Brut : Tierces inteventions Cour EDH, 25 juillet 2024, M. A. et autres c. France et 4 autres requêtes

















Le 25 juillet dernier, à l’initiative de 261 hommes et femmes requérant·es, la Cour de Strasbourg s’est prononcée sur la conformité à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme de la loi française n° 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, érigeant en infraction pénale « l’achat » d’actes sexuels, spécialement aux articles 611-1 et 225-12-1 du Code pénal. Avant de rendre sa décision constatant la non-violation de la convention (Cour EDH, 25 juillet 2024, M. A. et autres c. France, req. n° 63664/19 et 4 autres), elle-même objet d’une demande de renvoi devant la grande chambre, la Cour fait état d’arguments de nombreux tiers intervenants : gouvernement suédois, gouvernement norvégien, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur le droit de toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible et diverses organisations non gouvernementales (§ 94 et s.). En présence d’une des questions de droit les plus clivantes au sein des mouvements féministes, Intersections a voulu donner à voir les arguments mobilisés par ces organisations, qu’elles soient « abolitionnistes » ou « réglementaristes ». Des extraits de quatre des tierces interventions, celle d’Amnesty International (disponible in extenso – et en anglais – ici), celle de la Coalition pour l’Abolition de la Prostitution (CAP International) (disponible in extenso ici), celle de Médecins du Monde et vingt-cinq autres organisations (disponible in extenso ici) et celle d’Osez le féminisme ! et huit autres associations européennes (disponible in extenso ici) sont ici compilés pour rendre compte des lignes de fracture qui traversent le monde associatif et, très au-delà, les féminismes – bien que tous entendent soutenir la cause des « prostitué·es », « victimes de la prostitution » ou « travailleur·ses du sexe ». On l’aura compris, le clivage concerne jusqu’aux mots.

Les documents ont été rassemblés et les extraits choisis par Lisa Carayon, Robin Medard Inghilterra et Marc Pichard.


Les mots

« Le mot “Prostitution” cache plusieurs réalités objectivement identifiables dans la mesure où, comme tout concept, il s’agit d’une construction sociale abstraite dont la finalité ne se borne pas à nommer le réel mais bien à jouer une puissante fonction sociale en arrière-plan. Ce concept ancien résulte […] très classiquement du système de production ou de reproduction d’un “ordre symbolique” par une société donnée dont nous devons impérativement rappeler l’existence et les mécanismes […]. Le seul profit tiré du rapport prostitutionnel est celui du triomphe intégral du “désir-maître” d’un seul (le dénommé “client”), sur l’autre (la “personne prostituée”) dont le désir pour l’acte de nature sexuelle est exclu. Or, cette domination extrême et illégitime, pour être tolérée socialement dans un système qui interdit par principe les inégalités juridiques mais, bien plus, pour qu’elle soit “acceptée” par l’autre partie (la “perdante”), se doit d’être invisibilisée. C’est là que la fiction de la prostitution nait. L’invisibilisation de l’abus passe donc par l’apparition d’un voile sémantique puis par le paiement d’une somme d’argent ou d’un avantage […]. La terminologie “prostitution”, ou pire, de “travail du sexe”, a pour effet la soumission des dominés sans que les dominants aient besoin d’avoir recours à la force et consacre l’ordre établi comme légitime ou naturel. Ce concept dissimule de ce fait les rapports de force qui sous-tendent la hiérarchie sociale. C’est ce que Pierre Bourdieu désigne sous le terme de “violence symbolique” […]. Ce mécanisme est si puissant qu’il parvient à faire intégrer à la victime “dominée” les discours justificateurs et pervers du dominant, l’englue dans ce mensonge et l’entraîne dans certains cas à participer activement à sa propre domination. Ce que la prostitution recouvre en réalité, c’est tout simplement un rapport hautement asymétrique, une violence sexuelle extrême, qui n’a pour finalité que la jouissance du dominant […]. L’égalité entre les sexes supposera donc nécessairement de déconstruire le système de violence symbolique qui s’y attache et son attirail sémantique […]. Cet objectif suppose de faire disparaitre le terme “prostituée”, et de parler de victime de viol. […] Le mot “client” doit laisser sa place à celui d’auteur de viols. Le caractère massif et organisé que sous-tendent certains trafics organisés de proxénétisme et les conséquences qu’ils ont pour les plus vulnérables permettent […] de parler d’une négation systématique de l’humanité des êtres qui se retrouvent victimes : de crime contre l’humanité » (Osez le Féminisme !).

« [ Amnesty international] a une grande expérience de la recherche sur les violations des droits humains des travailleur·euses du sexe par les États, dans le monde entier. En particulier, [elle] a documenté l’impact de la criminalisation de l’achat de services sexuels et des législations criminalisant d’autres aspects du travail du sexe sur les droits humains des travailleur·euses du sexe [...]. [Elle] a rassemblé des preuves de l’impact de la criminalisation et de la pénalisation du commerce du sexe sur les droits à la vie, à la liberté, à l’autonomie corporelle et à la sécurité de la personne, le droit à l’égalité et à la non-discrimination, le droit de ne pas être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le droit au respect de la vie privée et le droit au meilleur état de santé possible, entre autres. Ces observations porteront sur la question des travailleur·euses du sexe en tant que victimes de violations des droits humains reflétées notamment dans les articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après "la Convention") en raison de la criminalisation de l’achat de services sexuels [...]. Les États ont l’obligation de protéger toute personne relevant de leur juridiction, y compris les professionnel·les du sexe, contre la violence, le harcèlement et d’autres abus en adoptant et en appliquant des lois qui interdisent cette violence et ces abus [...]. Les recherches d’[Amnesty International] dans les pays du monde entier ont révélé que même lorsque la vente de services sexuels n’est pas explicitement criminalisée, les lois criminalisant les activités opérationnelles liées au commerce du sexe sont fréquemment appliquées à l’encontre des travailleur·euses du sexe et peuvent contribuer à accroître les risques de violence, y compris la torture et d’autres mauvais traitements, ainsi que d’autres violations des droits humains et abus [...]. Même dans les pays où la vente de services sexuels n’est pas criminalisée, la criminalisation d’autres aspects du travail du sexe peut violer les droits des travailleur·euses du sexe, y compris le droit à la vie et le droit de ne pas être soumis à la torture ou à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Par conséquent, [Amnesty International] soutient que les travailleur·euses du sexe sont souvent victimes de violations des droits humains et d’abus causés par la criminalisation du commerce du sexe ou de certains aspects du commerce du sexe [...]. L’adoption d’une approche de la décriminalisation du commerce du sexe fondée sur les droits humains exige de reconnaître et de traiter les impacts très réels de la réglementation punitive sur les droits humains des professionnel·les du sexe. » (Amnesty international).

« Le modèle règlementariste qui induit le concept de “travail du sexe”, crée un risque grave de régression des droits des travailleurs et des travailleuses en termes de protection contre le harcèlement sexuel : si un acte sexuel acquiert une valeur transactionnelle, alors toute sollicitation d’un acte sexuel d’un employeur à son employé.e pourrait être qualifiée de proposition contractuelle. Sous un tel régime, il serait impossible d’interdire aux employeurs de solliciter des faveurs sexuelles de la part de leurs employé.e.s en échange d’une promotion, d’une prime ou simplement du maintien dans leur emploi. Aux Pays-Bas, le programme “Ride for a Ride” illustre déjà cette dérive : dans le pays, il est légal depuis 2015 pour un moniteur d’auto-école de proposer à ses élèves de payer leurs leçons de conduite en échange d’un acte sexuel » (CAP International).

Le consentement

« La culture abolitionniste française est incarnée à travers les âges par des figures majeures. Déjà en 1862, Victor Hugo affirmait : “On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est faux. Il existe toujours. Mais maintenant il ne pèse que sur les femmes, et il s’appelle la prostitution”. En 1871, Louise Michel et les communard.e.s de Paris proclamaient déjà la fermeture des maisons closes et la répression du proxénétisme. Il s’agissait alors de la première expérience abolitionniste de l’histoire de France. Le siècle suivant, Gisèle Halimi déclarait : “On ne peut pas être féministe et défendre ce servage des femmes. Sur le viol, on a progressé, mais c’est une violence visible. Tandis que la prostitution, on l’habille comme un choix. Et c’est cela qu’il faut combattre radicalement” […]. Imposer un acte sexuel par l’argent ne relève en rien de la liberté sexuelle. C’est le droit auto-proclamé des acheteurs d’actes sexuels à disposer du corps d’autrui contre une rémunération que la législation française et les normes internationales et européennes ont voulu abolir, en exigeant que la sexualité soit libérée de l’emprise du marché. Si chacun.e doit pouvoir disposer de son corps, nul n’a le droit de disposer du corps d’autrui. Chacun.e doit pouvoir vivre sa sexualité librement, hors de toute pression et contrainte, individuelle ou collective, juridique ou morale, physique ou psychologique, sociale ou économique. L’abolition de la prostitution rend possible un élan de libération sexuelle dans la société car elle prône une sexualité libérée des schémas de contrainte […]. Elle porte ainsi en elle un projet d’émancipation et d’égalité sexuelles réelles » (CAP International).

« Les sciences médicales et l’étude des séquelles des traumatismes sexuels permettent d’éclairer autrement les comportements dits “masochistes” et d’invalider définitivement le mythe du “consentement à souffrir”. Des études portant tout spécifiquement sur les individus en situation de prostitution permettent en outre de confirmer définitivement qu’il n’y a pas de prostitution libre, consentie ou heureuse. Il est essentiel de déconstruire une fois pour toutes la mythologie et la fascination autour du sadomasochisme et de la croyance que certains désirent librement souffrir, s’aliéner ou renoncer à leurs droits fondamentaux ! […] Il est nécessaire d’intégrer à l’analyse juridique de la Cour ces nouvelles connaissances scientifiques, conclure à la dangerosité de la notion subjective de consentement […] pour se départir des jurisprudences K.A. et A.D. c. Belgique du 17 février 2005 et V. T. c. France, 11 sept. 2007 et revenir à la conception première de la liberté […]. “Il n’y a pas de liberté à revendiquer son propre esclavage” ([…] Nicole CLAUDE MATHIEU, Quand céder n’est pas consentir » (Osez le Féminisme !).

La (dé)pénalisation

« L’effet premier de la loi est la dépénalisation immédiate et inconditionnelle de toutes les personnes en situation de prostitution. Depuis le 13 avril 2016, le nombre de personnes prostituées pénalisées pour des faits de prostitution est de zéro. En comparaison, sur la période s’étirant entre 2004 et 2012, près de 2.500 personnes en situation de prostitution étaient arrêtées en moyenne chaque année. On peut ainsi estimer que l’adoption de la loi a empêché près de 15.000 arrestations de personnes en situation de prostitution depuis 2016 » (CAP International).

« Malgré l’abrogation du délit de racolage, les travailleuses du sexe demeurent la cible d’une forte répression […]. Malgré l’abrogation du délit de racolage et à contrecourant de la volonté affichée par le législateur, les travailleuses du sexe restent plus pénalisées que leurs clients […] et subissent pleinement les effets de la pénalisation de l’achat d’actes sexuels […]. Par ailleurs, de nombreux “délits-obstacles” continuent de pénaliser les travailleuses du sexe en visant leurs moyens d’exercer. Il en est ainsi pour les arrêtés municipaux et préfectoraux anti-stationnement […] ou encore l’appréciation large de la notion de proxénétisme en droit français qui englobe proxénétisme de contrainte tout comme proxénétisme de soutien – c’est-à-dire tout service rendu aux travailleuses du sexe dans le cadre de leur activité (location d’un logement, aide à la création d’un site internet, etc.). Contrairement à l’objectif affiché par la loi de 2016 de protéger les travailleuses du sexe, celles-ci demeurent la cible de la répression du travail sexuel. Or, cette répression participe à la dégradation de leur santé et de leur accès aux droits, particulièrement pour les personnes les plus marginalisées (personnes migrantes et sans-papières, transgenres, séropositives, etc.) […]. Dans l’esprit de la loi, l’abrogation du délit de racolage est constitutive d’un dispositif de protection auquel s’opposent les principes de répression et d’interpellation […]. Or, en 2018, 70 % des travailleuses du sexe estimaient que leurs relations avec la police ne s’étaient pas améliorées voire s’était détériorées du fait de la pénalisation des clients […]. Depuis 2016, les exposantes constatent une multiplication des contrôles d’identités et des tentatives d’intimidations exercées par les forces de l’ordre pour inciter à la dénonciation des clients […]. Ces contrôles visent particulièrement les femmes migrantes et contribuent à instaurer une méfiance vis-à-vis de la police, particulièrement pour celles qui ne disposent pas d’un titre de séjour […] Par ailleurs, pour les personnes nouvellement arrivées en France qui n’en maitrisent ni la langue, ni le droit, la persistance d’une pénalisation, même concernant les clients, laisse croire que l’activité est interdite […]. Malgré l’abrogation du délit de racolage, la police est toujours perçue comme une instance répressive et de nombreuses travailleuses du sexe préfèrent éviter de porter plainte ou recourir à la justice. Les personnes migrantes ont également peur que cette plainte ne se retourne ensuite contre elles ou que leur situation au regard du droit au séjour conduise à leur placement en rétention ou à des mesures d’éloignement du territoire […]. Celles qui vont porter plainte ne voient pas toujours leurs demandes acceptées par certains policiers qui rechignent à prendre les dépositions lorsqu’il s’agit de travailleuses du sexe, d’autant plus lorsqu’elles sont migrantes […]. Dans d’autres situations, le fait de ne pas parler français est invoqué pour refuser les plaintes. Enfin, si les plaintes sont prises, certaines travailleuses du sexe ne se voient remettre qu’un simple récépissé et non copie du procès-verbal de leur plainte, ce qui peut impacter négativement leurs démarches conditionnées au dépôt de plainte pour proxénétisme ou traite des êtres humaines […] ». (Médecins du Monde)

« Une grande partie du débat public et de l’attention des médias concernant la criminalisation du travail du sexe se concentre sur l’interdiction de l’achat de services sexuels, une approche juridique connue sous le nom de "modèle nordique". Cette focalisation sur l’interdiction de l’achat de services sexuels en tant que caractéristique déterminante de ce régime juridique masque le fait qu’il ne s’agit pas de la seule loi par laquelle le travail du sexe (et, par conséquent, les travailleur·euses du sexe) est criminalisé et contrôlé dans les pays appliquant le "modèle nordique". Une série de lois qui criminalisent l’organisation ou la promotion du travail du sexe subsistent malgré l’absence d’interdiction totale de la vente de services sexuels - ce qui signifie que des activités telles que la publicité, la "promotion de la prostitution" ou la location de locaux où se déroule le travail du sexe sont toujours illégales dans la plupart de ces pays. En Suède, par exemple, l’article 6.12 du code pénal considère comme un délit le fait de louer en toute connaissance de cause un bien où l’on vend des services sexuels. En Irlande, la partie 4 de la loi de 2017 sur le droit pénal (infractions sexuelles) criminalise l’achat, et non la vente, de services sexuels. Cependant, d’autres dispositions de la loi criminalisent directement ou indirectement les travailleurs du sexe et potentiellement leurs familles. L’article 10 de la loi de 1993 sur le droit pénal (infractions sexuelles), telle que modifiée par la loi de 2017, érige en infraction pénale le fait pour une personne de "vivre sciemment, en tout ou en partie, des revenus de la prostitution d’une autre personne et d’aider et d’encourager cette prostitution". En vertu de l’article 11 relatif à la "tenue d’une maison close", le fait de tenir ou de gérer, d’agir ou d’aider à la gestion, d’être locataire, occupant ou responsable, ou d’être bailleur ou propriétaire de tout local considéré comme une "maison close" constitue une infraction. Ces dispositions ne font aucune distinction entre l’exploitation, les abus et la coercition par des tiers, et l’implication de tiers qui est consensuelle et ne cause pas de préjudice, en particulier lorsqu’elle est pratique, de soutien ou à des fins de sécurité pour les travailleurs du sexe. Ces dispositions peuvent également être utilisées pour sanctionner les personnes qui louent un logement à des travailleurs du sexe. En outre, l’article 11 de la loi de 1993 sur la "tenue d’un bordel" a été et continue d’être utilisé pour criminaliser directement les travailleur·euses du sexe elleux-mêmes, car deux travailleur·euses du sexe ou plus qui vendent des services sexuels dans les mêmes locaux peuvent être interprétés comme "tenant un bordel", ce qui peut empêcher les travailleur·euses du sexe de travailler ensemble ou avec d’autres personnes, même pour des raisons de sécurité. Dans un cas largement médiatisé, deux jeunes femmes migrantes originaires de Roumanie, dont l’une était enceinte à l’époque, ont été condamnées à neuf mois d’emprisonnement pour "tenue de maison close" après avoir été découvertes par la police alors qu’elles travaillaient ensemble dans un appartement [...]. Les recherches de l’intervenant sur la situation dans le cadre du régime juridique norvégien similaire, introduit en 2009, ont révélé des violations des droits humains des travailleurs du sexe dans le pays, par exemple, lorsque les travailleur·euses du sexe ont été soumis à des expulsions forcées car leurs propriétaires peuvent être poursuivis pour leur avoir loué une propriété s’ils y vendent des services sexuels. [Amnesty International] a documenté des cas d’expulsions forcées soudaines et de travailleur·euses du sexe devenu·es sans abri parce que la police les poursuivait ou que le propriétaire craignait d’être poursuivi par la police parce qu’il leur louait un bien. [Elle] a également documenté un cas où une expulsion forcée a eu lieu suite à la dénonciation par une travailleuse du sexe migrante à la police norvégienne d’un viol et d’un vol avec violence dont elle avait été victime. Dans d’autres cas documentés par [Amnesty International], le fait d’avoir contacté les autorités au sujet d’une agression violente a entraîné l’expulsion des travailleuses du sexe migrantes de Norvège, avant même la fin de leur traitement pour les blessures subies au cours de l’agression. La recherche a démontré que les affirmations selon lesquelles les travailleurs du sexe ne sont pas criminalisés ou pénalisés dans le cadre du "modèle nordique" en Norvège et que le niveau de préjudice et de stigmatisation subi par les travailleurs du sexe est réduit, ne se concrétisent pas sur le terrain. De nombreux travailleureuses du sexe dans le pays restent soumis à un niveau élevé de contrôle policier et sont ciblés et pénalisés par la police de multiples façons qui se recoupent. Les travailleur·euses du sexe migrant·es sont souvent expulsé·es de Norvège ou menacé·es d’expulsion lorsqu’ils et elles sont surpris·es par la police en train de vendre des services sexuels dans la rue ou de travailler ensemble en intérieur. » (Amnesty International).

Les conditions de travail

« En 2013, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur des lois similaires à celles décrites dans les pays […], qui criminalisent les activités liées au travail du sexe, telles que la publicité, le fait de "vivre des produits de la prostitution" et la tenue d’une maison close. Elle les a déclarées inconstitutionnelles et les a annulées, estimant qu’elles violaient le droit des travailleur·euses du sexe à la sécurité de la personne prévu par la Constitution canadienne : "Les interdictions augmentent toutes les risques auxquels les requérant·es sont confronté·es dans le cadre de la prostitution, qui est elle-même une activité légale. Elles ne se contentent pas d’imposer des conditions aux prostitué·es. Elles vont plus loin, en imposant des conditions dangereuses à la prostitution ; elles empêchent les personnes engagées dans une activité risquée - mais légale - de prendre des mesures pour se protéger contre les risques."» (Amnesty International).

« Ignorant les préjudices inhérents à la prostitution, plusieurs pays ont tenté d’introduire une distinction théorique entre le “travail du sexe”, présenté comme légitime, et la “TEHES” [traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle], illégale. Ce faisant, ces États ont fait valoir qu’ils amélioreraient les conditions de “travail” des personnes prostituées par la légalisation de la prostitution et donc, par la règlementation de son exploitation. Les exemples de l’Allemagne et des Pays-Bas illustrent parfaitement l’échec de ces politiques dites “règlementaristes” et les dégâts qu’elles génèrent […]. Sept ans après l’adoption de la loi règlementariste néerlandaise, une étude du ministère de la Justice dévoilait qu’il n’y avait “pas eu d’amélioration significative de la situation des personnes en situation de prostitution” et que “le bien-être émotionnel des prostituées [est aujourd’hui] plus bas qu’en 2001 sur tous les aspects mesurés”. En outre, elle avait déclaré que les demandes pour sortir de la prostitution étaient très nombreuses alors que seulement 6 % des municipalités proposaient une assistance aux personnes en situation de prostitution. En Allemagne comme aux Pays-Bas, des études de la police nationale montrent que 50 à 90 % des femmes prostituées sous licence “travaillent involontairement”. En réalité, le crime organisé a étendu son contrôle sur les territoires où le modèle réglementariste est implanté. Aux Pays-Bas, un rapport réalisé conjointement par la ville d’Amsterdam et le ministère de la Justice montre qu’une grande partie du secteur légal de l’industrie du sexe n’échappe pas à la TEHES. En Allemagne, la demande de prostitution a explosé, faisant du pays un terrain attractif pour les réseaux de traite et les exploiteurs. Manfred Paulus, expert de l’Union européenne en matière de lutte contre la traite des êtres humains et policier chargé pendant trente ans de la lutte contre le proxénétisme et de la traite des femmes à Ulm, en Allemagne, affirme : “nous avons préparé le terrain pour les auteurs d’infractions avec la loi de 2002. Avec les libertés dont ils jouissent dans ce pays, nous les avons pratiquement attirés en Allemagne. Tout le monde sait qu’il est facile de faire des affaires avec des femmes vendues en Allemagne”. Ainsi, dans tous les pays où la prostitution a été entièrement légalisée, la situation des personnes prostituées a empiré et la TEHES s’est davantage développée. En comparaison, depuis l’adoption de la loi du 13 avril 2016 en France, une hausse de 54 % des procédures contre les proxénètes a été constatée » (CAP International).

« Ce n’est pas la demande des clients qui crée la traite, mais les conditions contemporaines des migrations rendues de plus en plus compliquées par le renforcement en France et au niveau européen des politiques répressives à l’égard des migrations. […] Devant la Cour Nationale du Droit d’Asile, il ne suffit plus d’être victime de traite pour obtenir une protection, il faut maintenant remplir des critères toujours plus élevés : couper totalement les ponts avec leur communauté considérée comme faisant partie du réseau, arrêter la prostitution, dénoncer un réseau par le biais d’une plainte pour proxénétisme, etc. […]. Les exposantes constatent également ces derniers temps, que des personnes ayant porté plainte contre leur réseau de traite se voient refuser le renouvellement de leurs titres de séjour et reçoivent l’obligation de quitter le territoire français […]. En refusant l’octroi d’une protection et le droit au séjour (et ainsi l’accès à un autre emploi), les autorités françaises condamnent des personnes qui souhaiteraient pourtant arrêter à continuer le travail du sexe pour subvenir à leurs besoins, voire à maintenir/reprendre lien avec un réseau de traite. Lorsque des titres de séjour sont délivrés, leur courte durée et les longs délais de renouvellement (jusqu’à plus d’un an) maintiennent les personnes dans une situation de précarité administrative et de peur permanente (la perte du titre de séjour entrainant la perte d’emploi, de logement, etc.) qui fragilise leur insertion et ne favorise pas leur autonomie » (Médecins du Monde).

Les violences

« La prostitution est d’abord une violation de la dignité humaine. En plaçant le corps humain et la sexualité dans le champ du marché, le système prostitutionnel renforce l’objectification de toutes les femmes et de leur corps. La prostitution perpétue une tradition patriarcale historique visant à rendre le corps des femmes disponible aux hommes et s’inscrit ainsi dans le continuum de violences sexistes et sexuelles telles que le droit de cuissage, le viol, le harcèlement sexuel et le “devoir conjugal”. La prostitution est une forme de violence : la répétition d’actes sexuels sans désir physique, mais vécue comme la conséquence d’un besoin financier, d’une inégalité ou comme une exploitation de la vulnérabilité, constitue en soi une violence sexuelle […]. La prostitution est une exploitation des inégalités. Elle repose sur des schémas historiques et sociaux d’oppression de sexe, de race et de classe. Partout dans le monde et à travers l’histoire, les femmes des groupes les plus marginalisés telles les femmes migrantes, demandeuses d’asile, issues de minorités ethniques ou raciales, de communautés autochtones, ou encore des castes les plus basses, sont surreprésentées parmi les victimes de ce système ». (CAP International)

« 42 % des travailleuses du sexe déclarent être plus exposées aux violences depuis la loi du 13 avril 2016 […] tandis que seulement 9,3 % d’entre elles estiment y être moins exposées […]. La plus grande clandestinité et l’isolement de leur activité les empêchent de faire appel à une aide extérieure en cas d’agression […]. Les exposantes constatent que les violences ont augmenté en intensité et en fréquence […]. Bien que les violences de rue (verbales ou physique) soient souvent considérées comme habituelles en raison de la stigmatisation du travail du sexe, beaucoup de travailleuses du sexe constatent une nette augmentation des insultes tout comme des agressions physiques et des vols […], notamment des agressions particulièrement violentes : viols en série, tentatives de meurtre, agressions au couteau […]. Les exposantes observent également une augmentation des braquages en appartement visant spécifiquement les personnes migrantes. Les braqueurs agissent généralement à deux en se faisant passer pour des clients, adoptent des comportements brutaux et volent l’ensemble l’argent gagné par la personne agressée […]. Par ailleurs, la plateforme de signalement du programme Jasmine de Médecins du monde fait état de 967 signalements recueillis entre novembre 2019 et novembre 2020 soit près de 2,6 par jour. Entre mars et mai 2020, malgré le confinement pendant lequel les travailleuses du sexe ont été contraintes d’arrêter leur activité, 119 faits de violences ont été recensés dont 49 concernaient des viols, braquages avec armes, harcèlements. Enfin, en 2019 le Strass recensait huit travailleuses du sexe assassinées […]. Dans la lignée de 2019, depuis le début de 2020, les organisations exposantes constatent une augmentation des décès prématurés de travailleuses du sexe. Que ceux-ci soient le fait d’assassinats (2 ces deux derniers mois), de suicides ou de décès des suites du Covid-19, tous sont la conséquence de l’extrême précarisation dans laquelle la pénalisation a plongé l’ensemble des travailleuses du sexe. Entre celles qui ne peuvent pas se permettre de refuser un client, celles contraintes de travailler malgré la pandémie car la pénalisation des clients a anéanti toute possibilité d’épargner et celles poussées au suicide par la précarisation et la vulnérabilisation de leur situation, les travailleuses du sexe paient un lourd tribut à cette loi. […] Déjà fragilisées par la pénalisation des clients, les travailleuses du sexe ont été fortement impactées par l’épidémie de Covid-19, particulièrement les plus marginalisées d’entre elles (femmes migrantes, personnes transgenres, personnes en situation irrégulière au regard du droit au séjour, etc.) (Médecins du Monde).

« La légalisation de la prostitution en Allemagne et la non pénalisation des “clients” a entrainé une augmentation des violences masculines […]. La médecin Igeborg KRAUS présente un état des lieux terrifiant de l’évolution des demandes des hommes “clients” sur le “marché” légal de la prostitution, et qui repoussent sans cesse les limites de l’inhumanité […]. Elle décrit ainsi les “menus” qui sont communément offerts aux “clients” lorsqu’ils entrent dans une maison close qui propose les prestations suivantes : “fist fuck totally”, “ejaculating in the face”, “group sex” ou encore “man shit on woman” » (Osez le Féminisme !).

Les revenus

« La pénalisation des clients a eu pour conséquence de réduire le nombre de clients et donc les revenus des travailleuses du sexe. Ainsi, deux ans après le début de l’application de la loi, 78 % des travailleuses du sexe déclaraient avoir été confrontées à une baisse de revenus […]. Les constats des exposantes sont unanimes, la mesure de pénalisation des clients a engendré un appauvrissement des personnes et particulièrement de celles déjà en situation de précarité, c’est-à-dire les femmes migrantes travaillant dans la rue. À cet égard, la baisse du nombre de clients a notamment eu une influence sur les prix en augmentant la concurrence entre les travailleuses […]. Face à des revenus réduits, les dépenses des travailleuses du sexe se sont restreintes pour se concentrer sur l’essentiel : l’alimentaire et le logement […]. L’ampleur de ces restrictions varie en fonction de la situation économique des personnes et vont jusqu’à entrainer des situations de précarité extrêmes. Ainsi, après le vote de la loi, nous avons constaté une demande accrue de dons alimentaires de la part des travailleuses du sexe. Cette diminution des revenus a aussi eu une influence sur le paiement des loyers. Certaines travailleuses du sexe n’ayant plus les moyens de payer ont été contraintes de quitter leur logement. Pour éviter de se retrouver à la rue, certaines sont allées dormir chez des clients avec pour conséquence une plus grande vulnérabilité et une perte d’autonomie vis-à-vis des clients […]. Conséquence directe de la précarisation, les conditions de travail des travailleuses du sexe se sont dégradées. Pour subvenir à leurs besoins, les travailleuses du sexe ont allongé leur temps de travail journalier. Le nombre d’années projeté à travailler avant de poursuivre d’autres projets en dehors du travail du sexe a lui aussi augmenté […]. En outre, elles exercent dans des lieux plus reculés (hors d’accès de la police) ou adoptent des pratiques plus mobiles […]. Les associations constatent une diminution de leur file active de rue, une mobilité géographique et un transfert des activités vers internet. Ce transfert n’est pas synonyme de maintien des revenus puisque sur internet également la concurrence accrue entre travailleuses du sexe a entrainé une baisse des prix […]. Déjà fragilisées par la pénalisation des clients, les travailleuses du sexe ont été fortement impactées par l’épidémie de Covid-19, particulièrement les plus marginalisées d’entre elles (femmes migrantes, personnes transgenres, personnes en situation irrégulière au regard du droit au séjour, etc.) […]. Bien que leur activité soit légale, les travailleuses du sexe n’ont pas toujours pu bénéficier des dispositifs d’aide pour les travailleurs indépendants instaurés pendant l’état d’urgence sanitaire. Suite aux appels de la société civile, le gouvernement a débloqué deux aides d’urgence en mai 2020 et en mars 2021 qui ont permis de remettre aux personnes que nous accompagnons une aide d’environ 35 euros par personne. Pour subsister, de nombreuses travailleuses du sexe ont dû dépendre des caisses de solidarité, des banques alimentaires et du soutien des associations. D’autres ont été obligées de poursuivre le travail du sexe malgré le risque sanitaire encouru. Alors qu’il est impossible de mettre en place une distanciation physique dans leur activité, les travailleuses du sexe n’ont pas été désignées comme public prioritaire pour la vaccination, à l’inverse de nombreuses autres professions (dont certaines n’empêchent pas le respect des gestes barrières) » (Médecins du Monde).

La santé

« La prostitution est une effraction psychique qui cause de graves atteintes à la santé mentale. […] Dans la prostitution, toutes les personnes souffrent de traumatismes complexes en raison de la multiplication des événements traumatiques […]. La médecin Judith Trinquart a mené en 2002 une étude d’envergure sur les personnes en situation de prostitution et met en lumière […] la prévalence des pathologies mentales liées à la nature intrinsèque des rapports sexuels dans la prostitution. Elle identifie de manière massive “la présence de troubles de la conscience de soi et du vécu corporel” qu’elle appelle “décorporalisation, troubles générés par la situation prostitutionnelle elle-même (c’est-à-dire l’acte sexuel contre de l’argent, effectué de manière répétée et régulière), et non par les conditions dans lesquelles cette situation se déroule » (Osez le Féminisme !).

« De nombreuses études ont mis en évidence que la détérioration de l’état de santé des travailleuses du sexe n’était pas due au travail du sexe lui-même mais à ses conditions d’exercice. Ainsi, il existe une corrélation entre le cadre répressif mis en place vis-à-vis de cette activité, l’exposition des travailleuses du sexe à des risques et leur état de santé globale. De plus, une compilation d’études menées de 1990 à 2018 dans 33 pays démontre que la criminalisation du travail sexuel a un impact négatif sur la santé des personnes qui l’exercent et que la décriminalisation était la législation la plus favorable à leur santé. C’est pourquoi, de nombreuses recommandations internationales plaident pour une décriminalisation totale du travail du sexe […]. La précarisation et l’appauvrissement dus à la pénalisation des clients ont eu des effets délétères sur la santé des travailleuses du sexe. Nos constats de terrains ont mis en évidence que le stress, l’anxiété et la fatigue générés par ces situations de précarité ont entrainé des dépressions, troubles du sommeil, troubles alimentaires et des suicides […]. De manière générale, les difficultés économiques et la peur des agressions liée à l’augmentation de l’insécurité […] laissent peu de place à la prise en compte de sa santé et à la prévention […]. Certaines travailleuses du sexe déclarent avoir augmenté leur consommation d’alcool et de drogue. Enfin, les travailleuses du sexe rapportent subir un stress permanent lorsqu’elles se déplacent dans l’espace public. À cet égard, les travailleuses du sexe membres du Collectif des femmes de Strasbourg Saint-Denis évoquent une peur permanente, lors de leurs interactions dans l’espace public, de voir la personne avec laquelle elles discutent verbalisée (cliente ou non) […]. Elles évoquent une crainte similaire lors de visites dans leur logement privé après qu’une convocation pour “suspicion d’achat d’acte sexuel” a été délivrée par la police à une personne sortant de leur logement […]. En outre, la diminution du nombre de clients et leur pénalisation ont entrainé une réduction de la capacité de négociation des travailleuses du sexe et une raréfaction des “bons clients” (i.e. ceux qui respectent les conditions de l’échange instaurées) […]. Par nécessité économique, certaines travailleuses du sexe sont contraintes d’augmenter leurs prises de risque en renonçant à refuser des individus qui leur paraitraient potentiellement violents ou en acceptant de nouvelles modalités de négociation plus risquées […]. Or, la négociation est essentielle pour évaluer le client et fixer les conditions de l’échange (prix, prestation, port du préservatif, lieu, etc.). Nous constatons une augmentation de l’acceptation de pratiques sexuelles à risque. Notamment, depuis la promulgation de la loi, seulement 6 % des travailleuses du sexe déclarent que la négociation du préservatif est plus facile […], tandis que 38 % déclarent rencontrer plus de difficultés à imposer le port du préservatif […], certains clients faisant jouer la concurrence pour obtenir des services sexuels sans préservatif […]. De plus, en raison de l’allongement du temps de travail, du stress et de la fatigue engendrés par les conséquences de la loi, les travailleuses du sexe disposent de moins de temps et de disponibilité pour faire valoir leurs droits. Depuis le passage de la loi, certaines ont réduit voire totalement rompu leurs contacts avec les travailleur-ses sociaux […]. Enfin, l’augmentation de la mobilité des travailleuses s’effectue souvent au détriment du suivi des traitements, notamment pour les personnes en cours de transition ou les personnes vivant avec le VIH » (Médecins du Monde).