Sphères dinjustices.
Pour un universalisme minoritaire.

Bruno Perreau, La Découverte, 2023

Marie Mesnil


















  1. Sphères dinjustices. Pour un universalisme minoritaire est un ouvrage de théorie politique dont Bruno Perreau a entamé la rédaction en 2019. Dans la continuité de sa thèse dans laquelle il a analysé les politiques publiques d'adoption en France au prisme du genre1, il propose de réfléchir à des processus démocratiques permettant dassurer une véritable égalité. Plus spécifiquement, il suggère de faire de lexpérience minoritaire le fondement dune nouvelle théorie de la justice. Lauteur part d’abord de lhypothèse que les politiques dites « de reconnaissance » tendent à renforcer le groupe social de référence qui sert d’élément de comparaison aux autres groupes cest à dire aux minorités. Il trouve ensuite dans les actions de discrimination positive, émergentes alors en France, le germe « dune nouvelle théorie sociale fondée sur linterdépendance et la responsabilité pour autrui » (p. 264) puisquil sagit précisément dadopter « une conception minoritaire des rapports sociaux où la décision [est] pensée à partir de la situation des personnes dominées socialement, exploitées économiquement et/ou discriminées dans leur modes de vie » (p. 263). Dépassant le cadre limité de la discrimination positive, il décide en huit chapitres d’élaborer une théorie de la justice à partir de ces deux fondements (interdépendance et responsabilité pour autrui).

  2. L’ouvrage s'ouvre sur une introduction dans laquelle il est proposé de définir ce quest une minorité. À partir de lexemple des meurtres dhommes noirs aux Etats-Unis et en France, il est mis en lumière une caractéristique de l’« être minoritaire », à savoir « vivre en résonance avec dautres vies minoritaires et exprimer une présence au monde atomisée faite [...] de “menus morceaux par un autre moi réunis” (Frantz Fanon) » (p. 11). Il sagit dès lors pour Bruno Perreau de réfléchir non pas à la convergence des luttes entre les minorités ou à ce quelles ont en commun afin de ne pas essentialiser chaque groupe mais « de concevoir la minorité de manière relationnelle » (p. 12). La notion de minorité est définie à partir de deux critères, à la suite des travaux de Louis Wirth, comme renvoyant à un groupe de personnes ayant en commun des caractéristiques propres et une expérience de la différence de traitement (p. 12). En prenant l’exemple des femmes et en reprenant cette fois les travaux de Colette Guillaumin, lauteur insiste sur le fait que « le minoritaire ne désigne pas une essence ou un statut mais une relation dans un rapport de pouvoir, relation qui est à la fois complexe, changeante et polysémique [qui] implique de reconnaître que lon dispose toutes et tous dune part minoritaire en nous, part qui peut être plus ou moins importante » (p. 14). De ce fait, pour Bruno Perreau, “« la question à se poser est (...) moins de savoir qui serait minoritaire et qui ne le serait pas, mais si lexistence dune relation minoritaire au groupe social engendre ou nengendre pas un désavantage structurel » (p. 15). Ce qui amène lauteur à sappuyer sur les significations sociales de la justice en reprenant à son compte la notion d’« égalité complexe »” développée par Michael Walzer dans son ouvrage Sphères de justice2, publié en 1983 et traduit en français en 1997. À la différence de Michael Walzer, Bruno Perreau réfléchit à partir de la privation à laquelle peuvent être confrontés les individus, du fait de la relation minoritaire dans laquelle ils sont pris dans les différentes sphères sociales de manière à penser « une éthique minoritaire au service dune philosophie sociale, juridique et politique à la fois égalitaire et libertaire » (p. 20). Louvrage est découpé en trois temps : il est dabord proposé une relecture critique de Sphères de justice avant de présenter les défis auxquels la notion de minorité est aujourdhui confrontée et enfin, en réponse, les pistes conceptuelles qui peuvent y être apportées.

  3. Bruno Perreau reprend Sphères de justice non seulement pour le titre de son ouvrage mais surtout pour son idée d’égalité complexe : l’égalité na pas le même sens dans différents domaines de lexistence car dans chaque sphère (famille, vie publique, travail…), les valeurs poursuivies sont différentes (empathie, solidarité compétitivité…) (p. 28). Au principe d’égalité général qui traverse les différentes sphères sociales, il convient dajouter un principe d’équilibre entre ces sphères pour que les avantages acquis dans une sphère noctroient pas de privilège dans une autre (p. 28). Pour autant, louvrage de Walzer ne mobilise pas directement la notion de minorité, mentionnée à trois reprises comme simple synonyme de faible nombre (p. 39), alors que Bruno Perreau estime, quant à lui, que « penser dans une perspective minoritaire est [...] la tâche à laquelle doit sassigner une théorie de la justice au XXIe siècle » (p. 39). Ce quil propose de faire en mettant laccent sur linjustice parce que « cest lexpérience de linjustice [qui] concourt à la formation de lidée de justice » (p. 47) et ce, selon trois modalités dexpérience de linjustice, à savoir le vécu direct de linjustice en raison de lappartenance à un groupe donné, la possibilité de linjustice de ce fait ou encore le spectacle de linjustice dont sont victimes dautres membres du groupe (p. 50). Pour lauteur,« la résonance de ces différentes expériences dinjustice (vécu, spectre, spectacle) peut être consciente ou inconsciente, acceptée ou déniée, jouissive ou douloureuse, mais elle est toujours le pivot de la transaction subjective entre sujets minoritaires et majoritaires » (p. 50). À partir de ces expériences dinjustice, il devrait être possible de faire émerger des formes plus émancipatrices de présence et dapprentissage (p. 54).

  4. Dans cette perspective, il est proposé danalyser, dans les chapitres 2 à 5, les obstacles que rencontre aujourdhui la notion de minorité en France et aux Etats-Unis. Dans le chapitre 2 consacré au management de la diversité, lauteur présente la culture antidiscriminatoire mise en œuvre dans certaines universités américaines et les réactions dhostilité quelle a pu susciter en France. L’approche du droit de la non-discrimination est en effet très différente en France même s’il est possible de voir dans ses vingt-cinq critères prohibés lun des lieux « où se dispute la guerre des identités » (p. 58) faisant écho aux catégories protégées (protected class) qui existent aux Etats-Unis. Quen est-il alors du pouvoir des minorités, protégées en droit, et auxquelles des droits peuvent être spécifiquement reconnus ? Bruno Perreau rappelle que si lon peut parler dune forme dinversion du rapport de pouvoir dans certains cas avec, par exemple, le passage de la dépénalisation de lhomosexualité à la pénalisation de lhomophobie (p. 67), il nen demeure pas moins que « pour emporter ladhésion, les minorités doivent (...) convertir la majorité à leur vision du monde » (p. 69) et « pour être acceptée, la position de la minorité doit être perçue comme non dogmatique par la majorité » (p. 70). Autrement dit, « les minorités peuvent gagner en influence, mais elles demeurent tributaires de lordre majoritaire » (p. 73).

  5. Le second défi quelles rencontrent concerne la transformation de la loi du nombre sous linfluence des algorithmes notamment (Chap. 3). Bien que l’auteur reconnaisse que la notion de « minorité ne peut être définie que relationnellement selon les rapports de pouvoir qui sexercent entre plusieurs groupes ou plusieurs personnes dans un contexte donné » (p. 83), la question du nombre nest pour autant pas totalement indifférente et il sagit dun véritable enjeu politique, en particulier dans les modes dattribution du pouvoir et d’élaboration des décisions. Le consensus est ainsi présenté comme particulièrement défavorable aux voix minoritaires, sauf à procéder comme devant certaines juridictions (Cour suprême des Etats-Unis et Cour européenne des droits de lhomme) en permettant à des « opinions minoritaires » d’être formulées (p. 89). La règle majoritaire tend en effet à ne pas prendre en considération les intérêts minoritaires et le développement des algorithmes, en général présentés comme plus objectifs, ne peut apporter une réponse satisfaisante. Quatre phénomènes sont en particulier mis en exergue : labsence de contrôle citoyen dans le choix des algorithmes, la redéfinition de la règle de la majorité, le contrôle des données disponibles et reflétant les cultures minoritaires ainsi que labsence de prise en compte des exceptions. Bruno Perreau appelle ainsi à « porter un regard minoritaire sur les algorithmes » (p. 100), de manière à les penser « à partir des marges et des interstices » (p. 101) et conclut que « la notion de minorité est plus que jamais essentielle » car « elle permet de réinjecter du sens dans les relations que lempire de la métrique néglige et, ainsi, dœuvrer à ce que lexternalisation des données et l'artificialisation de lintelligence namplifient pas la domination sociale, hors de tout contrôle démocratique » (p. 101). Il sagit dès lors darticuler le nombre et la norme. En tant que stratégie d’émancipation, le nombre permet de gagner en visibilité et en légitimité mais cela conduit à faire face à des accusations de communautarisme dune part et à exclure dautres groupes moins nombreux et moins puissants dautre part. Sans compter que largument du petit nombre se retourne aujourdhui contre les personnes minorisées : certains groupes réactionnaires soutiennent ainsi « quils sont des minorités comme les autres » (p. 107).

  6. Ce qui conduit au chapitre suivant consacré à l’émergence et à la multiplication des discours contre-minoritaires qui « combinent victimisation de la majorité, instrumentalisation de la liberté dexpression, appropriation des outils et des références minoritaires, homologie morale en majorité et minorité, peur du remplacement démographique et culturel, refus de lautodéfinition, ethnicisation de lappartenance, valorisation des traditions et sanctification du terroir » (p. 135). Le registre contre-minoritaire « représente une menace importante pour les politiques antidiscriminatoires car il corrompt ses catégories » (p. 135) même si lexigence de rapporter la preuve dun préjudice permet dapporter une forme de garde-fou aux revendications fantaisistes (p. 136). La contre-minorité constitue un danger dautant plus important quil sajoute à la concurrence qui existe de plus en plus entre les minorités « pour capter lattention des pouvoirs publics et ainsi obtenir une protection légale » (p. 136). Les politiques publiques en matière dactions affirmatives qui font lobjet du chapitre 5 servent à illustrer ce dernier point. Ces discriminations positives, qui constituent « à la fois une politique de reconnaissance et une politique de redistribution » (p. 137), peuvent faire l'objet de critiques en ce quelles ne seraient pas assez inclusives. Ces actions affirmatives pourraient en effet conduire à proroger certains stéréotypes sur les minorités quelles visent tout en défavorisant les autres minorités (p. 139). Lauteur prend alors appui sur son expérience à Sciences Po pour montrer leffet performatif de ces politiques publiques qui, en sadressant à un certain nombre de groupes sociaux sous-représentés au sein de cette Grande École, permettent darticuler un universalisme abstrait et un pluralisme concret (p. 156). Il propose alors de « redonner à la notion de minorité son caractère corrosif » dans les trois derniers chapitres de son ouvrage.

  7. Selon Bruno Perreau, une théorie du sujet construite autour de la notion de présence minoritaire permet de dépasser les débats autour de la convergence ou de la coalition des luttes. Dans le chapitre 6 intitulé « Comparaître », il utilise ainsi la théorie de la comparution (paraître avec) pour souligner les différentes dimensions de la présence minoritaire – que cette présence soit celle des minorités elles-mêmes ou du sujet majoritaire, imprégné des vécus minoritaires (p. 167). La condition minoritaire est marquée par la violence « en ce que les corps minoritaires sont conditionnés par la possibilité de la violence » (p. 168). La condition minoritaire fait écho à la condition majoritaire : autrement dit, apparaitre en tant que minoritaire au monde social implique nécessairement de le faire avec lautre. Chaque personne peut ainsi appréhender toutes les potentialités de vie non vécues et ces possibilités inscrivent chacun dentre nous « dans une chaîne performative où le gouvernement qui sexerce sur les pratiques, identités et cultures des autres finit par affecter qui nous sommes et la façon dont nous sommes gouverné.e.s » (p. 195). Cette chaîne performative touche chacun.e dentre nous, que notre vécu soit minoritaire et/ou majoritaire. Bruno Perreau développe alors lidée dune articulation intrasectionnelle : une expérience minoritaire peut résonner avec une autre, elle peut être appréhendée de la sorte y compris par le droit, dans une approche intrasectionnelle des catégories juridiques, en raisonnant de manière analogique.

  8. Dans le chapitre 7, il sagit ainsi dexplorer « un droit analogique » à partir de la notion de genre qui permet dappréhender les discriminations, souvent multiples et intersectionnelles, par analogie plutôt que par comparaison. Ainsi, «le genre permet de penser des correspondances entre différentes catégories », ce qui correspond à la notion dintrasectionnalité telle que travaillée par Bruno Perreau (p. 199). Le genre permettrait en particulier denvisager une même catégorie juridique pour protéger différentes identités plutôt que de multiplier la liste des critères prohibés de discrimination, au risque dessentialiser chacun dentre eux. Cela reviendrait en fait à revoir la politique d’égalité afin den faire une politique globale au lieu dune politique de la différence qui immobilise les minorités (p. 206). En utilisant un raisonnement par analogie, les motifs de discrimination se décuplent en opérant ensemble et font résonner « les traces dautres vies minoritaires bafouées » (p. 208). Une telle approche permettrait également de juger les différentes situations sans prendre le risque de rendre le droit incohérent et en offrant l’opportunité de tenir compte de plusieurs motifs de discrimination sans les hiérarchiser. Le genre permettrait alors dappréhender des discriminations fondées autant sur lorientation sexuelle que sur le sexe (p. 211). À la suite du concept d'intersectionnalité développé par la juriste Kimberlé Crenshaw dans un article de 1991 pour appréhender les discriminations complexes et leurs dynamiques, lintrasectionnalité telle que proposée par Bruno Perreau rend compte de la performativité juridique qui lie matériellement les existences individuelles. Dans la mesure où il nest pas possible de procéder par comparaison entre le cas à juger, par définition singulier, et les autres, il serait préférable de procéder par analogie à partir dautres cas de jurisprudence (p. 217). Ainsi est-il mis en lumière que les catégories minoritaires sont interdépendantes et que chacune nest pas figée (p. 219). Néanmoins, raisonner par analogie implique de pouvoir disposer de précédents et donc que certaines catégories aient pu faire reconnaître en justice les discriminations subies. Cest pourquoi, il est finalement proposé daccompagner le raisonnement analogique dune éthique relationnelle qui lie le destin du majoritaire à celui du minoritaire (p. 223).

  9. Le huitième et dernier chapitre reprend le sous-titre de louvrage : Pour un universalisme minoritaire. Après une déconstruction du terme lui-même, Bruno Perreau propose une conception de luniversalisme fondamentalement liée à lexpérience minoritaire, cest-à-dire « à la fois un universalisme dapprentissage qui pense la transformation permanente du sujet et un universalisme relationnel qui admet la possibilité de linédit. Il repose sur lexpérience subjective et objective des limites de soi et de son action en sappuyant sur ce que le sujet ne possède pas plutôt que sur ce quil possède. En découle une approche plus solidariste des relations sociales. Cette perspective nest pas un projet mais la conséquence éthique dune praxis. Luniversel survient toujours dans lexpérience de l’“accident” quest le rapport à lautre » (p. 232). Lauteur démontre ensuite lapport des savoirs minoritaires à la construction des politiques publiques en matière de protection sociale et de protection de lenvironnement en concluant que « luniversalisme est minoritaire ou nest pas ». L’éthique minoritaire fondée sur linterdépendance des individus plaide en effet selon lui « pour une démocratie plus exigeante où l’égalité nest rien sans la présence de lautre et la liberté rien sans la responsabilité pour autrui » (p. 262).

  10. La lecture de Sphères dinjustice. Pour un universalisme minoritaire est extrêmement stimulante intellectuellement, notamment pour des juristes intéressé.es par les questions d’égalité et par la positionnalité3. Avant d'en discuter les apports indéniables, il s'agira –comme y invite l’exercice de recension – de formuler quelques regrets.

  11. Le premier regret que lon pourrait formuler découle du caractère foisonnant du texte lui-même, qui ne rend pas toujours très accessible la pensée de lauteur et en permet des interprétations tronquées : même si la lecture est facilitée par les nombreux exemples et un style concis, le fort appareil théorique ainsi que le découpage en chapitres – dont les intitulés ne sont pas toujours très parlants et les sujets en apparence très différents – rendent la démonstration difficile à suivre. Notamment, bien quintitulée « Quest-ce quune minorité ? », l'introduction ne répond pas véritablement à la question posée et la définition de la minorité telle que lentend Bruno Perreau se dessine en fait au fil des pages : ne sagit-il pas d'ailleurs de définir lexpérience minoritaire plutôt que la notion même de minorité ?

  12. Le second regret a trait à l’ancrage nord-américain de l'auteur qui se ressent dans la présentation incomplète de l’état du droit français. Ainsi, le contentieux relatif à la filiation d'une femme trans’, Clarisse, est présentée de manière très lacunaire : ni la décision de la Cour de cassation, ni celle de la Cour d'appel de renvoi ne sont mentionnées (p. 204) ; partant, les civilistes pourraient ressentir une petite frustration à la lecture du développement consacré aux enjeux liés à la filiation pour les personnes ayant changé de mention de sexe à l'état civil. L'ancrage nord-américain se retrouve ensuite dans le vocabulaire utilisé tel que le choix, bien que justifié par lauteur, daffirmative actions plutôt que de discrimination positive ou encore lemploi récurrent du substantif « minorité » (y compris « minorité de genre ») qui tend à réifier la catégorie — en dépit de lapproche relationnelle de la minorité que lauteur défend par ailleurs. Ces deux réserves peuvent immédiatement être nuancées dans la mesure où lancrage état-unien de lauteur apporte par ailleurs une profondeur danalyse indéniable : la littérature mobilisée est très riche et les exemples, y compris jurisprudentiels, donnés relèvent aussi bien du droit américain que français.

  13. L'ouvrage de Bruno Perreau invite, de manière plus substantielle, à discuter la notion de minorité. L'auteur présente en particulier les minorités comme des catégories protégées par le droit de la non-discrimination (p. 12 et de manière récurrente dans louvrage) alors quil nen est rien en droit français. Il nexiste en effet aucune catégorie protégée en tant que telle en France et par conséquent, en droit, aucune minorité ; les motifs prohibés de discrimination sont neutres (prenons lexemple du sexe) et protègent aussi bien le groupe minoritaire (les femmes) que le groupe majoritaire (les hommes)4. Cest précisément parce quil nexiste pas de catégories protégées en droit français de la non-discrimination quil n'est pas possible d'élaborer un droit ou des droits qui viseraient spécifiquement les minorités ou certaines dentre elles : à cet égard, il est possible de rappeler que la parité vise la représentation équilibrée des deux sexes. Non seulement ce n'est pas possible mais cela n'est en outre pas souhaitable : un droit élaboré spécifiquement pour une minorité ou des minorités, par exemple les minorités sexuelles et de genre, ne pourrait – même avec les meilleures intentions du monde – qu’être contreproductif, enfermant et stigmatisant. Une remarque qui sadresse bien moins à Bruno Perreau qu’à son lectorat qui pourrait être tenté, par une lecture qui trahit mal un vécu majoritaire, de réduire son essai à une contribution aux droits des minorités et Bruno Perreau lui-même à un chercheur « minoritaire ». Ce serait méconnaître sa démarche qui vise précisément à repenser la théorie de la justice sociale dans une perspective universaliste. Si Bruno Perreau défend lintégration des perspectives minoritaires dans les modes dattribution du pouvoir et dans l’élaboration des décisions, cela doit à notre sens aboutir à ladoption de règles générales. Comme le sous-titre du livre nous y invite, il convient en effet non pas dadopter des droits spécifiques aux minorités5 mais de réformer en profondeur les règles de droit, de manière générale, afin dy intégrer pleinement tous les vécus minoritaires. En ce sens, il est dailleurs possible de mentionner les apports substantiels au droit de la famille, de la santé et des assurances des mobilisations LGBT+ à la suite de l’épidémie du VIH-SIDA, à savoir la création du PACS, conclu aujourdhui à 95% par des couples de sexe différent, la reconnaissance de droits aux personnes malades et le statut de patient-expert mais aussi linstauration de la Convention AERAS en matière dassurance emprunteur et sur laquelle le droit à loubli pour les anciens malades du cancer s’appuie. Même si tous ces « droits » ont été gagnés à la suite de mobilisations de personnes minoritaires, celles-ci nont pas été enfermées dans ce statut dans chacun de ces corpus juridiques et leur victoire réside précisément dans la formulation universelle, au bénéfice de toutes et de tous, de ces dispositions juridiques nouvelles.

  14. Le remarquable travail danalyse réalisé par Bruno Perreau et sa pertinence tiennent pour beaucoup à sa trajectoire et sa position, en tant qu’« enseignant issu de la classe moyenne de province, premier membre de sa famille directe à accéder aux études universitaires » (p. 156) mais également en tant que gay6 et militant d’Act up. Nous ne pouvons que saluer la réflexivité dont il fait constamment preuve dans son essai, mais aussi dans les présentations quil fait de celui-ci7. Il peut aujourdhui le faire sans sexposer, disposant désormais dun poste au MIT ainsi que dune importante reconnaissance de ses travaux. Comme l’écrit le sociologue Emmanuel Beaubatie, ce sont souvent les personnes minorisées qui réalisent un tel travail autour de leur positionnait ; or « le double standard de la réflexivité contribue à réassigner ces chercheur·e·s à une place souvent qualifiée de militante” – et à enfermer leurs objets dans un statut jugé “minoritaire” –, en même temps quil reconduit lillusion de neutralité de ceux (ou celles) qui ne précisent jamais doù ils parlent »8. Ce constat semble se réaliser lorsque Bruno Perreau est réassigné à la place dun chercheur « minoritaire » – à rebours de ce quil démontre magistralement par ses travaux.

  15. Pour mieux comprendre comment réconcilier, dans chaque sphère sociale, les parts minoritaires en chacun.e de nous - sans ignorer celles qui sont les plus importantes – avec la part majoritaire et rénover profondément notre conception de luniversalisme, la lecture de Sphères dinjustice est indispensable : elle apporte des éléments de réflexion particulièrement importants tant sur le fond, en particulier avec la notion dintrasectionnalité, que sur le positionnement de lauteur, qui lexpose autant quil nous oblige : alors, merci et bravo !

Marie Mesnil, Maîtresse de conférences, Faculté de droit Jean Monnet Université Paris Saclay, Institut Droit Ethique Patrimoine (IDEP)

Références


  1. Bruno Perreau, Penser ladoption, PUF, coll. Éthique et philosophie morale, 2012.↩︎

  2. Michaël Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, coll. La couleur des idées, 2013.↩︎

  3. V. sur le sujet le dossier « Positionnalité des chercheur.e.s minoritaires » dirigé par Silyane Larcher, dans Raisons politiques, 2023/1, n°89.↩︎

  4. V. par exemple, CJUE, 29 novembre 2001, Griesmar, aff. C-366/99, à propos de lattribution de bonifications de retraite par principe aux mères ; Soc., 11 janvier 2012, n° 10-28.213 à propos du licenciement dun salarié en raison du port dune boucle doreille qui avait pour cause l’apparence physique du salarié rapportée à son sexe.↩︎

  5. Nous nous permettons de renvoyer à la présentation orale que nous avons faite, Marie Mesnil, «Prendre soin des publics cibles dans leur dénomination : enjeux (juridiques) autour de l'émergence d'une nouvelle catégorie, les minorités sexuelles et de genre », Colloque « Prendre soin des personnes LGBTI+ : Évolutions et défis dun champ daction et de recherche », France Frigot, Gabriel Girard, Louise Virole et Michal Raz dir., Janvier 2024, La Plaine St-Denis, France ⟨hal-04412270⟩.↩︎

  6. Entretien avec Bruno Perreau par Benjamin Boudou et Félix Mégret, « Une nouvelle théorie politique de linjustice », Raisons politiques, 2024, n° 94(2), pp. 141-171, https://doi.org/10.3917/rai.094.0141.↩︎

  7. Il est possible d’écouter Bruno Perreau parler de son ouvrage sur France culture dans « Résonances minoritaires », présenté par Sylvain Bourmeau, le 4 nov. 2023 et dans « Union rationaliste - Pour un universalisme minoritaire » présenté par Emmanuelle Huisman-Perrin, le 26 nov. 2023.↩︎

  8. Emmanuel Beaubatie, « Savoirs multisitués : Les reliefs de la positionnalité », Raisons politiques, 2023/1 N° 89, 2023. pp.25-42.↩︎