Bruno Perreau, La Découverte, 2023
Marie Mesnil
Sphères d’injustices. Pour un
universalisme minoritaire est un ouvrage de théorie politique dont
Bruno Perreau a entamé la rédaction en 2019. Dans la continuité de sa
thèse dans laquelle il a analysé les politiques publiques d'adoption en
France au prisme du genre1, il propose de réfléchir à des
processus démocratiques permettant d’assurer une
véritable égalité. Plus spécifiquement, il suggère de faire de l’expérience minoritaire le fondement d’une nouvelle théorie de la justice. L’auteur part d’abord de l’hypothèse que les politiques dites « de
reconnaissance » tendent à renforcer le groupe social de référence qui
sert d’élément de comparaison aux autres groupes c’est à dire aux minorités. Il trouve ensuite dans les
actions de discrimination positive, émergentes alors en France, le germe
« d’une nouvelle théorie sociale fondée sur
l’interdépendance et la responsabilité pour
autrui » (p. 264) puisqu’il s’agit précisément d’adopter
« une conception minoritaire des rapports sociaux où la décision [est]
pensée à partir de la situation des personnes dominées socialement,
exploitées économiquement et/ou discriminées dans leur modes de vie »
(p. 263). Dépassant le cadre limité de la discrimination positive, il
décide en huit chapitres d’élaborer une théorie de la justice à partir
de ces deux fondements (interdépendance et responsabilité pour
autrui).
L’ouvrage s'ouvre sur une introduction dans laquelle il est proposé de définir ce qu’est une minorité. À partir de l’exemple des meurtres d’hommes noirs aux Etats-Unis et en France, il est mis en lumière une caractéristique de l’« être minoritaire », à savoir « vivre en résonance avec d’autres vies minoritaires et exprimer une présence au monde atomisée faite [...] de “menus morceaux par un autre moi réunis”’ (Frantz Fanon) » (p. 11). Il s’agit dès lors pour Bruno Perreau de réfléchir non pas à la convergence des luttes entre les minorités ou à ce qu’elles ont en commun afin de ne pas essentialiser chaque groupe mais « de concevoir la minorité de manière relationnelle » (p. 12). La notion de minorité est définie à partir de deux critères, à la suite des travaux de Louis Wirth, comme renvoyant à un groupe de personnes ayant en commun des caractéristiques propres et une expérience de la différence de traitement (p. 12). En prenant l’exemple des femmes et en reprenant cette fois les travaux de Colette Guillaumin, l’auteur insiste sur le fait que « le minoritaire ne désigne pas une essence ou un statut mais une relation dans un rapport de pouvoir, relation qui est à la fois complexe, changeante et polysémique [qui] implique de reconnaître que l’on dispose toutes et tous d’une part minoritaire en nous, part qui peut être plus ou moins importante » (p. 14). De ce fait, pour Bruno Perreau, “« la question à se poser est (...) moins de savoir qui serait minoritaire et qui ne le serait pas, mais si l’existence d’une relation minoritaire au groupe social engendre ou n’engendre pas un désavantage structurel » (p. 15). Ce qui amène l’auteur à s’appuyer sur les significations sociales de la justice en reprenant à son compte la notion d’« égalité complexe »” développée par Michael Walzer dans son ouvrage Sphères de justice2, publié en 1983 et traduit en français en 1997. À la différence de Michael Walzer, Bruno Perreau réfléchit à partir de la privation à laquelle peuvent être confrontés les individus, du fait de la relation minoritaire dans laquelle ils sont pris dans les différentes sphères sociales de manière à penser ”« une éthique minoritaire au service d’une philosophie sociale, juridique et politique à la fois égalitaire et libertaire » (p. 20). L’ouvrage est découpé en trois temps : il est d’abord proposé une relecture critique de Sphères de justice avant de présenter les défis auxquels la notion de minorité est aujourd’hui confrontée et enfin, en réponse, les pistes conceptuelles qui peuvent y être apportées.
Bruno Perreau reprend Sphères de justice non seulement pour le titre de son ouvrage mais surtout pour son idée d’égalité complexe : l’égalité n’a pas le même sens dans différents domaines de l’existence car dans chaque sphère (famille, vie publique, travail…), les valeurs poursuivies sont différentes (empathie, solidarité compétitivité…) (p. 28). Au principe d’égalité général qui traverse les différentes sphères sociales, il convient d’ajouter un principe d’équilibre entre ces sphères pour que les avantages acquis dans une sphère n’octroient pas de privilège dans une autre (p. 28). Pour autant, l’ouvrage de Walzer ne mobilise pas directement la notion de minorité, mentionnée à trois reprises comme simple synonyme de faible nombre (p. 39), alors que Bruno Perreau estime, quant à lui, que « penser dans une perspective minoritaire est [...] la tâche à laquelle doit s’assigner une théorie de la justice au XXIe siècle » (p. 39). Ce qu’il propose de faire en mettant l’accent sur l’injustice parce que « c’est l’expérience de l’injustice [qui] concourt à la formation de l’idée de justice » (p. 47) et ce, selon trois modalités d’expérience de l’injustice, à savoir le vécu direct de l’injustice en raison de l’appartenance à un groupe donné, la possibilité de l’injustice de ce fait ou encore le spectacle de l’injustice dont sont victimes d’autres membres du groupe (p. 50). Pour l’auteur,« la résonance de ces différentes expériences d’injustice (vécu, spectre, spectacle) peut être consciente ou inconsciente, acceptée ou déniée, jouissive ou douloureuse, mais elle est toujours le pivot de la transaction subjective entre sujets minoritaires et majoritaires » (p. 50). À partir de ces expériences d’injustice, il devrait être possible de faire émerger des formes plus émancipatrices de présence et d’apprentissage (p. 54).
Dans cette perspective, il est proposé d’analyser, dans les chapitres 2 à 5, les obstacles que rencontre aujourd’hui la notion de minorité en France et aux Etats-Unis. Dans le chapitre 2 consacré au management de la diversité, l’auteur présente la culture antidiscriminatoire mise en œuvre dans certaines universités américaines et les réactions d’hostilité qu’elle a pu susciter en France. L’approche du droit de la non-discrimination est en effet très différente en France même s’il est possible de voir dans ses vingt-cinq critères prohibés l’un des lieux « où se dispute la guerre des identités » (p. 58) faisant écho aux catégories protégées (protected class) qui existent aux Etats-Unis. Qu’en est-il alors du pouvoir des minorités, protégées en droit, et auxquelles des droits peuvent être spécifiquement reconnus ? Bruno Perreau rappelle que si l’on peut parler d’une forme d’inversion du rapport de pouvoir dans certains cas avec, par exemple, le passage de la dépénalisation de l’homosexualité à la pénalisation de l’homophobie (p. 67), il n’en demeure pas moins que « pour emporter l’adhésion, les minorités doivent (...) convertir la majorité à leur vision du monde » (p. 69) et « pour être acceptée, la position de la minorité doit être perçue comme non dogmatique par la majorité » (p. 70). Autrement dit, « les minorités peuvent gagner en influence, mais elles demeurent tributaires de l’ordre majoritaire » (p. 73).
Le second défi qu’elles rencontrent concerne la transformation de la loi du nombre sous l’influence des algorithmes notamment (Chap. 3). Bien que l’auteur reconnaisse que la notion de « minorité ne peut être définie que relationnellement selon les rapports de pouvoir qui s’exercent entre plusieurs groupes ou plusieurs personnes dans un contexte donné » (p. 83), la question du nombre n’est pour autant pas totalement indifférente et il s’agit d’un véritable enjeu politique, en particulier dans les modes d’attribution du pouvoir et d’élaboration des décisions. Le consensus est ainsi présenté comme particulièrement défavorable aux voix minoritaires, sauf à procéder comme devant certaines juridictions (Cour suprême des Etats-Unis et Cour européenne des droits de l’homme) en permettant à des « opinions minoritaires » d’être formulées (p. 89). La règle majoritaire tend en effet à ne pas prendre en considération les intérêts minoritaires et le développement des algorithmes, en général présentés comme plus objectifs, ne peut apporter une réponse satisfaisante. Quatre phénomènes sont en particulier mis en exergue : l’absence de contrôle citoyen dans le choix des algorithmes, la redéfinition de la règle de la majorité, le contrôle des données disponibles et reflétant les cultures minoritaires ainsi que l’absence de prise en compte des exceptions. Bruno Perreau appelle ainsi à « porter un regard minoritaire sur les algorithmes » (p. 100), de manière à les penser « à partir des marges et des interstices » (p. 101) et conclut que « la notion de minorité est plus que jamais essentielle » car « elle permet de réinjecter du sens dans les relations que l’empire de la métrique néglige et, ainsi, d’œuvrer à ce que l’externalisation des données et l'artificialisation de l’intelligence n’amplifient pas la domination sociale, hors de tout contrôle démocratique » (p. 101). Il s’agit dès lors d’articuler le nombre et la norme. En tant que stratégie d’émancipation, le nombre permet de gagner en visibilité et en légitimité mais cela conduit à faire face à des accusations de communautarisme d’une part et à exclure d’autres groupes moins nombreux et moins puissants d’autre part. Sans compter que l’argument du petit nombre se retourne aujourd’hui contre les personnes minorisées : certains groupes réactionnaires soutiennent ainsi « qu’ils sont des minorités comme les autres » (p. 107).
Ce qui conduit au chapitre suivant consacré à l’émergence et à la multiplication des discours contre-minoritaires qui « combinent victimisation de la majorité, instrumentalisation de la liberté d’expression, appropriation des outils et des références minoritaires, homologie morale en majorité et minorité, peur du remplacement démographique et culturel, refus de l’autodéfinition, ethnicisation de l’appartenance, valorisation des traditions et sanctification du terroir » (p. 135). Le registre contre-minoritaire « représente une menace importante pour les politiques antidiscriminatoires car il corrompt ses catégories » (p. 135) même si l’exigence de rapporter la preuve d’un préjudice permet d’apporter une forme de garde-fou aux revendications fantaisistes (p. 136). La contre-minorité constitue un danger d’autant plus important qu’il s’ajoute à la concurrence qui existe de plus en plus entre les minorités « pour capter l’attention des pouvoirs publics et ainsi obtenir une protection légale » (p. 136). Les politiques publiques en matière d’actions affirmatives qui font l’objet du chapitre 5 servent à illustrer ce dernier point. Ces discriminations positives, qui constituent « à la fois une politique de reconnaissance et une politique de redistribution » (p. 137), peuvent faire l'objet de critiques en ce qu’elles ne seraient pas assez inclusives. Ces actions affirmatives pourraient en effet conduire à proroger certains stéréotypes sur les minorités qu’elles visent tout en défavorisant les autres minorités (p. 139). L’auteur prend alors appui sur son expérience à Sciences Po pour montrer l’effet performatif de ces politiques publiques qui, en s’adressant à un certain nombre de groupes sociaux sous-représentés au sein de cette Grande École, permettent d’articuler un universalisme abstrait et un pluralisme concret (p. 156). Il propose alors de « redonner à la notion de minorité son caractère corrosif » dans les trois derniers chapitres de son ouvrage.
Selon Bruno Perreau, une théorie du sujet construite autour de la notion de présence minoritaire permet de dépasser les débats autour de la convergence ou de la coalition des luttes. Dans le chapitre 6 intitulé « Comparaître », il utilise ainsi la théorie de la comparution (paraître avec) pour souligner les différentes dimensions de la présence minoritaire – que cette présence soit celle des minorités elles-mêmes ou du sujet majoritaire, imprégné des vécus minoritaires (p. 167). La condition minoritaire est marquée par la violence « en ce que les corps minoritaires sont conditionnés par la possibilité de la violence » (p. 168). La condition minoritaire fait écho à la condition majoritaire : autrement dit, apparaitre en tant que minoritaire au monde social implique nécessairement de le faire avec l’autre. Chaque personne peut ainsi appréhender toutes les potentialités de vie non vécues et ces possibilités inscrivent chacun d’entre nous « dans une chaîne performative où le gouvernement qui s’exerce sur les pratiques, identités et cultures des autres finit par affecter qui nous sommes et la façon dont nous sommes gouverné.e.s » (p. 195). Cette chaîne performative touche chacun.e d’entre nous, que notre vécu soit minoritaire et/ou majoritaire. Bruno Perreau développe alors l’idée d’une articulation intrasectionnelle : une expérience minoritaire peut résonner avec une autre, elle peut être appréhendée de la sorte y compris par le droit, dans une approche intrasectionnelle des catégories juridiques, en raisonnant de manière analogique.
Dans le chapitre 7, il s’agit ainsi d’explorer « un droit analogique » à partir de la notion de genre qui permet d’appréhender les discriminations, souvent multiples et intersectionnelles, par analogie plutôt que par comparaison. Ainsi, «”le genre permet de penser des correspondances entre différentes catégories », ce qui correspond à la notion d’intrasectionnalité telle que travaillée par Bruno Perreau (p. 199). Le genre permettrait en particulier d’envisager une même catégorie juridique pour protéger différentes identités plutôt que de multiplier la liste des critères prohibés de discrimination, au risque d’essentialiser chacun d’entre eux. Cela reviendrait en fait à revoir la politique d’égalité afin d’en faire une politique globale au lieu d’une politique de la différence qui immobilise les minorités (p. 206). En utilisant un raisonnement par analogie, les motifs de discrimination se décuplent en opérant ensemble et font résonner « les traces d’autres vies minoritaires bafouées » (p. 208). Une telle approche permettrait également de juger les différentes situations sans prendre le risque de rendre le droit incohérent et en offrant l’opportunité de tenir compte de plusieurs motifs de discrimination sans les hiérarchiser. Le genre permettrait alors d’appréhender des discriminations fondées autant sur l’orientation sexuelle que sur le sexe (p. 211). À la suite du concept d'intersectionnalité développé par la juriste Kimberlé Crenshaw dans un article de 1991 pour appréhender les discriminations complexes et leurs dynamiques, l’intrasectionnalité telle que proposée par Bruno Perreau rend compte de la performativité juridique qui lie matériellement les existences individuelles. Dans la mesure où il n’est pas possible de procéder par comparaison entre le cas à juger, par définition singulier, et les autres, il serait préférable de procéder par analogie à partir d’autres cas de jurisprudence (p. 217). Ainsi est-il mis en lumière que les catégories minoritaires sont interdépendantes et que chacune n’est pas figée (p. 219). Néanmoins, raisonner par analogie implique de pouvoir disposer de précédents et donc que certaines catégories aient pu faire reconnaître en justice les discriminations subies. C’est pourquoi, il est finalement proposé d’accompagner le raisonnement analogique d’une éthique relationnelle qui lie le destin du majoritaire à celui du minoritaire (p. 223).
Le huitième et dernier chapitre reprend le sous-titre de l’ouvrage : Pour un universalisme minoritaire. Après une déconstruction du terme lui-même, Bruno Perreau propose une conception de l’universalisme fondamentalement liée à l’expérience minoritaire, c’est-à-dire « à la fois un universalisme d’apprentissage qui pense la transformation permanente du sujet et un universalisme relationnel qui admet la possibilité de l’inédit. Il repose sur l’expérience subjective et objective des limites de soi et de son action en s’appuyant sur ce que le sujet ne possède pas plutôt que sur ce qu’il possède. En découle une approche plus solidariste des relations sociales. Cette perspective n’est pas un projet mais la conséquence éthique d’une praxis. L’universel survient toujours dans l’expérience de l’“accident” qu’est le rapport à l’autre » (p. 232). L’auteur démontre ensuite l’apport des savoirs minoritaires à la construction des politiques publiques en matière de protection sociale et de protection de l’environnement en concluant que « l’universalisme est minoritaire ou n’est pas ». L’éthique minoritaire fondée sur l’interdépendance des individus plaide en effet selon lui « pour une démocratie plus exigeante où l’égalité n’est rien sans la présence de l’autre et la liberté rien sans la responsabilité pour autrui » (p. 262).
La lecture de Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire est extrêmement stimulante intellectuellement, notamment pour des juristes intéressé.es par les questions d’égalité et par la positionnalité3. Avant d'en discuter les apports indéniables, il s'agira –comme y invite l’exercice de recension – de formuler quelques regrets.
Le premier regret que l’on pourrait formuler découle du caractère foisonnant du texte lui-même, qui ne rend pas toujours très accessible la pensée de l’auteur et en permet des interprétations tronquées : même si la lecture est facilitée par les nombreux exemples et un style concis, le fort appareil théorique ainsi que le découpage en chapitres – dont les intitulés ne sont pas toujours très parlants et les sujets en apparence très différents – rendent la démonstration difficile à suivre. Notamment, bien qu’intitulée « ”Qu’est-ce qu’une minorité ? », l'introduction ne répond pas véritablement à la question posée et la définition de la minorité telle que l’entend Bruno Perreau se dessine en fait au fil des pages : ne s’agit-il pas d'ailleurs de définir l’expérience minoritaire plutôt que la notion même de minorité ?
Le second regret a trait à l’ancrage nord-américain de l'auteur qui se ressent dans la présentation incomplète de l’état du droit français. Ainsi, le contentieux relatif à la filiation d'une femme trans’, Clarisse, est présentée de manière très lacunaire : ni la décision de la Cour de cassation, ni celle de la Cour d'appel de renvoi ne sont mentionnées (p. 204) ; partant, les civilistes pourraient ressentir une petite frustration à la lecture du développement consacré aux enjeux liés à la filiation pour les personnes ayant changé de mention de sexe à l'état civil. L'ancrage nord-américain se retrouve ensuite dans le vocabulaire utilisé tel que le choix, bien que justifié par l’auteur, d’affirmative actions plutôt que de discrimination positive ou encore l’emploi récurrent du substantif « minorité » (y compris ”« minorité de genre ») qui tend à réifier la catégorie — en dépit de l’approche relationnelle de la minorité que l’auteur défend par ailleurs. Ces deux réserves peuvent immédiatement être nuancées dans la mesure où l’ancrage état-unien de l’auteur apporte par ailleurs une profondeur d’analyse indéniable : la littérature mobilisée est très riche et les exemples, y compris jurisprudentiels, donnés relèvent aussi bien du droit américain que français.
L'ouvrage de Bruno Perreau invite, de manière plus substantielle, à discuter la notion de minorité. L'auteur présente en particulier les minorités comme des catégories protégées par le droit de la non-discrimination (p. 12 et de manière récurrente dans l’ouvrage) alors qu’il n’en est rien en droit français. Il n’existe en effet aucune catégorie protégée en tant que telle en France et par conséquent, en droit, aucune minorité ; les motifs prohibés de discrimination sont neutres (prenons l’exemple du sexe) et protègent aussi bien le groupe minoritaire (les femmes) que le groupe majoritaire (les hommes)4. C’est précisément parce qu’il n’existe pas de catégories protégées en droit français de la non-discrimination qu’il n'est pas possible d'élaborer un droit ou des droits qui viseraient spécifiquement les minorités ou certaines d’entre elles : à cet égard, il est possible de rappeler que la parité vise la représentation équilibrée des deux sexes. Non seulement ce n'est pas possible mais cela n'est en outre pas souhaitable : un droit élaboré spécifiquement pour une minorité ou des minorités, par exemple les minorités sexuelles et de genre, ne pourrait – même avec les meilleures intentions du monde – qu’être contreproductif, enfermant et stigmatisant. Une remarque qui s’adresse bien moins à Bruno Perreau qu’à son lectorat qui pourrait être tenté, par une lecture qui trahit mal un vécu majoritaire, de réduire son essai à une contribution aux droits des minorités et Bruno Perreau lui-même à un chercheur « minoritaire ». Ce serait méconnaître sa démarche qui vise précisément à repenser la théorie de la justice sociale dans une perspective universaliste. Si Bruno Perreau défend l’intégration des perspectives minoritaires dans les modes d’attribution du pouvoir et dans l’élaboration des décisions, cela doit à notre sens aboutir à l’adoption de règles générales. Comme le sous-titre du livre nous y invite, il convient en effet non pas d’adopter des droits spécifiques aux minorités5 mais de réformer en profondeur les règles de droit, de manière générale, afin d’y intégrer pleinement tous les vécus minoritaires. En ce sens, il est d’ailleurs possible de mentionner les apports substantiels au droit de la famille, de la santé et des assurances des mobilisations LGBT+ à la suite de l’épidémie du VIH-SIDA, à savoir la création du PACS, conclu aujourd’hui à 95% par des couples de sexe différent, la reconnaissance de droits aux personnes malades et le statut de patient-expert mais aussi l’instauration de la Convention AERAS en matière d’assurance emprunteur et sur laquelle le droit à l’oubli pour les anciens malades du cancer s’appuie. Même si tous ces « droits » ont été gagnés à la suite de mobilisations de personnes minoritaires, celles-ci n’ont pas été enfermées dans ce statut dans chacun de ces corpus juridiques et leur victoire réside précisément dans la formulation universelle, au bénéfice de toutes et de tous, de ces dispositions juridiques nouvelles.
Le remarquable travail d’analyse réalisé par Bruno Perreau et sa pertinence tiennent pour beaucoup à sa trajectoire et sa position, en tant qu’« enseignant issu de la classe moyenne de province, premier membre de sa famille directe à accéder aux études universitaires » (p. 156) mais également en tant que gay6 et militant d’Act up. Nous ne pouvons que saluer la réflexivité dont il fait constamment preuve dans son essai, mais aussi dans les présentations qu’il fait de celui-ci7. Il peut aujourd’hui le faire sans s’exposer, disposant désormais d’un poste au MIT ainsi que d’une importante reconnaissance de ses travaux. Comme l’écrit le sociologue Emmanuel Beaubatie, ce sont souvent les personnes minorisées qui réalisent un tel travail autour de leur positionnait ; or « le double standard de la réflexivité contribue à réassigner ces chercheur·e·s à une place souvent qualifiée de ”militante” – et à enfermer leurs objets dans un statut jugé “minoritaire” –, en même temps qu’il reconduit l’illusion de neutralité de ceux (ou celles) qui ne précisent jamais d’où ils parlent »8. Ce constat semble se réaliser lorsque Bruno Perreau est réassigné à la place d’un chercheur « minoritaire » – à rebours de ce qu’il démontre magistralement par ses travaux.
Pour mieux comprendre comment réconcilier, dans chaque sphère sociale, les parts minoritaires en chacun.e de nous - sans ignorer celles qui sont les plus importantes – avec la part majoritaire et rénover profondément notre conception de l’universalisme, la lecture de Sphères d’injustice est indispensable : elle apporte des éléments de réflexion particulièrement importants tant sur le fond, en particulier avec la notion d’intrasectionnalité, que sur le positionnement de l’auteur, qui l’expose autant qu’il nous oblige : alors, merci et bravo !
Marie Mesnil, Maîtresse de conférences, Faculté de droit Jean Monnet Université Paris Saclay, Institut Droit Ethique Patrimoine (IDEP)
Références
Bruno Perreau, Penser l’adoption, PUF, coll. Éthique et philosophie morale, 2012.↩︎
Michaël Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, coll. La couleur des idées, 2013.↩︎
V. sur le sujet le dossier « Positionnalité des chercheur.e.s minoritaires » dirigé par Silyane Larcher, dans Raisons politiques, 2023/1, n°89.↩︎
V. par exemple, CJUE, 29 novembre 2001, Griesmar, aff. C-366/99, à propos de l’attribution de bonifications de retraite par principe aux mères ; Soc., 11 janvier 2012, n° 10-28.213 à propos du licenciement d’un salarié en raison du port d’une boucle d’oreille qui avait pour cause l’apparence physique du salarié rapportée à son sexe.↩︎
Nous nous permettons de renvoyer à la présentation orale que nous avons faite, Marie Mesnil, «”Prendre soin des publics cibles dans leur dénomination : enjeux (juridiques) autour de l'émergence d'une nouvelle catégorie, les minorités sexuelles et de genre », Colloque « Prendre soin des personnes LGBTI+ : Évolutions et défis d’un champ d’action et de recherche », France Frigot, Gabriel Girard, Louise Virole et Michal Raz dir., Janvier 2024, La Plaine St-Denis, France ⟨hal-04412270⟩.↩︎
Entretien avec Bruno Perreau par Benjamin Boudou et Félix Mégret, « Une nouvelle théorie politique de l’injustice », Raisons politiques, 2024, n° 94(2), pp. 141-171, https://doi.org/10.3917/rai.094.0141.↩︎
Il est possible d’écouter Bruno Perreau parler de son ouvrage sur France culture dans « Résonances minoritaires », présenté par Sylvain Bourmeau, le 4 nov. 2023 et dans « Union rationaliste - Pour un universalisme minoritaire » présenté par Emmanuelle Huisman-Perrin, le 26 nov. 2023.↩︎
Emmanuel Beaubatie, « Savoirs multisitués : Les reliefs de la positionnalité », Raisons politiques, 2023/1 N° 89, 2023. pp.25-42.↩︎