Édito
Qui veut encore des femmes en politique ?

Lisa Carayon
Stéphanie Hennette Vauchez
Marc Pichard
















  1. L’élection présidentielle états-unienne de novembre 2024 aura vu, une nouvelle fois, la candidature féminine rejetée par le corps électoral. La question du genre aura joué un rôle déterminant dans l’élection : les femmes, qui représentent 53 % de l’électorat, ont majoritairement voté pour Kamala Harris (53 %) tandis que les hommes ont, dans une proportion légèrement plus forte (55 %), voté pour Donald Trump1. Les autres déterminants du vote, la race et le diplôme notamment plus encore que la classe au sens strict2, ne peuvent pas être lus isolément et doivent être analysés dans une approche résolument intersectionnelle3. Ainsi les femmes noires ou les femmes diplômées ont majoritairement voté pour Harris (respectivement à 92 % et 58 %) mais elles ne représentent qu’une minorité des votant (7 % et 17 %) et le vote démocrate est globalement en recul, notamment chez les hommes hispano-américains qui représentent 6 % des votants. Trump a donc malgré tout été réélu.

  2. En janvier 2025, se réinstallera donc à la Maison Blanche un homme qui a soutenu les violences insurrectionnelles au Capitole de janvier 2021 mais aussi un homme condamné pour agression sexuelle dans une affaire (Jean Carroll) et mis en cause dans de nombreuses autres. Un homme dont le discours fait une large place à l’insulte et à l’outrage sexiste (du désormais classique « il suffit de les attraper par la chatte »4 au terrifiant « que les femmes aiment cela ou non, il faut que je les protège »5). Le sexisme innerve d’ailleurs violemment le discours de nombre de supporters politiques de Donald Trump, du vice-président élu J. D. Vance, qui avait raillé Kamala Harris pour être une « femme à chats sans enfants, malheureuse », à celui des activistes anonymes. L’explosion, au lendemain de l’élection, du hashtag #YourBodyMyChoice sur les réseaux sociaux n’en est qu’un exemple. Porté notamment par l’influenceur Nicholas Fuentes, la glaçante inversion du slogan féministe rend compte de l’importance croissante de la sphère masculiniste. Le tout nouveau ministre de l’efficacité gouvernementale et patron du réseau social X, Elon Musk, se félicitait quant à lui de tweets, non sourcés, postés le jour même de l’élection, faisant état d’une présence nombreuse d’hommes dans les files d’attente des bureaux de vote : « La cavalerie est arrivée. Les hommes votent en nombre record. Ils comprennent désormais que tout est en jeu ».

  3. Ce masculinisme, s’il se présente d’abord comme une résistance nécessaire à l’émancipation des femmes, prospère, en politique comme ailleurs6, sur ce que l’historienne Christine Bard nomme l’« intersectionnalité des haines » : « La rhétorique masculiniste se greffe souvent à un récit plus large autour de la suprématie masculine, blanche et hétérosexuelle »7. Là encore, rien de nouveau : « [les] discours antisémites des années 1930 présentent les hommes juifs comme les agents de la féminisation de la société, et les femmes juives comme les inventrices du féminisme »8. Mais la forme de ces discours de haine varie : ils surfent aujourd’hui notamment sur le spectre du grand remplacement et la dénatalité occidentale causée par l’émancipation des femmes – thématiques que l’on a vues se loger, en France, au cœur de la dernière élection présidentielle, soit de manière explicite, à travers le discours d’Éric Zemmour9, soit de manière plus alambiquée autour du curieux « féminisme » autoproclamé de Marine Le Pen10.

  4. Pour autant, peut-on se satisfaire d’une posture consistant à renvoyer ces comportements et ces discours à un mouvement extrême-droite qui, s’il n’est plus marginal, porterait une parole radicalement singulière ? Rien n’est moins sûr, tant il est notable que la place des femmes en politique recule insidieusement, y compris en France.

  5. Elisabeth Borne le dit elle-même. Celle qui aura été, du 16 mai 2022 au 8 janvier 2024, la deuxième femme de l’histoire du pays à exercer la fonction est aussi la première à être officiellement qualifiée de première ministre11 – féminisation du titre que, pour sa part, la première femme à avoir accédé à des fonctions homologues en Italie, Giorgia Meloni, a fermement refusé, se faisant appeler il presidente del Consiglio12. Quelques mois après avoir quitté Matignon, l’ancienne cheffe du Gouvernement français déplorait le « sexisme insidieux » qui continue d’imprégner la vie politique. « La référence, c’est les hommes », déclarait-elle le 8 mars 2024, soulignant que, parmi les noms ayant circulé pour lui succéder, il n’y avait que des noms d’hommes, un peu comme si les acteurs du champ considéraient qu’après avoir eu vingt mois d’un gouvernement dirigé par une femme, il était temps de reprendre « une vie normale »13.

  6. De fait, la parité a été l’une des grandes victimes des élections législatives de juillet 2024. La part des femmes élues à l’Assemblée nationale, qui a connu son pic historique en 2017, à 38,8 %, avait déjà décru à 37,3 % en 2022. Mais cette proportion s’établit désormais à 36,1 %. Est-il donc impossible de dépasser significativement le tiers de femmes députées ? La révision constitutionnelle ayant introduit le principe de parité politique avait pourtant été portée par des débats très riches sur la question, et l’ancrage du paradigme paritaire dans l’ordre juridique qui s’en est suivi semblait solide. On en veut pour preuve la révision constitutionnelle de 2008, qui prescrit que la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes non seulement aux mandats électoraux et aux fonctions électives mais aussi aux responsabilités professionnelles et sociales ; ou encore le déploiement d’une intense activité législative visant à instaurer des mécanismes de représentation plus équilibrée, sinon toujours paritaire, des conseils d’administration des grandes entreprises14, aux instances de gouvernance universitaire en passant par la haute fonction publique. Pourquoi alors les femmes sont-elles toujours sous-représentées au Parlement ? Certes, ces élections législatives ont été précipitées. Et dans l’urgence, on peinerait à trouver des candidates, quand il serait facile de recruter des candidats. Modulé au regard du contexte, le discours est bien connu : s’il n’y a pas de femmes au Parlement, c’est parce qu’elles ne s’investissent pas dans la chose publique. Outre que, s’il était exact, il appellerait une réflexion (politique) sur les causes (politiques) d’un sous-investissement des femmes dans ce domaine, ce discours camoufle sans doute une autre explication, plus convaincante : la pratique des mouvements politiques, dont l’indifférence pour la question confine à la faute démocratique...

  7. Les pratiques politiques attestent en effet de la négligence, voire du mépris, entretenus par certains mouvements à l’endroit du principe paritaire. Quelques partis semblent avoir authentiquement intégré l’objectif d’une égale participation des femmes et des hommes au pouvoir politique et sont constants dans leur attention aux candidatures féminines. Et, de fait, ils obtiennent une représentation parlementaire équilibrée du point de vue du sexe, preuve que l’électorat ne boude pas par principe les candidatures féminines. C’est le cas, notamment, des écologistes. Mais d’autres mouvements, plus nombreux, continuent à préférer des pénalités financières, même lourdes, plutôt que de mettre en avant des femmes politiques. Le parti Les Républicains, par exemple, n’a présenté en 2024 que 32 % de femmes.

  8. Même lorsqu’on porte le regard sur les élections au scrutin plurinominal, pour lesquelles le mécanisme paritaire est plus exigeant (puisque les listes qui ne le respectent pas ne peuvent concourir), le bilan est mitigé. Certes, le nombre de femmes élues aux élections municipales, départementales, régionales ou européennes a considérablement cru – et atteint effectivement des proportions proches sinon égales à 50%. Mais les exécutifs locaux demeurent masculins : seules 20% des maires sont des femmes ; 20% des conseils départementaux et 33% des conseils régionaux (six sur dix-huit) seulement sont présidés par des femmes ; et les choses sont à l’avenant pour les intercommunalités.

  9. Plus encore, l’impact de ces mesures sur la conception même du gouvernement politique paraît limité. La composition du gouvernement Barnier nommé à la suite des élections anticipées est, de ce point de vue, emblématique. S’il comptait huit femmes sur dix-neuf ministres de plein exercice – ce qui fournissait les apparences d’un partage paritaire du pouvoir de gouvernement –, il n’était évidemment pas anodin que les cinq ministères régaliens (armées, économie, intérieur, justice, affaires étrangères) fussent confiés à des hommes. Par contraste, les femmes ministres s’y étaient vues confier les portefeuilles stéréotypés au féminin : culture, santé, éducation. Les femmes y étaient en outre plus nombreuses aux postes secondaires du gouvernement – ministres délégués (neuf femmes pour six hommes) et secrétaires d’État (trois femmes pour deux hommes). Plus encore, la composition du cabinet du Premier ministre15 avait ému, puisqu’il ne comptait que trois femmes sur seize membres – soit 82 % d’hommes. L’épisode n’était pas anecdotique : le Premier ministre précédent, Gabriel Attal, s’était entouré d’un cabinet masculin à 78 %16. Elisabeth Borne première ministre avait pourtant bien précisé que les cabinets ministériels devaient se conformer à la logique paritaire, et exigé, en juillet 2023, qu’ils veillent à « une représentation équilibrée », sans descendre en toute hypothèse en deçà d’une proportion de 40% de femmes. En d’autres termes : « les femmes sont bel et bien plus nombreuses, mais seulement là où le pouvoir exercé est le moins influent »17. Voici une des grandes limites du paradigme paritaire : il y a vingt-cinq ans, il était subversif par la redéfinition-même du pouvoir qu’il portait en germe. Mais le voilà progressivement domestiqué et ravalé au rang, au mieux, de mou principe réformateur.

  10. Que peut le droit face à cet immobilisme conservateur aux relents misogynes ? Que peut-il face à cet antiféminisme décomplexé, face à ces mouvements qui entendent contenir, voire revenir, sur les droits conquis par les femmes, construits et présentés comme des menaces pour les privilèges de l’homme blanc ? Ces phénomènes jettent une lumière crue sur l’importance de complexifier et démythifier le discours commun sur l’égalité18, valeur fondamentale de la République, assurément, mais valeur ambivalente. Car le principe d’égalité en droit français s’est historiquement construit sur l’exclusion de groupes minorisés du fait de leur différence sexuelle et raciale19. De ce point de vue, faire et refaire « la généalogie sexuée et raciale de la nation française est [essentiel] pour dénouer les paradoxes contemporains d’une société française entre consensus égalitaire et persistance des inégalités »20.

Lisa Carayon, Maîtresse de conférences, Université Sorbonne Paris Nord, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS) ;
Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeure, Université Paris Nanterre, Centre de Recherches et d’Études sur les Droits Fondamentaux (CTAD - CREDOF) ;
Marc Pichard, Professeur, Université Paris Nanterre, Centre de droit civil des affaires et du contentieux économique (CEDCACE).

Références


  1. Emily Guskin, Chris Alcantara et Janice Kai Chen, « Exit polls from the 2024 presidential election », Washington Post, 2 déc. 2024, en ligne : https://www.washingtonpost.com/elections/interactive/2024/exit-polls-2024-election/↩︎

  2. Sur l’influence de la question raciale en relation avec la classe v. par ex. Sylvie Laurent, Pauvre petit blanc, éditions de la MSH, 2020.↩︎

  3. En ce sens, v. Éric Fassin, « Trump vs. Harris : du genre à l’intersectionnalité », AOC, 18 novembre 2024 : le diplôme est un critère de vote chez les électeurs « Blancs » mais pas chez les autres ; l’auteur en conclut que « c’est une vision racialisée de la classe qu’implique sa définition par le diplôme » ; en revanche, l’« education gap » serait aussi un « gender gap », les jeunes femmes étant significativement plus diplômées que les jeunes hommes.↩︎

  4. Piotr Smolar, « Donald Trump et les femmes, histoire d’une relation toxique », Le Monde, 15 avril 2024.↩︎

  5. Propos tenus à Greeenbay (Wisconsin) le 30 octobre 2024.↩︎

  6. Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes, Rapport Annuel sur l’état du sexisme en France, janvier 2024, not. p. 10 : « le masculinisme gagne du terrain ».↩︎

  7. Christine Bard, Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri (dir.), Antiféminismes et masculinismes d’hier à aujourd’hui, PUF, 2019.↩︎

  8. Christine Bard, citée in Claire Legros, « L’inquiétant regain du masculinisme, cette pensée réactionnaire aux origines millénaires », Le Monde, 12 avril 2024.↩︎

  9. Ivanne Trippenbach, « La théorie complotiste du “grand remplacement” chemine avec Eric Zemmour », Le Monde, 3 novembre 2021.↩︎

  10. Iris Deroeux, Pascaline David, Luc Martinon, « Marine Le Pen et les droits des femmes : les discours et les textes votés », Le Monde, 17 avril 2022.↩︎

  11. V. le Décret du 16 mai 2022 portant nomination du Premier ministre (NOR : HRUX2213740D, JORF, n° 114 du 17 mai 2022), art. 1 : « Mme Elisabeth BORNE est nommée Première ministre » : on notera que la Première ministre Elisabeth Borne est, si l’on en croit le titre du décret, le Premier ministre. Comp. le Décret du 15 mai 1991 portant nomination du Premier ministre (NOR : HRUX9110104D, JORF, n° 113 du 16 mai 1991, p. 6472), art. 1er : « Mme Édith Cresson est nommée Premier ministre ».↩︎

  12. Juliette Pasquier, « Italie : Pourquoi Giorgia Meloni refuse-t-elle de féminiser son titre ? », La Croix, 25 octobre 2022.↩︎

  13. https://www.francetvinfo.fr/societe/droits-des-femmes/journee-internationale-des-droits-des-femmes-elisabeth-borne-denonce-un-sexisme-insidieux-en-politique_6411577.html↩︎

  14. Sont essentiellement concernées les entreprises cotées, les sociétés de plus de 250 salariés et celles qui ont un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d'euros.↩︎

  15. Arrêté du 16 septembre 2024 relatif à la composition du cabinet du Premier ministre (NOR : PRMX2424356A JORF, n° 221 du 17 septembre 2024).↩︎

  16. Arrêté du 18 janvier 2024 relatif à la composition du cabinet du Premier ministre (NOR : PRMX2401667A, JORF, n° 15 du 19 janvier 2024).↩︎

  17. Isabelle Boucobza, Charlotte Girard, « La parité en politique. Le genre, un outil de pouvoir », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman (dir.), La loi et le genre. Études critiques de droit français, éditions du CNRS, 2014, p. 521.↩︎

  18. V. Elsa Fondimare, Stéphanie Hennette Vauchez, « Incompatibility between the “French Republican Model” and Anti-Discrimination Law ? Deconstructing a Familiar Trope of Narratives of French Law », in Barbara Havelkova, Mathias Möschel (dir.), Anti Discrimination in Civil Law Jurisdictions, Oxford University Press, 2019, pp. 56-75.↩︎

  19. V., par ex., Emmanuelle Saada, « Nationalité et citoyenneté en situation coloniale et post-coloniale », Pouvoirs, 2017, n° 160 (1), pp. 113-124, spéc. p. 115.↩︎

  20. Réjane Sénac, « La mythologie de l’égalité : entre valeur républicaine et féminisme de l’altérité », Pouvoirs, 2020, n° 173 (2), pp. 89-100.↩︎