les joueurs sur les terrains, les tatouages manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, mais interdisent le port d’un foulard. Une telle distinction est surtout génératrice de discrimination indirecte dans la mesure où parmi la manifestation ostensible de convictions religieuses, seul le port du foulard islamique, ou hijab, serait finalement interdit.
La FFF ne s’explique pas sur cette liberté des sportifs professionnels. Là encore, c’est le même constat. La FFF invite à consacrer une neutralité à géométrie variable qui interdit le port du couvre-chef aux usagers amateurs mais qui autorise les signes de croix et les tatouages du Christ y compris pour les professionnels.
N’est à cet égard ni sérieuse, ni praticable, la distinction que tente d’imposer la FFF en ce qu’elle propose de distinguer certains signes politiques ou religieux (tels qu’un genou au sol, un tatouage exprimant une appartenance religieuse, ou un signe de croix) de ce qu’elle nomme « l’affichage religieux ou politique », dont relèverait selon elle le port du foulard. Si la FFF invite à distinguer le folklore et les signes de certains joueurs de l’affichage politique ou religieux, force est de constater que la frontière entre ce qui est autorisé et ce qui est interdit au motif que l’expression serait assimilable à un affichage religieux ou politique est tout à la fois illisible et injustifiée.
En outre, la distinction ici proposée méconnaît radicalement la lettre de l’article premier des statuts de la FFF qui ne restreignent pas l’interdiction posée au seul affichage religieux ou politique mais qui interdisent tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical, ainsi que le port de tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale.
En somme, on voit mal comment la Fédération française de football peut solliciter du Conseil d’État la consécration d’une obligation de neutralité dans le milieu amateur, là où elle admet les démonstrations religieuses ostensibles des footballeurs professionnels et autorise certaines manifestations politiques, ceci en pleine contradiction avec ses statuts, tout en affirmant que les terrains de football doivent être des lieux de parfaite neutralité. On ne peut pas à la fois exiger une stricte neutralité politique et religieuse des sportifs, tout en admettant dans certaines situations cette même expression, sauf à consacrer une neutralité à géométrie variable.
Ces éléments démontrent en définitive que ni le bon fonctionnement du service public de l’organisation du service public des compétitions sportives, ni l’ordre public du sport, ne sont subordonnés à une exigence de neutralité des sportifs, si bien que la neutralité ne peut pas être regardée comme une composante de l’ordre public sportif. En somme, le défaut de consensus du milieu sportif sur cette question prouve que la neutralité n’est pas intrinsèque et essentielle à l’ordre public sportif, et qu’elle ne peut pas entrer, de ce fait, dans le champ de la « lex sportiva ». Tout au plus ce qui pourrait éventuellement être réprimé par la « lex sportiva », c’est le comportement provocateur, revendicatif ou prosélyte, c’est-à-dire la posture, d’ailleurs visée par les textes des différentes fédérations internationales, qui ne se limiterait pas à l’exercice d’un culte mais qui qui consisterait à se saisir de l’espace offert par les terrains de sport pour faire passer un message de propagande ou pour exercer des actes de pression qu’ils soient politiques, philosophiques, ou religieux.
Et, les débats parlementaires précités ont conduit les membres de la majorité à rappeler, d’une part, qu’aucun ordre public sportif n’imposait un tel principe de neutralité et, d’autre part, que la lutte contre le séparatisme religieux et contre le prosélytisme dans le sport était déjà assurée par les sept mesures contenues dans le contrat d’engagement républicain signé par les fédérations sportives et l’article 31 de la loi du 9 décembre 1905 .
Il ne revient pas au Conseil d’État de fonder un ordre public, quel qu’il soit, sur une vision purement idéologique comme l’invite à le faire la Fédération française de football. L’Etat de droit ne limite les libertés fondamentales que pour mettre fin à ce qui trouble objectivement l’ordre public ou le fonctionnement d’un service public, pas ce qui déplaît à un certain courant de pensée ou à certaines autorités.
L’article 34 de la Constitution confie au seul législateur le soin de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques.
Il résulte de cette exigence constitutionnelle que seul le législateur peut restreindre l’exercice des libertés fondamentales pour les concilier avec l’exercice d’une autre liberté fondamentale ou d’autres règles ou exigences à valeur constitutionnelle .
Cette compétence exclusive du législateur exclut que le pouvoir réglementaire, ou l’autorité de police, fixe dans le cadre de leur pouvoir de réglementation les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques.
Autrement dit, la limitation ou l’aménagement d’une liberté fondamentale ne peut pas relever d’un pouvoir de police administrative, ou du pouvoir réglementaire, en raison de la nature même de ces pouvoirs.
En effet, l’autorité de police est par principe tenue de prendre les mesures strictement nécessaires, adaptées et proportionnées pour parer le trouble à l’ordre public, ce qui lui interdit d’édicter des mesures qui excéderaient celles justifiées par les nécessités du maintien de l’ordre. Par suite, lorsqu’elle prend une mesure, l’autorité investie des pouvoirs de police doit systématiquement engager une démarche casuistique et apprécier au regard des circonstances particulières la nature ou l’importance du trouble à l’ordre public constaté ou pressenti ; ce qui exclut nécessairement l’édiction d’une réglementation qui aurait pour objet d’articuler d’une manière générale l’exercice des libertés.
La limitation ou l’aménagement d’une liberté fondamentale ne peut pas plus relever d’un pouvoir réglementaire, qui a uniquement pour objet de réglementer l’organisation et le fonctionnement du service en fonction des contraintes qui pèsent concrètement sur lui là encore au gré des circonstances. Il peut ainsi mettre à la charge des usagers des obligations particulières justifiées par des impératifs de sécurité, salubrité ou d’hygiène, sans toutefois consacrer de manière générale une limitation à une liberté fondamentale.
Le Conseil d’État juge ainsi que si le pouvoir réglementaire est compétent pour réglementer le fonctionnement du service, il ne peut pas subordonner le bénéfice d’une liberté fondamentale à un régime spécial ou décider de limiter dans son étendue le bénéfice d’une telle liberté, sans qu’aucune disposition législative ne lui ait donné compétence à cette fin .
Il faut une habilitation du législateur autorisant à déroger à une liberté fondamentale à la fois claire et précise. Elle ne peut pas être déduite des pouvoirs de gestion d’un service public et du pouvoir accordé par le législateur d’édicter un règlement ou d’établir des statuts.
Enfin, on sait que lorsque le requérant excipe l’illégalité d’un acte réglementaire, par voie d’exception, il peut soulever dans ce cadre un moyen d’incompétence de l’auteur de l’acte .
Figure au titre des libertés fondamentales visées à l’article 34 de la Constitution la liberté de conscience dont on a vu qu’elle était consacrée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et au 5e alinéa du Préambule de 1946 . Et, ainsi qu’il a été exposé, cette liberté garantit notamment à chacun la liberté d’exprimer et de manifester les convictions religieuses de son choix, et le droit de porter une tenue ou un signe manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse .
La restriction du champ de la liberté de conscience et l’élargissement subséquent de l’obligation de neutralité se rapportent à la conciliation des principes constitutionnels que sont la laïcité et la liberté de conscience.
Par conséquent, touchant au régime des libertés publiques, et ne relevant pas de la mise en œuvre des pouvoirs de police administrative ou du pouvoir réglementaire, la soumission des usagers d’un service public à un principe de neutralité relève de la seule compétence du législateur et ne peut être le fait du pouvoir réglementaire, ce dernier fut-il habilité à exercer un pouvoir de police lui permettant de prendre des mesures d’interdiction.
Le pouvoir réglementaire peut néanmoins limiter cette liberté publique lorsque cette limitation est justifiée par un trouble pour l’ordre public ou pour le service public, à condition que cette limitation soit nécessaire, adaptée et proportionnée. Et sous l’angle contentieux, l’examen de la légalité de cette atteinte implique de mettre en œuvre les règles applicables à la police administrative ou à la réglementation du service, quel que soit son motif, quelle que soit sa justification.
En revanche, une autorité ne peut pas, au motif qu’elle serait en charge de l’organisation d’un service public, décider de limiter en son sein le bénéfice des libertés au nom des valeurs qu’elle revendique, sauf à ouvrir la porte à la possibilité pour le dirigeant de chaque établissement exerçant un service public de décider de l’interdiction des signes religieux en son sein.
Ce sont d’ailleurs les principes qui ont justifié l’intervention du législateur, lorsqu’il a, par la loi du 15 mars 2004, décidé de soumettre les usagers des écoles, collèges et lycées publics, à un principe de neutralité.
Par cette loi, le législateur a entendu changer de paradigme. Là où le Conseil d’État avait retenu que le droit de porter un signe religieux à l’école était la règle et son interdiction l’exception, le législateur a entendu inverser, dans les écoles publiques, cette logique pour consacrer le principe de l’interdiction du port de signes religieux par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse .
Son intervention était alors indispensable dès lors que, ainsi qu’il ressort des travaux parlementaires, « il faut une intervention du législateur pour répondre à l’exigence juridique d’un fondement légal à la restriction d’une liberté fondamentale » .
L’institution d’une interdiction de port de signes religieux et la soumission des usagers du service public à un principe de neutralité concernent ainsi directement les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, de sorte qu’une telle décision relève de la seule compétence du législateur.
La loi du 16 juillet 1984, par son article 17 devenu l’article L. 131-16, a ainsi délégué aux fédérations délégataires un pouvoir réglementaire, qui relève, pour reprendre les termes de Monsieur Botteghi , du pouvoir réglementaire autonome reconnu au Premier ministre par la jurisprudence Labonne du 8 août 1919.
L’article L. 131-16 du code des sports prévoit ainsi que les fédérations sportives « édictent (…) 1° Les règlements techniques propres à leur discipline et 2° Les règlements relatifs à l’organisation de toute manifestation ouverte à leurs licenciés » et en application des dispositions des articles L. 131-1 et L. 131-9 du code du sport, les fédérations sportives ont pour objet l’organisation de la pratique de disciplines sportives et exercent leur activité en toute indépendance.
Les articles R. 131-32 et R. 131-33 viennent définir ce que sont les règles techniques édictées par les fédérations : les règles du jeu, les règles d’établissement du classement, d’organisation et de déroulement des compétitions ou épreuves ou les règles propres au matériel ; et l’article R. 331-7 rend la réglementation de cette dernière opposable, à la fois pour les règles techniques et de sécurité. Elles sont à ce titre chargées de l’organisation d’un service public, et disposent à cet égard d’un pouvoir réglementaire qu’elles sont bien évidemment tenues d’exercer dans le respect de la loi.
De ce fait, il leur incombe d’organiser et de réglementer la pratique du sport, et à l’intérieur de cela, le port des tenues vestimentaires de participants aux compétitions sportives, ceci dans le respect des principes posés par le législateur.
Cette compétence autorise les fédérations à édicter des mesures de police dès lors que celles-ci sont nécessaires, adaptées et proportionnées, pour autant, « la définition des règles attachées à ce service relève du pouvoir réglementaire de droit commun » et ces fédérations ne disposent pas d’un pouvoir de réglementation autonome et absolu inhérent à leur existence et à leur mission de service public .
Ce pouvoir réglementaire trouve ainsi ses limites puisque le Conseil d’État juge que les fédérations sportives délégataires tirent leur compétence de réglementation de la loi et qu’elles doivent donc respecter les limites posées par le législateur à leur intervention.
En l’état du droit, donc le législateur n’a pas délégué aux fédérations sportives le pouvoir de limiter de manière générale et absolue l’étendue de la liberté d’exercer son culte en leur sein, et de soumettre les usagers à un principe général de neutralité. Les articles L. 131-8 et L. 131-16 du code du sport ne peuvent pas en effet être mobilisés pour affirmer que la FFF serait habilitée à imposer une stricte neutralité aux usagers du service public dont elle assure l’exécution.
Tout au plus, en application de l’article L. 141-3 du code du sport, le soin d’établir les règles éthiques et déontologiques du sport est une compétence qui a seulement été déléguée au comité national olympique et sportif français, et dont la charte ne fait pas état d’un principe de neutralité qui ferait obstacle à la manifestation des convictions religieuses.
Plus encore, on l’a vu, il a expressément refusé de faire un tel choix . Les valeurs auxquelles croit la Fédération française de football, aussi salutaires seraient-elles, ne peuvent pas aller au-delà de l’intention et de la volonté du législateur.
Par conséquent, ces fédérations ne peuvent pas, en lieu et place du législateur, sans qu’aucune disposition législative ne leur ait donné compétence à cette fin, décider de restreindre ou limiter, dans son principe, l’étendue d’une liberté fondamentale, telle que la liberté de conscience en l’absence de toute sujétion particulière inhérente au service public.
Retenir le contraire reviendrait à admettre une liberté de conscience variable selon le sport auquel participent les usagers. Dans cette optique, et suivant le règlement des fédérations, les participants aux compétitions de rugby pourraient jouir d’une pleine liberté de conscience là où les participants aux compétitions de football seraient tenus à un strict devoir de neutralité, et ceci indépendamment des sujétions propres à chaque activité sportive.
Sans doute, par un arrêt du 2 mars 2022 (n° 20-20185), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre l’arrêt de la cour d’appel ayant rejeté le recours formé contre la délibération du conseil de l’ordre des avocats du barreau de Lille suivant laquelle l’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique.
D’ores et déjà, et ainsi que l’indique le récent rapport Vigouroux, si le Conseil national des barreaux peut réglementer le port et l’usage du costume de la profession c’est en application des règles posées en ce sens par la loi de 1971 qui prévoit une exigence de neutralité vestimentaire en imposant le seul port de la robe.
Ensuite, pour conclure de la sorte, la Cour de cassation s’est fondée sur trois séries de considérations : d’abord, elle a relevé que les avocats étaient des auxiliaires de justice concourant à ce titre à l’exécution du service public de la justice ; ensuite, elle a relevé qu’il incombait au conseil de l’ordre de réglementer le port et l’usage du costume de sa profession ; enfin, elle a considéré l’interdiction litigieuse était nécessaire et proportionnée dans la mesure où le but légitime poursuivi était, d’une part, la protection de l’indépendance de l’avocat et d’autre part, la mise en œuvre du le droit à un procès équitable, lequel impose l’égalité des justiciables devant la justice.
Cette restriction ne trouve à s’appliquer que dans le cas dans lequel l’avocat porte la robe et exerce une mission de représentation d’un tiers justiciable, dans le cadre d’une audience, face à une juridiction, et le raisonnement retenu dans cette hypothèse très particulière ne peut pas être transposé dans le cas présent.
De la même manière, la compétence qui est accordée aux fédérations sportives pour la réglementation des tenues les autorise à interdire les éléments vestimentaires qui ne seraient pas adaptés à la pratique du sport (ce qui n’est pas le cas du hijab « de running » conçu pour la pratique du sport). Pour le reste, les fédérations peuvent réglementer le port de ces éléments de façon à ce qu’ils respectent le code couleur de l’équipe.
Ensuite, la situation des avocats n’est pas comparable à celle des participants aux compétitions sportives, qui sont des usagers du service public, à tout le moins pour ce qui concerne les amateurs ; là où les avocats sont des auxiliaires de justice concourant à ce titre à l’exécution du service public de la justice. Le parallèle ne pourrait être admis que si l’obligation de neutralité concernait les justiciables eux-mêmes, ce qui n’est évidemment pas le cas, ces derniers n’étant pas tenus de faire preuve de neutralité lorsqu’ils se présentent devant une juridiction judiciaire ou administrative.
Enfin, la Cour de cassation a pu considérer que l’interdiction litigieuse était nécessaire et proportionnée dans la mesure où le but légitime poursuivi était la protection de l’indépendance de l’avocat et le droit à un procès équitable qui implique l’égalité des justiciables. Le droit à un procès équitable et l’égalité des justiciables sont constitutionnellement protégés et il appartient aux avocats d’assurer leur mise en œuvre tout particulièrement dans leurs fonctions de défense et de représentation des tiers – que sont les justiciables –. C’est cette mission de représentation des tiers qui a justifié, selon la Cour de cassation, la mesure suivant laquelle les avocats doivent effacer ce qui leur est de personnel afin de représenter purement et simplement le justiciable.
Or, à la différence des avocats, les usagers du service public de l’organisation des compétitions sportives n’ont pas pour mission de représenter des tiers et ne sont pas soumis à un principe d’indépendance.
En somme, la solution ainsi retenue est fondée sur la mission de représentation des avocats et leur participation à la mise en œuvre du droit à un procès équitable constitutionnellement protégé , ce qui peut de fait justifier sa conciliation avec un autre principe de la même valeur, tel que le principe de liberté d’exercice du culte. En revanche, si l’on revient à l’interdiction litigieuse, rien, aucun principe à valeur constitutionnelle ne permet de limiter la liberté constitutionnelle des usagers d’exercer du culte.
Il faut ajouter à cela que, ainsi qu’il sera vu infra, la restriction à la liberté d’expression des croyances religieuses telle qu’elle est consacrée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme ne peut être justifiée que par l’un des buts légitimes que cette disposition énumère, c’est-à-dire à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (Cour EDH, 5 décembre 2017, Hamidovic, req. n° 57792/15, § 34).
Si l’égalité des justiciables et le droit à un procès équitable entrent dans le champ de la protection des droits et libertés d’autrui, il n’en va pas de même de l’interdiction en litige.
Il en résulte que rien ne permet de transposer le raisonnement retenu par la Cour de cassation dans cet arrêt à la présente affaire, ceci d’autant plus qu’ici les dispositions attaquées ne se limitent pas à concerner la tenue vestimentaire mais régissent le comportement entier du sportif qui est privé de toute liberté d’expression.
Tout au plus, les fédérations peuvent décider, dans le cadre de leur pouvoir de réglementation, d’apporter des restrictions aux libertés fondamentales dès lors que celles-ci sont justifiées par les sujétions particulières du service public et qu’elles sont proportionnées, et ainsi décider que le port de certains vêtements doit être interdit pour des raisons liées, par exemple, à l’hygiène ou de sécurité.
Mais, dans le cas présent, la fédération française de football a décidé de faire peser sur les participants aux compétitions et championnats - amateurs comme professionnels - une obligation de neutralité fondée sur l’article 50 de la Charte olympique et sur la mission de service public qui incombe à la fédération française de football.
D’ailleurs, la Fédération française de football admet que l’interdiction n’a pas vocation à répondre à un trouble quelconque, mais qu’elle répond à ce qu’elle appelle les « valeurs » du sport. La Fédération française de football a ainsi décidé de consacrer une interdiction de principe, aucunement justifiée par des considérations qui tiendraient au bon déroulement des compétitions sportives ou à un quelconque impératif de sécurité.
Force est de constater qu’au gré de l’instruction, la FFF entend changer son fusil d’épaule pour désormais indiquer que serait finalement en cause l’ordre public et la nécessité d’endiguer les violences existantes dans le sport, ce qui revient à prendre des mesures en vue d’assurer le bon fonctionnement des compétitions sportives.
On rappelle qu’initialement le Président de la FFF considérait que c’était la laïcité et le contrat d’engagement républicain qui justifiaient une telle interdiction (pièce n° 1), ce qui révèle que la FFF tente, pour les seuls besoins du contentieux, d’assoir ces statuts sur tous les fondements possibles afin que l’un d’eux emporte la conviction du Conseil d’État.
En réplique, la Ligue du droit international des femmes se prévaut de l’avis émis par la section consultative du Conseil d’État, en date du 9 décembre 2020, sur le projet de loi confortant les principes républicains.
Mais, précisément, par cet avis la section consultative du Conseil d’État invitait le législateur à introduire dans ce projet de loi un engagement s’inspirant de l’article 50 de la Charte olympique, invitation qui ne se serait pas révélée nécessaire si les fédérations disposaient d’ores et déjà de la liberté d’édicter une telle interdiction dans le cadre de leurs pouvoirs réglementaires et si cette interdiction pouvait être prise par une autorité autre que le législateur.
D’abord, il n’est pas inutile de préciser qu’un tel engagement ne signifie pas nécessairement la soumission des compétiteurs à un principe de stricte de neutralité. Et, à cet égard, la ministre en charge des Sports a indiqué que la règle 50 de la Charte olympique « dont le mouvement international olympique a voulu se doter ne porte pas sur la neutralité ou le principe de neutralité lors des compétitions sportives, mais bien sur l’interdiction de toute propagande au cours des compétitions qu’il organise » .
Ensuite et surtout, en admettant même qu’un tel engagement implique une obligation de neutralité, il apparaît nécessaire de rappeler que cette proposition contenue dans l’avis du 9 décembre 2020 n’a pas été suivie par le législateur, ni lors de l’adoption de la loi confortant le respect des principes de la République, ni après.
La teneur de cet avis émis le 9 décembre 2020 par la section consultative du Conseil d’État ne permet assurément pas de conclure que la Fédération française de football serait compétente pour soumettre les usagers du service public de l’organisation des compétitions sportives à un principe général et absolu de neutralité.
En somme, et en l’absence de disposition législative autorisant les fédérations sportives à soumettre à un principe de neutralité les participants aux compétitions sportives, le pouvoir réglementaire délégué de cette fédération ne l’autorise pas à limiter, de manière absolue, l’étendue des libertés fondamentales dont bénéficient les usagers du service public des compétitions sportives, et de consacrer un tel principe de neutralité indépendamment de tout trouble ou de tout dysfonctionnement pour le service public.
Il appartient donc au juge administratif d’en tirer les conséquences et de retenir qu’aucune disposition ni aucun principe n’autorise la Fédération française de football à interdire purement et simplement aux usagers du service public des compétitions sportives le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, sauf à passer outre la volonté du législateur.
Par conséquent, la Fédération française de football n’est pas compétente pour limiter de manière générale et absolue la liberté des usagers d’exercer librement leur culte. De ce chef encore, l’annulation est encourue.
De manière similaire au principe de laïcité à la française, les libertés de conscience et de religion telles que protégées par l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales représentent l’une des assises d’une « société démocratique » puisque ces libertés, qui impliquent, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer, « figurent, dans leur dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie » (Cour EDH, G.C., 10 novembre 2005, Leyla Sahin, req. n° 44774/98, § 104).
La liberté de manifester sa religion est ainsi qualifiée de droit fondamental, cela sans que les autorités puissent apprécier la légitimité de cet exercice ou des modalités d’expression des croyances religieuses (Cour EDH, 4 décembre 2008, Dogru c. France, req. n° 27058/05, § 62), et sans que la démocratie puisse justifier la suprématie constante de l’opinion d’une majorité (Cour EDH, 5 décembre 2017, Hamidovic, req. n° 57792/15, § 33).
Faisant application de l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour européenne des droits de l’Homme admet que le port d’un foulard islamique, ou hijab, constitue un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction. Elle en déduit que, sans qu’il n’y ait lieu de se prononcer sur la question de savoir si cet acte constitue ou non l’accomplissement d’un devoir religieux, toute réglementation qui soumet le port du foulard islamique à des restrictions constitue une ingérence dans l’exercice du droit de manifester sa religion (Cour EDH, G.C., 10 novembre 2005, Leyla Sahin, req. n° 44774/98, § 78).
S’agissant de citoyens qui ne sont pas représentants de l’État dans l’exercice d’une fonction publique, la Cour considère que ceux-ci ne sont pas soumis à une obligation de discrétion dans l’expression publique de leurs convictions religieuses (Cour EDH, 5 décembre 2017, Hamidovic, req. n° 57792/15, § 33 ; Cour EDH, 18 décembre 2018, Lachiri, req. n° 3413/09, § 44).
S’agissant en particulier des jeunes et de l’exercice par ceux-ci d’activités physiques, la Cour tient compte de la nécessité de protéger les élèves et les personnes issues de minorités religieuses contre tout phénomène d’exclusion sociale et considère qu’il existe à cet égard une obligation positive à la charge des États de prendre les mesures permettant aux enfants et aux jeunes de pratiquer des activités physiques en commun (Cour EDH, 10 janvier 2017, Osmanoglu et Kocabas, req. n° 29086/12, § 92 et 100).
Nonobstant la marge de manœuvre dont disposent les États pour limiter le port des signes religieux, la Cour considère que seuls les motifs énumérés dans le second paragraphe de l’article 9 peuvent fonder des exceptions à la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions et que la définition de ces exceptions est restrictive (Cour EDH, G.C., 1er juillet 2014, SAS c. France, req. n° 43835/11, § 113).
Il en résulte que, pour être compatible avec la Convention, une restriction à cette liberté doit être inspirée par un but légitime rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère, c’est-à-dire à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (Cour EDH, 5 décembre 2017, Hamidovic, req. n° 57792/15, § 34).
Lorsqu’une telle mesure est justifiée par le maintien de l’ordre, la Cour recherche s’il ressort des faits de l’affaire qui lui est soumise que la façon dont l’intéressé s’est comporté a été de nature à constituer ou risquait de constituer une menace pour le bon déroulement du service public (Cour EDH, 5 décembre 2017, Hamidovic, req. n° 57792/15, § 42 ; Cour EDH, 18 décembre 2018, Lachiri, req. n° 3413/09, § 46).
C’est ainsi précisément en vue d’empêcher certains mouvements fondamentalistes religieux d’exercer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la religion en cause (Cour EDH, G.C., 10 novembre 2005, Leyla Sahin, req. n° 44774/98, § 111), ou parce que le port de signes religieux se transformait en un acte ostentatoire constituant une source de pression et d’exclusion (Cour EDH, 4 décembre 2008, Dogru c. France, req. n° 27058/05, § 71), que la Cour a admis que l’ingérence portée à la liberté de chacun de manifester sa religion ne violait pas l’article 9.
Il en résulte que l’interdiction du port de tout signe religieux ne peut être justifiée que par la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou la protection des droits et libertés d’autrui, sans avoir pour effet d’exclure les minorités religieuses.
L’interdiction en litige du port de hijab réglementé pour la pratique du sport compatible avec l’activité sportive n’est pas justifiée par l’un des motifs énumérés par le second paragraphe de l’article 9 de la Convention.
En effet, et ainsi que cela a déjà été dit, la Fédération française de football admet elle-même dans ses écritures que l’interdiction litigieuse n’est pas justifiée par des exigences tenant à la sécurité des joueurs ni par le bon fonctionnement du service public.
Surtout, la mesure litigieuse ne répond à aucun trouble avéré ou susceptible de l’être et l’expérience des fédérations françaises ou internationales autorisant le port du hijab réglementé dans les compétitions sportives n’a pas conduit à recenser des troubles ou difficultés justifiant une telle restriction. On est ici loin du contexte qui a présidé en 2004 à une obligation de neutralité des usagers du service public des écoles, collèges et lycées publics, motivé par les très nombreuses difficultés rencontrées par les directeurs d’écoles.
Faute pour cette ingérence d’être justifiée par l’un des motifs énumérés par le second paragraphe de l’article, elle n’est pas légitime et constitue en toute hypothèse une violation de l’article 9 de la Convention.
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit en son article 10 le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, étant précisé que suivant ces dispositions « ce droit implique la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».
En son article 11, la même Charte consacre la liberté d’expression.
L’article 52 prévoit que toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui
L’interdiction attaquée emporte une restriction à l’exercice du droit à la liberté des croyantes musulmanes de manifester leur religion, telle que garantie à l’article 10 paragraphe 1 de la Charte.
En premier lieu, dans la mesure où cette interdiction n’est ni prévue par la loi, ni prévue par le règlement, la limitation à l’exercice du droit à la liberté de manifester sa religion n’est pas prévue par la loi au sens de l’article 52 paragraphe 1 de la Charte.
En deuxième lieu, cette restriction n’est pas nécessaire et ne répond pas à un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union puisqu’elle est motivée par une notion d’ordre public sportif qui n’est pas reconnue par le droit de l’Union.
À cet égard, la Cour de justice de l’Union européenne considère que les restrictions du champ d’application de certaines dispositions doivent rester limitées à son objectif propre et ne peuvent être invoquées pour exclure toute une activité sportive du champ d’application du traité (voir, en ce sens, arrêt du 15 décembre 1995, Bosman, C 415/93, points 76 et 127 ; CJUE, 13 juin 2019, TopFit, aff. C-22/19, point 49).
Et s’agissant du pouvoir normatif des fédérations sportives, la CJUE considère que l’autonomie dont disposent ces associations privées pour adopter des réglementations sportives ne saurait les autoriser à limiter l’exercice des droits conférés par le traité aux particuliers (voir, en ce sens, arrêt du 15 décembre 1995, Bosman, aff. C 415/93, point 81 ; CJUE, 13 juin 2019, TopFit, aff. C-22/19, point 52).
Par conséquent, le fait qu’une règle soit purement sportive n’implique pas qu’elle soit exclue d’emblée du champ d’application du traité (CJUE, 18 juillet 2006, Meca-Medina, aff. C-519/04, point 33 ; CJUE, 13 juin 2019, TopFit, aff. C-22/19, point 53). Il s’en évince que le prétendu ordre public sportif ne saurait justifier une telle ingérence.
En troisième lieu, l’ingérence résultant d’une telle réglementation est enfin disproportionnée en ce qu’elle ne se limite pas aux sportifs professionnels – qui participent au rayonnement de la France ou dont les propos et les convictions peuvent avoir une caisse de résonance – et en ce qu’elle est susceptible de rendre moins attrayant l’exercice du sport amateur par les citoyens de l’Union.
Pour les mêmes motifs, la restriction méconnaît la liberté d’expression consacrée par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux. Faute pour cette ingérence d’être prévue par la loi, justifiée et proportionnée, elle n’est pas légitime et constitue en toute hypothèse une violation des articles 10 et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Lorsqu’il examine, dans le cadre du contrôle proportionnalité, la légalité d’une mesure portant atteinte aux droits fondamentaux des personnes, le juge de l’excès de pouvoir examine successivement si la mesure en cause est nécessaire, adaptée, et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit .
Nécessité, d’abord, car la mesure restrictive de liberté qu’elle s’inscrive dans le cadre d’une mesure de police spéciale ou générale, doit être une mesure particulière exigée par les circonstances de l’espèce, c’est-à-dire par un trouble spécifique à l’ordre public.
Et, lorsqu’elle répond à un trouble spécifique à l’ordre public, elle ne peut aller au-delà de ce qu’exige la protection à l’ordre public, c’est-à-dire qu’elle ne peut être prise que dans l’exacte mesure imposée par ces nécessités, sauf à restreindre à l’excès les droits fondamentaux.
Ainsi que l’indique la doctrine, la règle du respect des droits fondamentaux peut s’incliner devant les nécessités de l’ordre public mais ne disparaît jamais pour autant, « les droits fondamentaux sont à la fois les victimes de toute intervention de police mais, en même temps, les limites de cette intervention » .
Ce contrôle s’étend à toutes les mesures de police et même au-delà puisque c’est également le contrôle que réalise le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme.
Quel que soit l’ordre public défendu, l’atteinte à une liberté fondamentale ne peut pas être limitée en l’absence de risque de trouble avéré.
Il en résulte que la Fédération française de football peut réglementer les compétitions sportives et introduire une interdiction de porter une tenue vestimentaire manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans l’unique mesure où cette interdiction est justifiée et proportionnée par les sujétions du service.
En d’autres termes, une telle interdiction peut être posée que si elle répond directement de manière proportionnée à une nécessité inhérente au bon déroulement des compétitions sportives.
Cependant, force est de relever qu’aucune contrainte de cet ordre n’a été revendiquée par la Fédération française de football pour justifier de l’interdiction posée, laquelle est en conséquence entachée d’erreur manifeste d’appréciation.
Indépendamment des considérations d’ordre public sportif sur lesquelles elle se fonde et que la Fédération assimile d’ailleurs à une police administrative spéciale, la mesure litigieuse restrictive de liberté n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée.
D’abord, elle n’est pas nécessaire.
D’une part, et ainsi que l’indique la Fédération française de football, la mesure d’interdiction n’est pas justifiée par des exigences tenant à la sécurité des joueurs ni par le bon fonctionnement du service public .
D’autre part, la mesure litigieuse ne répond à aucun trouble avéré ou susceptible de l’être et l’expérience des fédérations françaises ou internationales autorisant le port du hijab réglementé dans les compétitions sportives n’a pas conduit à recenser des troubles ou difficultés justifiant une telle restriction. On est ici loin du contexte qui a présidé en 2004 à une obligation de neutralité des usagers du service public des écoles, collèges et lycées publics, motivée par les très nombreuses difficultés rencontrées par les directeurs d’écoles.
De troisième part, dans la mesure où le port du hijab est autorisé par d’autres fédérations y compris la FIBA, leurs règlements attestent de ce que le port d’un couvre-chef ne pose aucune difficulté en termes de sécurité, d’hygiène ou pour l’ordre public, l’interdiction du port d’un couvre-chef ne répond à aucune nécessité.
Il convient en effet de relever que les marques de vêtement de sport ont développé des collections de couvre-chefs précisément conçus pour la pratique du sport et qui permettent aux sportives de couvrir leur chevelure par l’utilisation de couvre-chefs dotés d’une sangle intérieure et plus longs dans le dos permettant une protection sécurisée, sans éléments protubérants dépassant de la surface et évitant qu’il ne glisse. Ces modèles, de toute couleur et personnalisés, permettent de s’adapter à la couleur du maillot porté par le joueur et sont conçus pour demeurer maintenus tout au long de la pratique du sport et quels que soient les gestes réalisés par celles qui le portent et par les autres joueuses.Par conséquent, en admettant même qu’un foulard classique pourrait présenter des risques pour celles qui le portent et pour les autres joueuses ou s’avérer inadapté à la pratique du sport, cette difficulté peut aisément être surmontée par une réglementation autorisant le port d’un couvre-chef spécifiquement conçu pour la pratique du sport.
Sans doute, le Conseil des sages de la laïcité amorce son propos en indiquant que l’annulation des dispositions litigieuses « ferait tomber un bastion stratégique de la résistance à l’islamisme dans le sport » et prolonge son propos par un exposé de toutes les formes constatées de communautarisation, de séparatisme, et radicalisation dans le sport. Il est soutenu que le sport fait l’objet de menées communautaristes, et les exposantes ne le contestent nullement.
Ce Conseil fait état d’une multiplicité de comportements qui s’apparentent à des actes de prosélytisme ou des actes de provocation qui n’ont strictement rien à voir avec le port d’une tenue manifestant une appartenance religieuse.
Mais, ces dérives doivent être réprimées dans le cadre posé par la loi et le contrat d’engagement républicain qui imposent de lutter contre tout acte de prosélytisme. Il n’appartient pas aux gestionnaires des services publics, quels qu’ils soient, de soumettre les usagers amateurs à un principe de neutralité pour prévenir des dérives communautaristes et des actes de radicalisation religieuse.
Pour sa part, l’autorisation du port de tenue démontrant une appartenance religieuse n’est que la concrétisation de la liberté fondamentale d’exercice du culte. La seule mise en œuvre de cette liberté ne s’apparente ni à un acte de prosélytisme, ni à un acte de provocation, ni à une dérive communautaire. Réciproquement, les actes de pression, de provocation et de propagande ne sont protégés par aucune liberté fondamentale, à l’inverse du droit de porter une tenue manifestant une appartenance religieuse.
En d’autres termes, l’exposé fait par ce Conseil est parfaitement inopérant, puisqu’il confond le port d’un signe religieux adapté à la pratique du sport et l’adoption d’un comportement provocateur contraire au principe de laïcité.
Les formes de radicalisation religieuses contraires à l’exigence républicaine de laïcité doivent être réprimées par un outil qui ne peut pas passer par la stricte neutralité des usagers ; sauf à admettre qu’une telle neutralité doit s’imposer dans toutes les sphères de la société pour prévenir toute forme de dérives religieuses. Ce serait là la remise en cause de tous les piliers de la laïcité et du contenu de la liberté d’exercice du culte telle que consacrée par la loi du 9 décembre 1905.
Surtout, un tel raisonnement auquel invite le Conseil des sages de la laïcité est parfaitement erroné, et revient à admettre, en parfaite contradiction avec la jurisprudence du Conseil d’État, que chaque gestionnaire d’un service public pourrait, dès lors qu’il a la faculté d’adopter un règlement, soumettre à un principe de neutralité les usagers du service public.
En somme, l’argument qui consiste à astreindre les usagers amateurs du service public à une stricte obligation de neutralité, cela pour prévenir le risque de comportements radicaux et prosélytes, ne peut pas prospérer.
On peine également à comprendre où veut en venir la Fédération française de football par ses multiples productions sur la violence dans le football masculin, sans jamais que celles-ci ne concernent le football féminin :
un article de doctrine daté de 2007 relatif aux comportements disruptifs dans le football, dont la FFF ne tire aucune conséquence,
un bulletin daté de 2009 relatif aux incivilités dans le football, qui ne présente aucun lien avec la présente affaire puisque l’exercice de la liberté d’expression ou de la liberté de conscience ne constitue en soi aucune incivilité,
un article d’Ouest France sur la hausse des violences dans le football amateur contre les arbitres ou contre les joueurs eux-mêmes,
des articles de presse relatant les violences commises contre des arbitres,
un article de presse relatant le jugement de supporters de l’Association sportive de Saint-Étienne (ASSE),
un jugement relatif à des faits de violence entre supporters,
des rapports de la commission de discipline réprimant le fait de disposer des engins pyrotechniques, les mouvements de violence commis par des spectateurs
On ne voit absolument pas le lien entre l’enjeu du présent dossier et les constatations de ces documents qui ne concernent que les violences commises à l’encontre des joueurs ou des arbitres par les joueurs eux-mêmes ou par les supporters.
Le raisonnement de la FFF suivant lequel la neutralité a pour objet « d’éviter une source supplémentaire de conflictualité sur les terrains » est tout particulièrement dangereux. Il revient à considérer que la neutralité des individus devrait s’imposer de manière absolue pour résorber des situations particulières de violence. Or, il semblerait qu’il faille combattre les actes de violence, d’incivilités, de racisme à la racine plutôt que d’insinuer que la liberté d’expression des joueurs et des joueuses doit être interdite au motif qu’elle serait susceptible d’aggraver les formes de violences et d’incivilité, ce qui n’est d’ailleurs absolument pas avéMais au-delà du fait qu’une telle interprétation ne peut être retenue dans un état de droit, il faut surtout relever qu’une telle neutralité est visiblement inefficace puisqu’elle est déjà en vigueur et que pour autant les actes de violence sont présents et nombreux.
D’ailleurs, aucune des propositions émises par la LFP dans le rapport produit en date du 23 novembre 2022 afin d’endiguer le phénomène de violence n’a trait à une promotion de la neutralité sur ou en dehors des terrains.
Enfin, jamais dans ces documents il n’apparaît que le port d’un signe religieux ou la manifestation d’une expression, quelle qu’elle soit, crée des troubles pour le bon fonctionnement des compétitions tels qu’ils rendraient nécessaire une neutralité totale.D’ailleurs, si telle était l’ambition, la FFF indiquerait que cette neutralité est rendue nécessaire par le bon fonctionnement du service. Or, son propos indique l’inverse et fonde l’obligation de neutralité sur l’existence d’un prétendu ordre public sportif.Force est de constater que la FFF se livre ici à un glissement et tente de trouver à tout prix un prétexte pour justifier une interdiction dépourvue de fondement.
En d’autres termes, il n’y a pas lieu de débattre sur la teneur des éléments produits ou sur le point de savoir si le football est animé par des mouvements de violence et d’incivilité, ces éléments étant parfaitement inopérants dans la présente affaire.
Ensuite, elle n’est pas adaptée.
D’une part, l’interdiction du port de signes religieux qui ne revêt pas un caractère prosélyte ou provocateur ne répond pas aux troubles générés par les mouvements revendicatifs, communautaristes, ou séparatistes que les terrains de sport ne peuvent évidemment pas tolérer.
D’autre part, elle n’est pas plus adaptée par la volonté affichée de promouvoir l’égalité homme-femme et est, au contraire susceptible de conduire à l’organisation de compétitions communautaires en dehors du cadre posé par la Fédération française de football.
De troisième part, l’interdiction du port de signe religieux qui ne concerne, s’agissant du foulard, que les sportives, ne permet pas d’endiguer le phénomène de violence dont se prévaut la FFF qui ne concerne que le football masculin.
Enfin, elle n’est pas proportionnée.
D’une part, cette interdiction exclut des terrains les femmes qui refuseront de choisir entre le sport et leur croyance, mais également celles qui sont contraintes de porter par tradition culturelle le hijab et qui seront de ce fait définitivement forcées de renoncer à la compétition.
L’interdiction en litige génère ainsi une rupture d’égalité entre les footballeuses françaises soumises à une obligation de neutralité et les footballeuses musulmanes étrangères dès lors que le législateur a déjà manifesté son souhait de permettre leur accès aux terrains de sport, lors des Jeux olympiques 2024, afin de promouvoir leur émancipation par leur sport (« Ainsi, des athlètes afghanes avaient participé aux Jeux olympiques avec un foulard. Leur interdire de participer aux Jeux de Paris en 2024 irait à l’encontre de leur revendication d’émancipation. C’est pourquoi cette disposition n’a pas à figurer dans un texte de loi ») .
D’autre part, cette interdiction concerne les personnes mineures et majeures, là où la loi du 15 mars 2004 relative aux écoles, collèges et lycées publics ne concernait que les mineurs. Il faut en outre ajouter que cette dernière loi a pu être adoptée précisément parce que les usagers disposaient d’une alternative leur permettant d’exercer librement leur culte dans les établissements privés. Or, l’interdiction en présence n’offre pas d’alternative aux usagers qui sont privés de la possibilité d’accéder au service public des compétitions sportives.
De troisième part, si la FFF peut prendre des mesures pour limiter les violences constatées, elle doit le faire par des mesures strictement nécessaires, adaptées et proportionnées.
Elle peut ainsi, comme elle le fait d’ailleurs, aggraver les sanctions prises à l’égard des auteurs de violence, et sensibiliser la population, sans toutefois décider de supprimer, de manière absolue, la liberté d’exercer des droits fondamentaux.
Surtout, il n’apparaît pas que le phénomène de violence concerne le football féminin, de sorte qu’il est tout à la fois disproportionné et inopérant de prendre des interdictions qui concernent directement les sportives qui ne sont pas concernées par le phénomène de violence.
De quatrième part, l’interdiction est disproportionnée en tant qu’elle ne se limite pas au seul moment pendant lequel les joueurs et les joueuses sont sur le terrain, pendant le match, mais est élargie à l’ensemble des événements organisés par la FFF y compris en dehors des terrains, avant ou après l’épreuve. Il est en conséquence certain que la décision d’une fédération sportive de soumettre tous les participants à une compétition sportive à un principe de neutralité religieuse, sans distinguer parmi les professionnels et les amateurs, et indépendamment de toute considération relative à la sécurité ou à l’hygiène, est parfaitement illégale pour méconnaître l’article 34 de la Constitution et la compétence du législateur.
Ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée, l’interdiction en litige est manifestement illégale.
Bien qu’apparemment neutre, une mesure est susceptible de constituer une discrimination lorsque le traitement entraine un désavantage particulier pour une part de la population du fait soit de l’origine, du sexe, de la situation de famille, de la grossesse, de l’apparence physique, du patronyme, de l’état de santé, du handicap, de l’identité sexuelle, des caractéristiques génétiques, des mœurs, de l’orientation sexuelle, de l’âge, des opinions politiques, des activités syndicales, de l’appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une « race » ou une religion déterminée, sans être objectivement justifiée par un objectif légitime et sans que les moyens pour réaliser cet objectif soient appropriés et nécessaires (CJUE, 26 janvier 2021, VL, aff. C-16/19).
Constitue ainsi une forme de discrimination fondée sur la religion ou les convictions le règlement qui implique un traitement moins favorable ou un désavantage particulier du fait de la religion ou des convictions (CJUE, 15 juillet 2021, Wabe et MH Müller Handel, aff. C-804/18, point 49).
On sait que lors de l’examen du caractère nécessaire d’une interdiction, il appartient aux juridictions nationales de tenir compte des intérêts en présence et de limiter les restrictions « aux libertés en cause au strict nécessaire » (CJUE, 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, aff. C 157/15, point 43) et, à cet égard, il est retenu que « ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée, notamment, à la religion peut constituer une exigence essentielle et déterminante » (CJUE, GC, 14 mars 2017, Asma Bougnaoui, aff. C-188/15, point 38).
Et, il est à cet égard retenu que la notion d’exigence essentielle et déterminante renvoie à « une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité en cause » et qu’elle « ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives » (CJUE, GC, 14 mars 2017, Asma Bougnaoui, aff. C-188/15, point 40).
Il en résulte que le règlement qui a pour effet d’appliquer un traitement défavorable aux personnes se revendiquant d’une religion spécifique ou à raison de leurs convictions, est constitutif d’une discrimination indirecte lorsqu’il n’est pas justifié par une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité en cause.
Dans le cas présent, la disposition statutaire attaquée, bien qu’apparemment neutre, est susceptible de constituer une discrimination dans la mesure où elle interdit le port de signe ou tenue manifestant une appartenance ostensible à une religion.
Concrètement, une telle disposition revient à autoriser le port d’une croix chrétienne, mais à interdire le port du foulard islamique. Plus encore, et ainsi que l’a d’ailleurs admis la FFF, une telle disposition n’interdit pas le fait de faire un signe de croix, ou de porter un tatouage, même ostensible, qui manifesterait une appartenance religieuse.
Et il serait d’ailleurs à cet égard utile de disposer d’informations sur les circonstances qui ont conduit la FFF à sanctionner les compétiteurs sur le fondement de cette disposition.
Il en résulte qu’une femme portant le foulard islamique est traitée de façon moins favorable qu’un autre participant aux compétitions sportives qui n’adhère à aucune religion, qui n’entretient aucune conviction religieuse ou qui entretient des convictions religieuses qui ne motivent pas ou qui n’inspirent pas le port d’un signe ostensible.
Un tel traitement défavorable est constitutif d’une discrimination indirecte dès lors qu’elle n’est pas justifiée par une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité en cause.
On l’a vu, un tel traitement défavorable est justifié par des considérations qui relèvent parfois de la neutralité telle qu’elle résulterait de la Charte des Jeux olympiques, d’autre fois de la volonté d’endiguer les violences dans le football, et d’autres fois encore de la volonté de mettre fin à la « résistance à l’islamisme dans le sport ».
On a malheureusement compris que cette volonté était plus dictée par des considérations qui sont réalité subjectives puisqu’elles partent du postulat que le port du foulard islamique méconnaîtrait l’égalité homme-femme, qu’il procèderait d’une forme de radicalisation religieuse, qu’il s’assimilerait à une forme de prosélytisme, qu’il serait susceptible de justifier des différences de traitement de la part des arbitres, ou encore qu’il serait susceptible d’aggraver les violences dans le football.Ces considérations ne sont pas objectives puisqu’elles procèdent de préjugés et de considérations qui sont purement subjectives, et la FFF a à l’inverse admis que cette interdiction n’était pas justifiée par une considération objective telle que la sécurité des joueuses ou la couleur de la tenue.
C’est sans compter la question sociale liée à l’émancipation de la femme par le sport dans le respect de ses convictions religieuses qui, à l’évidence, commande de ne pas exclure ces femmes de la vie sociale et sportive.
Leur participation aux compétitions sportives constitue indéniablement un facteur d’insertion, d’intégration et d’inclusion sociale, source d’engagement et d’épanouissement personnel.
Un terrain de sport doit constituer un espace public non stigmatisant au sein duquel doivent être tolérées les convictions de chacun dans le respect de la tradition républicaine, ceci afin que les individus puissent, dans cet espace, jouir de ses bienfaits.
Et, les lois du jeu doivent aider à rendre le football attrayant et accessible, ceci afin que chacun, quel que soit l’âge, l’origine, la culture, l’ethnie, le sexe, l’orientation sexuelle, le handicap ou la religion, puisse y participer et en retirer du plaisir
La question ainsi posée ne peut pas être décorrélée de celle de la démocratisation du sport. Inversement, toute interdiction telle que celle en litige conduit à la stigmatisation, à l’intolérance, et à l’exclusion sociale.
Il n’existe aucun intérêt légitime à exclure de la pratique sportive les femmes du fait de la pratique de leur religion.
Par conséquent, un tel traitement est constitutif d’une discrimination indirecte et sera, pour cette raison encore, censurée.
[…]
PAR CES MOTIFS, et tous autres à produire, déduire, ou suppléer au besoin d’office, les exposantes concluent qu’il plaise au Conseil d’État :
ANNULER la décision attaquée et ENJOINDRE à la Fédération française de Football de modifier l’article premier de ses statuts conformément aux motifs de la décision à intervenir ;
METTRE À LA CHARGE de la Fédération française de football le versement aux requérantes d’une somme de 3.000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Marion Ogier
Avocat à la Cour
PRODUCTIONS :
1. Courrier du 31 juillet 2021
2. Statuts de la Fédération française de Football
3. Témoignage de [Mme C.]
4. Témoignage de [Mme D.]
5. Témoignage de [Mme F.]
6. Témoignage de [Mme E.]
7. Brochure du collectif “Les Hijabeuses”
8. Statuts d’Alliance Citoyenne
9. Décision d’Alliance Citoyenne
10. Statuts de Contre-Attaque
11. décision de l’association Contre-Attaque
12. mandat de [Mme C.]
13. mandat de [Mme B.]
14. mandat de [Mme D.]
15. lettre de la FFF du 15 novembre 2022
16. mandat de [Mme H.]
17. mandat de [Mme E.]
Marion
Ogier, Avocat à la Cour
Références
CE, ord., 26 septembre 2016, n° 403578, Lebon ; CE, ord., 29 mars 2021, n° 450893.↩︎
Cons. const., 23 novembre 1977, n° 77-87 DC ; Cons. const., 27 juin 2001, n° 2001-446 DC.↩︎
CE, 28 avril 1938, demoiselle Weiss, Lebon ; CE, 8 décembre 1948, demoiselle Pasteau, Lebon ; CE, 3 mai 1950, Jamet, n° 98284, Lebon.↩︎
CE, ord., 18 mai 2020, n° 440366.↩︎
CE, ord., 7 avril 2004, n° 266085, Lebon.↩︎
CE, ord. 26 septembre 2016, n° 403578, Lebon.↩︎
Cass. 19 mars 2013, n° 11-28845 ; CE, ord. 26 septembre 2016, n° 403578, Lebon ; CE, ord. 26 septembre 2016, n° 403578, Lebon.↩︎
Rémy Schwartz, concl. lues sous : CE, avis, 3 mai 2000, Marteau, n° 217017, Lebon.↩︎
CE, Sect., 3 mai 1950, Jamet, Lebon.↩︎
Rémy Schwartz, préc.↩︎
CE, 28 juillet 2017, n° 390740.↩︎
CE, 10 mars 1995, n° 159981, Lebon ; CE, 9 octobre 1996, n° 172725.↩︎
CE, avis de l’AG du 26 novembre 1989, n° 346893.↩︎
Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.↩︎
CE, 28 juillet 2017, n° 390740, mentionné aux tables ; v. également : Cour EDH, 18 septembre 2018, Lachiri c. Belgique, req. n° 3413/09, § 44.↩︎
CE, 20 mai 1996, n° 170343, Lebon ; CE, 9 octobre 1996, n° 172725 ; CE, 27 novembre 1996, n° 170207.↩︎
Cass. crim. 1er septembre 2010, n° 10-80.854.↩︎
CE, 28 juillet 2017, n° 390740.↩︎
CE, 30 octobre 1953, Bossuyt, Lebon ; CE, 10 février 1984, Launey, Lebon.↩︎
Ministère des Sports, Laïcité et fait religieux dans le champ du sport, mai 2019, p. 9 ; Observatoire de la laïcité, Rapport annuel, mai 2016, p. 73.↩︎
Opere citato.↩︎
CE, 8 novembre 2006, n° 289702.↩︎
Concl. lues sous : CE, 28 février 2020, n° 433886, Lebon.↩︎
Jean-François Lachaume, Jurisport 2012, n° 119, p. 34.↩︎
Benjamin Ricou, « Le droit du sport devant le Conseil constitutionnel », RFDA 2009, p. 567.↩︎
CE, 12 avril 2017, n° 409537.↩︎
CE, 26 juin 2020, n° 441163.↩︎
CE, Réf., 11 juin 2020, n° 440439.↩︎
CE, Sect., 15 mai 1991, n° 124067, Lebon.↩︎
CE, 28 février 2020, n° 424347.↩︎
CE, 28 février 2020, n° 433886, Lebon.↩︎
Jean-Pierre Karaquillo, « La neutralité : un principe fondamental du mouvement sportif à préserver impérativement », Jurisport 2012 n° 123, p. 3.↩︎
Mémoire en défense, p. 31 et 40.↩︎
Mémoire en défense, p. 38.↩︎
V. en ce sens requête introductive d’instance, p. 30.↩︎