Chez Mediapart, réflexions pour un journalisme attentif aux violences sexuelles et sexistes
Lénaïg Bredoux est journaliste depuis près de quinze ans. Co-directice de la rédaction de Mediapart, elle y est aussi responsable éditoriale aux questions de genre. Elle consacre une large part de son activité à des enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles (VSS).
Bonjour Lénaïg Bredoux. Aux côtés d’autres journalistes de
Mediapart, vous réalisez et publiez de nombreuses enquêtes sur
les violences sexistes et sexuelles. Dans un récent podcast que votre
journal a consacré à l’enquête menée sur Gérard Depardieu1 est évoqué le fait que vous
faites relire vos papiers à vos avocat·es avant publication. Est-ce une
pratique commune à toutes les enquêtes « sensibles » ou une démarche
spécifique aux enquêtes sur les VSS ?
Lénaïg Bredoux : On fait effectivement relire certaines enquêtes sensibles par le cabinet d’avocats avec lequel on travaille, qui est le cabinet Seattle, notamment par Emmanuel Tordjman, qui est le principal avocat de Mediapart pour le droit de la presse. Simplement, ce qui relève de cette catégorie « enquêtes sensibles » est susceptible de varier au fil du temps.
Évidemment, les enquêtes les plus délicates sont celles qui visent des personnalités : nos enquêtes générales sur les violences sexuelles et sexistes à l’université2, dans le monde du vin3, ou dans le cinéma4 ne sont pas aussi sensibles que les enquêtes qui visent une personne en particulier, et encore plus, une personnalité publique. Car, dans ce dernier cas, cela veut dire que son nom sera cité mais aussi que cette personne a des ressources, des avocats, des moyens de défense, etc. Avec une personnalité publique, on sait que le risque juridique est plus élevé. L’évaluation de la sensibilité d’un papier est liée à la difficulté du sujet et au risque juridique.
Je pense qu’au début on a fait relire absolument toutes les enquêtes sur les VSS. On savait très bien que devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris - spécialisée en droit de la presse - on aurait plus de mal à faire valoir l’intérêt général et le sérieux de l’enquête sur ces questions qu’en matière politico-financière, par exemple. La bataille de la légitimité était à mener dans notre propre profession et dans l’espace public en général : faire reconnaître que ces enquêtes participent au débat d’intérêt général et qu’elles poursuivent un but légitime, selon les critères du droit la presse. Exactement comme les féministes avaient cette bataille à mener plus généralement dans la société.
Au début on nous disait : « c’est des affaires de coucherie, c’est des affaires de vie privée ». Pour ma part, j’ai commencé à travailler sur les VSS au moment de l’affaire Dominique Strauss-Kahn, en 2011. Si on prend le discours médiatique à cette époque et qu’on le compare avec celui d’aujourd’hui, il est évident qu’il a évolué, et dans un temps relativement court. Il est évident que cette idée de protection de la vie privée, qui imprégnait fortement la culture française et le droit de la presse, se retrouvait devant les tribunaux. Nous avons d’ailleurs été poursuivi·es une fois pour atteinte à la vie privée dans le cadre d’une enquête qu’on avait publiée sur les VSS : on a gagné, mais il est intéressant que la personne ait choisi cette voie plutôt que celle de la diffamation.
Ces procédures témoignent d’une évolution : les plaintes en diffamation, qui ont un effet bâillon à l’égard des victimes, ont permis, dans le cas de la presse, de construire une forme de jurisprudence sacralisant l’intérêt général et la légitimité des enquêtes journalistiques sur les VSS, notamment depuis l’affaire Baupin (révélée en 2016, procès en diffamation en 2019). De fait, je ne fais plus systématiquement relire mes enquêtes par nos avocat·es : j’estime, après tant d’années, pouvoir apprécier moi-même quand il y a un risque juridique, en fonction du nombre de documents dans l’enquête, des éléments matériels présents, du nombre de témoignages mais aussi de la part de témoignages anonymes parmi ces derniers…
Est-ce que le fait que les VSS soient
présentées comme relevant de la vie privée change malgré tout quelque
chose sur la façon dont vous les appréhendez ? Dont vous faites vos
enquêtes ?
LB : Bien entendu, on essaye de se défaire de la perception que les VSS relèveraient de la vie privée. Mais il faut faire la différence entre ce qu’on pense abstraitement (qu’elles n’en relèvent pas du tout) et le fait qu’on baigne dans une société qui nous fait parfois ressentir des tiraillements.
La notion de vie privée s’est abusivement, pendant très longtemps, étendue à la commission de possibles crimes et délits en matière sexuelle. Concrètement, on parlait de vie privée pour en réalité parler de violences sexuelles. Il s’agit d’un usage abusif d’une notion – pourtant essentielle – qui servait, dans ce cas, à masquer une réalité sociale et à protéger des personnes autrices de violences, y compris par une impunité médiatique totale. C’est pour ça que notre position est claire : les VSS en tant que faits infractionnels ne relèvent pas de la vie privée.
Après, ça ne veut pas dire que c’est toujours évident ; il y a plein de moments, quand on fait les enquêtes, où c’est délicat, où on se pose des questions sur cette notion de vie privée. D’abord parce que, même si c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, on nous l’oppose parfois encore. Ensuite, parce qu’effectivement, il y a des enquêtes où la frontière n’est pas évidente entre la dénonciation légitime de violences sexuelles et la vie privée. Et cette frontière est d’autant moins évidente à tracer comme journaliste qu’on n’est pas juge, ni policier ou gendarme.
Un bon exemple : les violences psychologiques. Sur ce sujet, ce n’est vraiment pas évident : on n’a pas encore beaucoup de jugements rendus et peu d’éléments qui peuvent servir à nourrir notre réflexion comme journalistes. On manque parfois de connaissances plus précises sur les violences psychologiques qui nous permettraient de dire avec certitude quand on peut les qualifier comme telles, contrairement à la jurisprudence sur le viol, sur les agressions sexuelles ou sur le harcèlement sexuel, où les notions sont plus clairement définies.
L’autre question qui se pose à nous en tant que journalistes est : jusqu’où va l’intérêt général et le débat d’intérêt général ? L’affaire concernant Julien Bayou l’a montré. Nous avons estimé à Mediapart que dans ce cas précis, poser la question sur l’utilisation d’un parti politique comme un espace où l’on peut multiplier les relations, une forme de prédation sexuelle, sans pour autant utiliser de violence. Cela peut poser un problème politique – surtout dans une organisation féministe. Sur ces sujets, on voit que les frontières et les marges se redéfinissent et qu’il y a une évolution importante de la profession.
Vous avez utilisé l’expression « impunité
médiatique totale » qui fait écho à ce qui est au contraire souvent
dénoncé : l’existence d’un tribunal médiatique. Comment vous
positionnez-vous sur cette notion ?
LB : Je pense qu’il faut remettre cette expression dans son contexte. Il y a une masse de travaux universitaires et statistiques sur le traitement médiatique des VSS depuis des décennies. C’est un travail scientifique qui a été mené dans plein de pays du monde, avec des chercheurs et des chercheuses reconnu·es. Il y a donc quelque chose d’un peu vertigineux à être encore à ce point-là du débat et de voir tout ce savoir universitaire balayé comme s’il n’existait pas. Or, ce savoir, il existe et il dit deux choses. Premièrement, le traitement médiatique invisibilise les femmes et, deuxièmement, il véhicule un grand nombre de stéréotypes.
Une fois que l’on dispose de ces éléments sur le traitement des femmes, on peut l’appliquer à la question des VSS. Ce qu’on constate, c’est que ces questions ont pendant longtemps aussi été invisibilisées ou anecdotisées ; elles sont tournées en ridicule et jamais mises en regard des statistiques plus globales, par exemple sur les féminicides. Jusqu’à #Metoo, les VSS étaient très souvent traitées soit d’un côté par la figure du monstre, soit la figure du folklore : « elle l’a tellement énervé qu’il a fini par la tuer, le pauvre ! ». Sauf qu’un tel traitement ne remet pas ce « fait divers » en perspective avec le nombre de féminicides dans l’année, ou avec l’ampleur des violences faites aux femmes etc. Je vous dis des évidences, mais c’est vraiment un traitement médiatique que l’on retrouve encore.
Or le travail scientifique sur les VSS est massif : d’étude en étude, les mêmes éléments se répètent. La question qui s’est posée à nous était : que faire de ces éléments en tant que journaliste ? Soit on ferme les yeux et on dit que tout ça n’existe pas, soit on envisage que le traitement que l’on fait de l’information est peut-être biaisé. En tant que journaliste, on a forcément des biais, comme tout le monde, et on les répercute dans notre travail journalistique. Le problème de nos biais à nous, c’est la caisse de résonance qu’ils ont. Nous devons être d’autant plus vigilant·es à nos pratiques professionnelles que l’on répercute une vision du monde dans la presse. À partir du moment où on traite mal ces informations, on invisibilise les femmes et on participe à biaiser globalement le regard de la société sur les VSS.
Par ailleurs, en faisant mal notre travail on influence aussi négativement les politiques publiques. Parce qu’on sait très bien que, lorsque les choses sont mal nommées, il n’y a pas de politique publique adaptée ensuite pour les prendre en charge. La presse n’est pas la seule à jouer un rôle déterminant dans ces questions, mais elle joue un rôle important. Donc c’est à nous de corriger ces biais et de veiller à y être attentifs et attentives, de réfléchir à ce qu’on fait.
Pour revenir à votre question, quand on décide de ne pas traiter les violences sexistes et sexuelles, c’est-à-dire qu’on ne les traite pas à la hauteur de ce qu’elles sont et de ce qu’elles représentent, on organise l’impunité. Comme les partis politiques qui ne suivent pas les alertes, comme les sections disciplinaires dans les universités qui n’en ont rien à faire, comme les plaintes qui sont classées etc. C’est ça la réalité : la presse participe à l’impunité des auteurs de VSS dans la société en ne se saisissant pas sérieusement de ces sujets.
Je prends l’exemple de Dominique Strauss-Kahn : quand il a été mis en cause pour viol en 2011, il y a eu énormément de journaux pour expliquer que ça faisait des années qu’ils avaient des alertes, qu’ils avaient mis en place des mesures de protection des jeunes journalistes qui allaient l’interviewer etc. Mais ils ne se sont pas dit : « on va faire une enquête journalistique sur ce sujet ». Ils ont pris le sujet au sérieux d’une certaine manière, en protégeant leurs salarié·es, mais ils ne l’ont pas pris au sérieux journalistiquement, en n’en faisant pas une information digne d’être traitée en tant que telle. De ce point de vue, ils ont participé à masquer une réalité possible. Je ne sais pas ce qu’ils auraient trouvé à l’époque s’ils avaient enquêté, mais force est de constater qu’ils ne l’ont pas fait.
En fait, toutes les enquêtes que la presse ne fait pas, que la presse n’a pas faites, participent à leur échelle de l’impunité générale, au même titre que la police, que la justice, que toutes les institutions qui ont contribué pendant des années à silencier la parole des victimes.
Le
principal reproche adressé au « tribunal médiatique », c’est qu’il
ferait fi de la présomption d’innocence …
L. G. Sur la présomption d’innocence, l’accusation est souvent un faux procès : on l’a brandie pour empêcher les enquêtes d’être publiées. Mais la présomption d’innocence, c’est une notion pénale. Une notion indispensable, à laquelle, à titre personnel, je suis très attachée : c’est un des fondements de l’État de droit. Mais c’est un concept de politique pénale, ça n’a rien à voir avec le travail de la presse. Nous, on a aussi un cadre légal à respecter : c’est la loi de 1881. Elle impose notamment le respect du contradictoire, la prudence dans l’expression, la légitimité du but poursuivi, le sérieux de l’enquête. Ces critères de la diffamation, c’est notre boussole légale. C’est ça, la déontologie journalistique et ça n’est déjà pas mince.
Puisque
certaines des affaires que vous avez traitées ont donné lieu à des
poursuites, avez-vous avez déjà été appelée à témoigner dans des procès
? Est-ce que c’est quelque chose auquel vous avez déjà collectivement
réfléchi ?
LB : À ce jour, nous n’avons jamais témoigné à la barre – autrement que pour les procès en diffamation – mais nous avons déjà été convoqué·es dans le cadre de l’enquête. Et nous faisons toujours la même réponse : ce que l’on peut dire est déjà dans l’enquête journalistique publiée. Nous nous attachons à la protection des sources des journalistes. Car il arrive que nous soyons convoqué·es parce qu’il y a des témoignages anonymes, pour nous demander si on peut donner l’identité des personnes et la réponse est : non. Il arrive par contre qu’on fasse passer le message à notre témoin en lui disant que la police cherche à le contacter.
On n’est pas des auxiliaires de justice. On sait bien que les enquêtes journalistiques ont des conséquences pour les gens, donc il ne s’agit pas de se déresponsabiliser, mais il faut que chacun puisse faire son travail le plus correctement et le plus librement possible ; on ne peut pas mélanger les genres.
Le seul cas dans lequel on se retrouve au tribunal, c’est le procès en diffamation. Moi, ça m’est arrivé dans le cas du procès Baupin et on s’est retrouvé sur le même banc que les victimes. Du coup, nos défenses sont, d’une certaine façon, solidaires…
À propos des rapports avec les victimes, dans ce
contexte de loi du silence que vous évoquiez, acceptez-vous qu’une
victime refuse finalement d’être citée alors même qu’elle vous aurait
parlé dans un premier temps ? Quelle est l’éthique que vous avez définie
au sein de la rédaction ?
LB : Au sein de Mediapart, on a fait un choix assez radical qui n’est pas partagé par plein d’autres journaux : on respecte le souhait de la personne qui se présente à nous comme victime. Par conséquent, si elle ne veut pas la médiatisation, on ne publie pas l’enquête. En fait, on ne fait pas des papiers dictés par les victimes, même si leur parole est une condition indispensable à l’existence de l’enquête. On fait des enquêtes journalistiques et, pour cela, on doit recouper tous les éléments et interroger de nombreuses personnes : il n’y a jamais uniquement la parole des victimes dans les enquêtes journalistiques qu’on publie. Jamais. Mais si la victime refuse que l’enquête soit médiatisée, on ne la médiatisera pas. C’est déjà arrivé qu’on ait une enquête en cours, qu’une plainte soit révélée par une autre rédaction et que la victime découvre dans la presse que sa plainte figure dans un autre journal, à qui elle n’a jamais donné son accord, par lequel elle n’a même parfois jamais été contactée.
Est-ce que cela veut dire qu’une personne
peut bloquer la publication d’une enquête alors qu’elles sont plusieurs
à dénoncer des faits dans la même affaire ?
LB : Non, s’il y a plusieurs personnes qui témoignent, alors, ce qu’on ne publie pas, c’est uniquement l’histoire de la personne qui a finalement refusé la médiatisation, mais on publie les autres. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne fait jamais sans le consentement des personnes : c’est des enquêtes qui portent sur le consentement donc on ne va pas nous-mêmes commencer à tordre le bras à cette notion. On n’est pas dans la même position qu’un procureur qui peut décider de poursuivre même si la victime ne le souhaite pas : on n’incarne pas le ministère public.
Comment avez-vous fait ce
choix ?
LB : Nous, notre responsabilité, c’est précisément d’accueillir cette parole. Comment faire vraiment son travail de journaliste sans avoir pu poser toutes les questions qu’on souhaite à la personne qui se présente à nous comme victime ? Si elle se rétracte, on ne sait pas quelle peut en être la raison. Est-ce que c’est parce qu’il y a un élément dont elle ne veut pas parler ? Est-ce que c’est parce que, en fait, il y a un témoin de son histoire qui s’est rétracté ? On n’en sait rien. Et comme on n’en sait rien, on ne peut pas prendre le risque de publier.
En plus des considérations éthiques qui sont pour moi insurmontables, la rétractation d’une victime pose des questions sur la solidité de l’enquête. Ça veut dire qu’en cas de procès en diffamation, on va devoir justifier le fait d’avoir publié une enquête contre l’avis de la personne principalement concernée, qui ne viendrait pas au tribunal attester du sérieux du travail etc. Ce n’est pas un positionnement évident.
A quel moment décidez-vous que vous avez
assez d’éléments pour publier votre enquête ? Vous est-il arrivé de
sortir de premiers éléments afin de susciter de nouveaux
témoignages ?
LB : La question est récurrente : est-ce qu’on a assez de témoignages et d’éléments pour publier ? En général, la conclusion de cette discussion au sein de la rédaction est : « on attend d’avoir plus pour publier ». Parce que ce n’est pas satisfaisant journalistiquement : on a toujours envie d’être le plus précis possible, le plus complet possible, qu’il y ait le plus d’éléments d’enquête. C’est peut-être un défaut de notre travail : les papiers sont parfois longs. Mais je pense que notre priorité, c’est que l’enquête soit la plus forte possible.
Il nous arrive ensuite souvent qu’une première enquête suscite de nouveaux témoignages, mais on ne fait pas pour autant une suite systématiquement. Parfois, dans la première enquête, il y a suffisamment d’éléments qui dessinent un environnement et décrivent des mécanismes et à partir de là il est loisible à la justice ou aux institutions concernées de s’en emparer pour prendre les mesures les plus adaptées. Ce n’est pas à nous de mener une guérilla.
Parfois, au contraire, on fait des suites, souvent dans deux hypothèses. Soit il s’agit d’une personnalité tellement connue que ça se justifie en termes d’intérêt général ; soit des faits plus graves que les premiers nous ont été révélés et nécessitent d’être portés à la connaissance du public. C’est une information nouvelle et cela peut modifier significativement l’environnement que l’on a décrit dans le premier article.
Au sujet de la parole de la victime, comment
est-ce que vous conciliez la posture féministe qui consiste à croire les
victimes et les exigences d’une enquête journalistique ?
LB : « Je te crois » ? Nous, notre tâche n’est pas de dire cela aux victimes. Quand on dit qu’on est féministe chez Mediapart – et moi je le dis sans problème – cela ne signifie pas tant un positionnement personnel qu’une posture professionnelle qui consiste à essayer de bien faire son travail.
C’est exactement ce que je disais à propos de l’impunité médiatique totale. On sait aujourd’hui que le traitement médiatique est biaisé et surtout que, pendant très longtemps, la presse n’a pas enquêté sur les violences sexistes et sexuelles alors qu’elle aurait dû le faire. Notre mission principale de ce point de vue-là, qu’on peut qualifier de féministe si on veut, est précisément d’être au plus près de la réalité et de prendre à bras le corps ces sujets pour en faire des sujets d’intérêt général, parce que ça l’est.
Pour moi, c’est ça la question : comment rendre le journalisme sensible aux VSS ? Et cela implique d’avoir des règles d’enquête qui soient, précisément, respectueuses du contexte dans lequel on s’inscrit. Très souvent, les victimes ont frappé à de nombreuses portes sans que personne ne les ait écoutées, ou ont subi des menaces, ou ont perdu leur travail, avec des conséquences extrêmement fortes pour parfois des faits d’une gravité relative. Les conséquences sont parfois démesurées parce que, justement, il n’y a pas eu cette prise en charge suffisante par les institutions judiciaires, par leur employeur, par leur parti politique, etc.
Nous, en tant que journalistes, on arrive dans ce contexte et c’est pourquoi on doit veiller à être respectueux·ses, dans notre travail journalistique, des gens qui viennent à nous et qui nous confient leur histoire, parfois très douloureuse. Pour moi, respecter leur consentement au sujet de la médiatisation de leur histoire, cela fait partie de ce respect général à l’égard des personnes.
En revanche, je ne dis jamais seulement aux gens : « je vous crois » ou « je te crois ». On leur explique souvent : pour nous, la question n’est pas de savoir si « je te crois », mais c’est de savoir si on va avoir suffisamment d’éléments d’enquête pour pouvoir publier un papier au sujet de ce témoignage. Donc la question, ce n’est pas « je te crois ou je ne te crois pas », mais « est-ce que j’aurai suffisamment d’éléments d’enquête convaincants qui nous permettent de publier quelque chose à ce sujet ? ». Si on ne publie pas, cela ne veut pas dire qu’on ne les croit pas ou qu’on pense qu’elles mentent. Cela veut dire qu’on n’a pas suffisamment d’éléments. On ne dit d’ailleurs rien non plus de cet ordre aux auteurs de violences…
À propos des auteurs justement : avez-vous
une pratique du contradictoire spécifique à la question des
VSS ?
LB : La pratique du contradictoire est essentielle à notre travail – c’est une obligation déontologique. Nous y sommes habitué·es sur tous les sujets. Après, notre pratique est-elle différente sur les VSS ou les autres sujets ? Je pense que notre pratique a tendance à s’harmoniser : aujourd’hui, on publie un grand nombre d’enquêtes sur les violences sexuelles et ça devient un objet médiatique banal.
Mais il est vrai qu’on laisse souvent des délais longs, voire très longs, pour le contradictoire, contrairement d’ailleurs ce qui est véhiculé par le blabla médiatique sur le respect du contradictoire. Pour le coup, je peux en attester, et ma boîte mail le démontre : en général, c’est minimum 48 heures mais, pour les VSS, on peut attendre parfois jusqu’à deux semaines. En fait, on procède en plusieurs étapes selon le schéma général suivant.
La première étape, c’est de solliciter un rendez-vous où on leur dit immédiatement pourquoi on les contacte. On essaye de les avoir directement parce que on ne sait pas, pour cette affaire-là, quel·le serait leur avocat ou leur avocate et on ne veut pas révéler des faits à quelqu’un qui n’est pas mandaté pour défendre la personne. La plupart du temps, les mis en cause refusent de nous parler, sur les conseils de leur avocat·e. Parfois, ils acceptent d’abord, puis parlent avec leur avocat·e qui leur dit de refuser. Si on n’a pas de réponse, on envoie ensuite un autre message pour les convaincre de nous parler. En dernier lieu, on envoie directement une liste de questions en leur proposant d’y répondre par écrit, ou de nous rappeler pour que l’on en discute.
Au début, on ne donne pas vraiment de délai pour répondre mais, quand on en arrive là, on finit par en mettre un. Car il faut quand même rédiger l’article… Au moment où on lance le contradictoire, on n’est pas prêt à publier, surtout sur les violences sexistes et sexuelles ! Nous avons déjà les grandes lignes, mais le texte n’est pas écrit. Évidemment pour pouvoir mettre en œuvre le contradictoire, il faut que tous les éléments soient sur la table. Parfois cela suscite d’ailleurs une incompréhension – ou une fausse indignation – de la part des avocats par exemple : « Attendez, ça fait des mois que vous travaillez, c’est seulement maintenant que vous nous contacter !?». Mais si on lance le contradictoire avant d’avoir tous les éléments d’enquête, ça n’a aucun sens : on ne va pas revenir vers les victimes à chaque nouvel élément avancé par les mis en cause, et vice-versa. Même en termes de respect des personnes, cela poserait de nombreux problèmes éthiques.
Pour autant c’est vraiment extrêmement important de pouvoir rencontrer la personne mise en cause en vrai, j’y crois vraiment. Il m’est déjà arrivé de mettre une enquête à la poubelle après un contradictoire ! Outre que c’est une obligation légale, journalistiquement, je suis convaincue que c’est essentiel. Lorsque vous rencontrez la personne, vous mesurez l’effet et les conséquences de votre travail et c’est important de matérialiser ça. Par ailleurs, souvent, cela apporte beaucoup en termes d’information : la parole des mis en cause peut être très stéréotypée, avec des tactiques de défense très classiques ; mais il arrive aussi de temps en temps que des personnes reconnaissent au moins une partie des faits, même si elles nient souvent leur caractère délictuel ou criminel ! Elles peuvent aussi s’excuser, dire qu’elles sont d’une autre génération ou d’un autre temps et qu’elles n’ont pas pris la mesure de leurs actes. Je trouve que, en termes journalistiques, c’est vraiment intéressant parce que cela apporte à la compréhension des violences sexuelles.
Cette reconnaissance des faits, ces excuses,
est-ce pour vous une forme de victoire ? Cela pose la question de ce
qu’on fait de la parole des hommes dans le féminisme…
LB : Oui, ce n’est pas la situation la plus fréquente, mais c’est intéressant parce que cela dit quelque chose du moment dans lequel on est. Cela dit quelque chose du temps, de l’époque et aussi du mécanisme des violences. C’est dire « Moi, à mon époque, ça se faisait de dire qu’on allait coucher avec une actrice. Je n’ai pas vu le problème pendant des années ». Je suis sûre que c’est vrai, qu’ils n’ont pas vu le problème. Et le fait qu’ils soient confrontés, tout d’un coup, à un nouveau regard et qu’ils acceptent ce nouveau regard, au moins en façade, je trouve ça vraiment intéressant. Et oui, je pense qu’il faut assumer le fait que la presse peut parfois contribuer à changer la société - j’espère positivement - en faisant émerger des choses cachées. C’est même le cœur de notre travail : révéler des faits qui ont vocation à être cachés par les pouvoirs publics ou d’autres dispositifs. Il y a des enquêtes journalistiques qui ont contribué à changer la société : #MeToo a quand même commencé avec une enquête journalistique5.
Après, plus généralement, donner la parole aux hommes, c’est moins une question de principe qu’une question de traitement. Je pense à cette Une de Libé pour un 8 mars, qui donnait la parole à un homme agresseur6 : c’est un bon exemple. Ce n’est pas seulement une question de date : donner la parole à un homme le 8 mars, les journaux font ce qu’ils veulent. Mais, tout d’un coup, c’est un homme qui fait son examen de conscience, qu’on publie in extenso, sans aucun élément de contexte, sans aucun élément d’enquête, sans aucun travail journalistique. Par ailleurs, sous couvert d’examen de conscience, il déplie tous les arguments qu’on voit partout. En l’occurrence, tout ce qu’il mettait en avant, de façon extrêmement brillante - car c’est quelqu’un qui, manifestement, est à l’aise dans l’écriture (ce qui, socialement, n’est pas du tout partagé, et c’est, je le glisse au passage, un gros biais) - tout ce qu’il disait donc est présenté par Libération comme étant un fait nouveau : « Regardez, c’est incroyable, un homme se questionne enfin ! ». Or ce qu’il dit dans cette lettre, c’est exactement ce que disent énormément de mis en cause à la barre des tribunaux. Donc, pour moi, on contribue à mal nommer les choses : on fait croire que c’est quelque chose de nouveau, alors que c’est quelque chose de très classique. C’est ça le traitement journalistique qu’on devrait faire : dire quels sont les arguments des hommes pour justifier les violences sexuelles qu’ils commettent. Mais ce n’est pas du tout ce qui est fait à ce moment-là.
C’est un peu comme le procès dit des viols de Mazan. Une partie de la couverture médiatique m’a vraiment surprise : c’est, justement, la surprise générale ! C’est normal quelque part : deux mille ans de patriarcat, ça ne s’enlève pas comme ça. La compréhension des violences, et du fait qu’il s’agit d’un fait social structurant, sont difficiles à intégrer… Ce que dit le procès Mazan de la manière dont les hommes conçoivent le corps des femmes, dont notre société pense la sexualité des femmes et celles des hommes hétérosexuels, figure déjà dans des milliards de pages de travaux scientifiques, d’enquêtes journalistiques, de livres etc. En résumé : tout était déjà là et on est encore surpris !
Et très souvent, sur la parole des hommes, on entend qu’il faut accueillir cette parole. C’est vrai mais en réalité, elle est là tout le temps ! Les arguments que les hommes donnent pour justifier les violences, on en a plein dans la littérature, le cinéma, les tribunaux, les journaux… Pourquoi ne la voit-on pas ? Et pourquoi dit-on « maintenant, il est temps de les entendre » ? J’avoue, je ne comprends pas.
En 2020, un chef cuisinier, Taku Sekine,
s’est suicidé alors que vous enquêtiez sur des faits de violences
sexuelles le concernant. Est-ce que cet événement a eu des conséquences
sur votre manière de travailler ?
LB : C’est évidemment un événement dramatique, pour lui et pour sa famille. Le suicide est toujours profondément bouleversant. Quels que soient les faits reprochés à la personne, on ne peut jamais souhaiter cela.
Mais si l’on en revient à la pratique du journalisme : on était loin d’avoir fini cette enquête. Nous n’avions d’ailleurs pas entamé la phase dite du contradictoire – ce n’est pas par Mediapart que Taku Sekine a découvert que des femmes se plaignaient de lui. C’est sur les réseaux sociaux. Après son décès, on a décidé de ne pas publier d’enquête sur les faits qui lui étaient reprochés et notamment parce que le contradictoire était devenu impossible.
Cette affaire pose une question intéressante à propos des personnes décédées. Pendant très longtemps, on a arrêté les enquêtes que nous avions en cours après le décès de la personne mise en cause. Il y a par exemple le cas de Claude Lanzmann : après son décès, il a été fait état sur les réseaux sociaux du fait que Mediapart enquêtait sur lui. On avait effectivement reçu des alertes, et entamé un travail journalistique que l’on a arrêté au moment de son décès. Il nous avait semblé évident, à l’époque, de mettre fin à ce travail.
Aujourd’hui, de nouvelles questions se posent avec l’affaire de l’abbé Pierre, ou même d’un des cofondateurs du Planning familial. Dans les deux cas, ce sont des personnes décédées et pourtant, il y a bien des enquêtes : enquêtes journalistiques, enquêtes internes au sein de leurs institutions. Ces affaires posent de nouvelles questions au journalisme et il ne faut pas être figé sur une position de principe : la question du contradictoire se pose de manière renouvelée.
À propos de la Fondation abbé Pierre par exemple, on a fait une émission sur Mediapart, avec Pascale, une des personnes qui a témoigné des violences qu’elle a subi de la part de l’abbé Pierre, Caroline De Haas qui a piloté l’enquête interne, Véronique Margron, qui est une religieuse qui travaille sur les violences sexuelles dans l’Église. On a contextualisé cette affaire : Caroline de Haas a apporté des éléments de l’enquête interne menée par son cabinet, Égaé, qui avait retrouvé des courriers, étudié le mode opératoire, très similaire, entre les différents témoignages… Elle apportait notamment des éléments de corroboration du témoignage de Pascale. En amont, nous avions aussi fait un travail pour recouper les lieux et les dates attestant qu’elle avait bien rencontré l’abbé Pierre.
Ces recoupements permettent de faire une première vérification des éléments matériels. Même si le principal accusé est décédé, le sérieux de l’enquête est très important. Or, dans cette affaire, il y a énormément de sources documentaires qui remontent à la surface petit à petit et qui sont autant d’éléments ou d’indices concordants permettant d’apprécier la véracité des témoignages.
Cela m’a fait beaucoup évoluer sur la situation des auteurs décédés : si on ne peut pas faire ce contradictoire aujourd’hui, c’est précisément à cause de l’impunité générale, y compris l’impunité médiatique, dont a bénéficié l’abbé Pierre pendant des années. Cette affaire est un très bon exemple : il y a eu des alertes depuis les années 1950, des témoignages, des écrits, des demandes visant à l’écarter de la fondation abbé Pierre, des lettres d’évêques… Sur la base de ces très nombreux éléments, on peut penser que l’Église, la Fondation abbé Pierre, et aussi peut-être la presse, ont couvert les agissements de l’abbé Pierre.
Si la révélation des faits arrive trop tard, notamment pour pouvoir faire le contradictoire, ce n’est pas de la faute des femmes qui ont subi ces agressions ou ces harcèlements, mais à cause de toutes les instances qui ne les ont pas suffisamment prises en considération. L’intérêt général réside précisément ici : c’est bien à cause de tous les mécanismes propres aux violences sexuelles que la parole n’arrive à être entendue qu’après la mort des personnes concernées. Ce n’est pas parce que les victimes auraient attendu, de façon malsaine, que les auteurs meurent pour pouvoir les dénoncer mais bien parce qu’avant, quand elles l’ont fait, on ne les a pas écoutés. Ou parce qu’elles ne se sentaient pas capables de parler, parce qu’elles se sont dit qu’on ne les aurait pas écoutées. Pour l’abbé Pierre, c’est évident. Moi, la personne que j’ai vue à propos de l’abbé Pierre, elle dit « Mais, vous imaginez, c’était Dieu ! ».
Je pense donc que, dès lors que l’impunité a été totale pendant des années, il est important que les différentes institutions, y compris la presse, puissent s’en saisir. C’est, à mon sens, suffisant pour justifier le fait de médiatiser ces affaires aujourd’hui.
Donc vous diriez que vous avez changé de
doctrine ? Dans l’idée que, même si la personne mise en accusation est
morte, il est important, presque comme un rattrapage, de montrer
l’ampleur des VSS, y compris pour le passé ?
LB : Est-ce que ça vaudrait le coup de tous les déterrer ? Non, pas forcément. Il faut quand même toujours réfléchir au cas par cas, aller là où ça fait bouger les choses.
Ce qui m’a fait évoluer, c’est notamment le cas des violences sexuelles dans l’Église où il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup de mis en cause qui sont décédés. C’est là aussi où, pour moi, le travail de la CIASE a été vraiment très intéressant. La réflexion sur la façon d’accueillir la parole des victimes, sur l’organisation d’une forme de réparation qui peut ne pas être une réparation judiciaire est quelque chose auquel je crois beaucoup et qui peut aussi être important pour les victimes.
Donc, de ce point de vue-là, oui, ça m’a fait évoluer. Néanmoins, comme pour toutes les enquêtes sur les VSS, on se pose la question à chaque fois : « Est-ce que ça vaut la peine ? ». Il faut qu’on puisse justifier la publication. Pas uniquement devant un tribunal, mais pour nous-mêmes. Il ne faut jamais le faire à la légère, parce qu’il y a des familles, des personnes derrière. Il ne s’agit pas de faire un grand déballage comme ça, gratuitement. Quand c’est l’abbé Pierre, vu la figure qu’il représente, ou même le fondateur du Planning Familial, vu ce qu’incarne le Planning Familial, ce qu’est leur histoire, il semble logique de publier.
Vous parlez de la qualité journalistique, de
la satisfaction du travail bien fait. Mais quel est votre objectif ?
Juste le débat d’intérêt général ou, malgré tout, que la justice se
saisisse de certains dossiers, que des sanctions soient prononcées
?
LB : Je ne sais pas si on répondrait tous et toutes de la même manière. Mais, moi, je ne me pose pas trop la question des sanctions pénales notamment. Car que serait une conséquence « satisfaisante » ? Du point de vue de qui ? De la victime ? Du mis en cause ? De la société ? Franchement, je ne me sens pas du tout capable de dire, à moi seule, ce qui est bon ou mal pour la société.
Ce qu’on essaye de raconter dans chaque enquête, ce sont les mécanismes qui sont à l’œuvre et qu’on retrouve dans d’autres cas. Donc, à chaque enquête, il s’agit de raconter ce qui dit quelque chose de plus large. Ce que je trouve satisfaisant, c’est de voir ces mécanismes reconnus comme tels. La question de la soumission chimique ; la façon dont la politique est faite par des hommes pour des hommes depuis longtemps ; la façon dont la place des femmes dans la politique est tout à fait subalterne ; dans l’industrie du cinéma, comment la précarité des petites mains sert en fait de terrain de jeu géant à des acteurs qu’on a mis sur un piédestal pendant des années ou à des réalisateurs qu’on a mythifiés de manière complètement délirante au nom de l’art, comment tout cela sert, en fait, à organiser une prédation généralisée des corps etc. Pour moi, mettre tout ça en lumière est vraiment satisfaisant.
Je sais que, souvent, pour les personnes qui témoignent auprès de nous, leur satisfaction pourrait résider dans la sanction. Mais la mienne est plus dans la reconnaissance de ces mécanismes.
C’est une question qu’on s’était énormément posée pour la première enquête qu’on a faite : l’affaire Baupin en 2016. À l’époque, en plus de l’argument de la protection de la vie privée, de la protection de sa femme, ses enfants, etc, des gens nous disaient : « Mais pourquoi lui ? Il y en a plein d’autres ! Ce n’est pas forcément le pire ! ». Ça vous taraude forcément quand on vous dit ça car oui, sans doute, ce n’est pas le pire. Pourquoi lui alors ? En fait, il y a une part de hasard, il faut bien le reconnaître. Et ce hasard est pour lui une malchance… Dans cette affaire, c’est une histoire de source, d’intérêt, de rencontre. Il met du rouge à lèvres un 8 mars et, boum !
Cette part de hasard, les mis en cause le vivent mal, ce que je peux en partie comprendre. Mais nous, ce que l’on a voulu, et on y a beaucoup réfléchi, c’est raconter ce que cela disait de la politique. Ma satisfaction a été de voir que la question politique a été aussitôt dominante dans cette affaire. Très vite, il y a eu la une de Libé puis du JDD dont je me souviendrai longtemps : seize femmes politiques qui disent « Maintenant ça suffit le sexisme en politique ».
Que Baupin ne reviennent plus à l’Assemblée, qu’il ne soit plus député ou autre, ça, ce n’est pas trop mon affaire. Car je ne sais pas, moi, ce qui est juste comme sanction, je ne sais pas combien de temps elles devraient durer. Je suis bien incapable de répondre à ces questions de but en blanc… Ce qui me satisfait, c’est de faire émerger ces sujets dans l’espace public.
Et lorsque vous écrivez, quelle réflexion
entretenez-vous sur l’usage de mots « judiciaires » : victimes, accusés,
viol etc. ?
LB : On y veille ! Il y a une discussion en cours avec notre avocat, Emmanuel Tordjman du cabinet Seattle, sur le point de savoir si ces termes sont entrés dans le langage courant. Lui, de son point de vue d’avocat, il voit évidemment des termes qui ont une connotation judiciaire. Par exemple, le verbe « accuser » : il estime que cela signifie systématiquement qu’une plainte a été déposée. S’il n’y a pas de plainte, on ne peut pas dire « elle les accuse ». Mais est-ce que le terme n’est pas dans le langage courant ?
C’est pareil sur les qualifications pénales. Nous, on privilégie souvent le fait de dire « violence sexiste et sexuelle » pour ne pas utiliser de qualification pénale, notamment dans les titres des articles. Ce qui, d’ailleurs, nous est parfois reproché en disant qu’on mêle des choses d’une gravité très différente sous un vocable générique. Mais la raison pour laquelle on le fait, c’est précisément pour ne pas imputer une qualification pénale à quelqu’un dans le cadre d’un titre, qui est la partie la plus visible de l’article.
Le mot « victime » pêche par un autre point : dans le langage courant, il n’a pas la même connotation que dans la procédure judiciaire. Parce que la victime, dans la procédure judiciaire, c’est juste la personne dont on va chercher à savoir si elle a subi une infraction, ça ne veut pas dire que l’accusé est reconnu coupable. Or, dans le langage courant, la victime sous-entend la culpabilité du mis en cause. C’est pour ça qu’on évite le mot « victime ».
Autre exemple : l’utilisation du mot « viol ». L’usage dans la presse est de mettre entre guillemets les qualifications pénales quand les personnes sont simplement mises en cause, pour éviter de préjuger de leur culpabilité. Or, sur les violences sexuelles, la perception qui est faite des guillemets quand on écrit « viol » est plutôt que l’on remet en cause le témoignage de la personne, parce qu’on s’inscrit dans un tel contexte de remise en cause de la parole des victimes de manière générale. Donc, nous, on évite de le faire au maximum, c’est une spécificité du traitement des violences sexuelles. Si vous écrivez « recel d’abus de biens sociaux », personne ne va se dire « Ah tiens ? ils n’ont pas l’air de croire que c’est vrai ». On a d’ailleurs une réflexion en cours pour supprimer tous ces guillemets, de façon générale.
On écrira donc « elle l’accuse de viol », « elle dénonce un viol ». C’est factuel, ce sont les mots qu’elle utilise, c’est ce qu’elle décrit. Mais, il y a dix ou quinze ans, on aurait dit « c’est une qualification pénale » et on n’aurait pas employé le mot viol. Encore une fois, le travail de la presse a quand même montré sa solidité, son intérêt et donc la légitimité de ces enquêtes a progressé, il y a des phrases qu’il est aujourd’hui plus facile d’écrire et qui sont mieux comprises. Par les tribunaux, et par les lecteurs et les lectrices. Ce n’est pas parce qu’on écrit « elle dénonce un viol » que Mediapart dit « il l’a violée ».
Vous diriez que ce type de réflexion
bénéficie de l’existence d’une référente « genre » au sein de la
rédaction ?
LB : C’est exactement pour cela qu’on a créé ce poste : pour coordonner ce travail et pour réfléchir à nos pratiques journalistiques. Réfléchir à ces pratiques, aux biais, à nos stéréotypes, à comment créer une sorte de doxa, mais aussi la faire évoluer. C’est évidemment une réflexion collective, ce n’est pas moi seule qui décide de ce qu’on doit faire et penser. Mais cela permet de faire circuler ces réflexions dans toute la rédaction : sur l’écriture, sur les termes… C’était ça, le pari, et je pense que c’est ça qui a marché. Du moins je l’espère !
Vous diriez que ce sont des réflexions qui
ont lieu ailleurs qu’à Mediapart ?
LB : Oui, j’ai beaucoup de discussions avec d’autres journalistes. C’est très fréquent que des journalistes d’autres rédactions me contactent pour discuter, se nourrir de ce qu’on fait, nous poser des questions, etc. J’essaie de répondre le plus possible.
Au tout début de ces enquêtes, en 2017, après #MeToo, on avait un groupe informel sur WhatsApp avec plusieurs journalistes d’autres rédactions : on discutait de ce qu’on faisait, mais on s’en servait aussi pour ne pas se marcher sur les pieds car on a toujours dit qu’on ne se bagarrerait pas autour d’une victime. Je ne trouve rien de plus sordide que la concurrence entre rédactions pour obtenir le témoignage de telle ou telle. Si on apprend qu’un média a déjà contacté une victime, on ne la contactera pas de notre côté. Après, il arrive que les enquêtes n’aboutissent pas ailleurs et arrivent chez nous. Et réciproquement d’ailleurs.
Par ailleurs, ma mission est aussi de faire que les questions de genre soient prises en compte par l’ensemble des services du journal, pousser à ce que le plus possible de personnes s’en emparent.
Alice Coffin dans son ouvrage Le génie
lesbien dit qu’elle a été décrédibilisée pour enquêter sur les
questions LGBT+ en tant que lesbienne. Avez-vous l’impression qu’être
une femme, féministe, vous décrédibilise pour travailler sur les VSS ?
Ou que travailler sur les VSS vous décrédibilise en tant que journaliste
?
LB : Les deux sont vrai. Il faut rendre hommage aux femmes journalistes qui travaillent sur cette question depuis des années. Aujourd’hui, c’est devenu un sujet à la mode. De ce fait, il y a aussi plus d’hommes qui font ce travail. Mais il faut quand même bien dire que celles qui l’ont fait au début étaient quasi exclusivement des femmes. Dans les enquêtes, je pense que ça nous rendait la chose plus facile vis-à-vis des victimes : souvent, pour elles, c’est rassurant. Il faut bien dire que, dans les rédactions, les personnes qui connaissaient le mieux ces questions étaient des femmes. Or, connaître le sujet, ça fait de meilleurs journalistes face aux victimes.
D’un autre côté, j’ai déjà fait des enquêtes en binôme avec un homme et c’est vrai que, parfois, le fait qu’un homme soit là est perçu comme rassurant car gage de plus de sérieux, de la garantie d’une vraie enquête… Ça fait plus assuré, plus prestigieux. Face à des femmes on se dit : « est-ce qu’elle va aller au bout ? ». Ce sont les stéréotypes sexistes classiques que j’ai parfois pu ressentir.
Face au mis en cause ou dans l’espace public, c’est sûr qu’être une femme, surtout si on a eu le malheur de dire un jour qu’on était féministe, c’est la fin des haricots ! Pour cette raison, j’ai souvent précisé ce qu’être féministe voulait dire dans le cadre de mon travail : précisément parce que c’est perçu comme un risque de discrédit. Parce qu’on est une femme, on serait de parti pris, c’est fascinant ! S’ils sont des hommes, eux, ils ne sont pas de parti pris ! C’est vraiment le grand classique du neutre masculin.
Au moment du procès en diffamation intenté par Baupin, son avocate m’a qualifiée de « mormone en chef ». Ce qui voulait signifier que j’étais une espèce de groupie féministe qui avait embarqué tout le monde dans une opération de puritanisme. Pourquoi ? Parce que j’avais dit dans une interview que je pensais qu’il fallait de l’égalité entre les hommes et les femmes, ce qui, selon elle, témoignait du parti pris dans mon enquête !
C’était pareil pour les journalistes LGBT, au moment du mariage pour tous. C’était d’ailleurs l’une des motivations de la création de l’association des journalistes LGBT (AJL), avec notamment un journaliste de Mediapart, Mathieu Magnaudeix. On revient toujours au mythe de la profession, des journalistes objectifs, neutres. D’où est-ce qu’on est ? D’où on vient ? Ça ne devrait avoir aucune influence sur la manière dont on perçoit l’actualité, dont on travaille, etc. Que dire ? Bien sûr qu’on est situé, on vient de quelque part, on a des biais, des stéréotypes… Justement, pour moi, essayer d’être vigilant·es là-dessus fait de nous des meilleur·es journalistes. Ça ne veut pas dire qu’on livre de la propagande, mais qu’on se questionne sur notre propre position.
Pour conclure, qu’attendez-vous de votre
travail en termes de transformation sociale ?
LB : Très souvent, les victimes espèrent une enquête judiciaire. Mais, pour le coup, je ne sais pas si c’est ce que je leur souhaite : quel parcours de combattante ! Vivre cela, ainsi que la médiatisation, c’est très difficile à supporter. Vous pouvez interroger n’importe quelle personne ayant médiatisé son affaire, elle vous le dira. Mais c’est aussi vraiment très difficile dans le cadre des procédures judiciaires. Et la durée de ces procédures - liée au manque de moyens, au déficit des politiques publiques en la matière - fait que c’est vraiment très lourd - pour les mis en cause aussi, soit dit en passant.
C’est pour ça que la question des VSS ne doit pas devenir un tête-à-tête entre la presse et la justice, parce que ça ne pourra pas suffire. La justice ne peut pas être la seule réponse à la problématique des violences sexuelles dans notre pays. Sinon, qu’est-ce qu’on va faire ? On va mettre tout le monde en prison ? Ça ferait beaucoup de gens… Faire les enquêtes journalistiques sur tous les hommes qui se sont mal comportés un jour avec une femme ? On n’aura pas trop de toute une vie dans plusieurs journaux !
En réalité il y a d’autres instances qui doivent pouvoir réagir : les syndicats, les partis politique, les employeurs. Il y a beaucoup d’endroits où une forme de réparation peut se faire en dehors de la justice. C’est pour cela que l’histoire de l’abbé Pierre, celles des violences dans l’Église ou du Planning Familial sont vraiment très intéressantes.
Publier c’est aussi montrer que chacun peut prendre sa part. Sur le monde du travail par exemple, j’insiste beaucoup pour continuer à faire des enquêtes car beaucoup de femmes qui dénonçaient des VSS au travail perdaient leur emploi. Par exemple, Camille Polloni7 a fait une enquête sur une histoire hallucinante qui arrive en procès : trois policières dans un commissariat parisien qui ont porté plainte contre un de leurs collègues. C’est vraiment un cas classique de violences sexuelles au travail : il est toujours au même commissariat, il a changé de service, il a été promu à la brigade anticriminalité et, elles, elles sont toutes les trois parties. L’archétype des violences au travail. C’est beaucoup moins spectaculaire que les enquêtes nominatives mais pour moi c’est vraiment essentiel parce que c’est aussi ça qui fait que des carrières sont brisées, que des gens s’effacent.
J’ai fait beaucoup de travail sur l’université et c’est pareil : c’est comme ça que des femmes disparaissent, ne finissent jamais leur thèse, n’ont jamais de poste à l’université, ne prennent pas de position de pouvoir, ne dirigent pas des revues, ne publient pas, etc. Parce qu’elles sont victimes de violences. On ne les croit pas, on ne les écoute pas, on finit par les faire passer pour folles, elles sont complètement isolées dans un système d’entre-soi et de cooptation. De fait, ça les efface de la production scientifique, comme dans l’art. Tout ça a donc un effet sur la société : l’histoire est plus large que le cas particulier.
Souvent, on nous reproche de ne faire des enquêtes que sur des gens connus mais en fait, pas du tout. Si on prend le mot-clé « violences sexuelles » sur Mediapart, franchement, on le voit. Mais c’est vrai que c’est moins spectaculaire et c’est aussi à ça que servent les enquêtes sur les personnalités : c’est ça qui perce le mur du son, ça permet de faire les autres enquêtes ensuite, dans tous les milieux.
Entretien
réalisé par Lisa Carayon et Marie
Mesnil
Avec la collaboration de Stéphanie Hennette-Vauchez et Julie Mattiussi
Références
De l’enquête au procès, l’affaire Depardieu, par Michaël Hajdenberg, Pascale Pascariello et Marine Turchi. Disponible sur le site de Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/171024/affaire-depardieu-si-tout-le-monde-sait-quoi-bon-enqueter.↩︎
Emmanuel Riondé, « À l’université, la lutte contre les violences sexuelles reste un sport de combat », Mediapart, 2 janvier 2023.↩︎
Julie Reux, « Les combats féministes révèlent le côté obscur du vin naturel », Mediapart, 11 mars 2023.↩︎
V. le dossier « #MeToo dans le monde du spectacle : nos enquêtes », Mediapart, mis à jour le 23 mai 2023.↩︎
Les révélations du New-York Times publiée le 5 oct. 2017.↩︎
Libération « J’ai violé. Vous violez. Nous violons », 8 mars 2021.↩︎
Camille Polloni, « Un policier parisien bientôt jugé pour harcèlement sexuel sur trois collègues », Mediapart, 4 nov. 2024.↩︎