Neige Sinno, P.O.L, 2024
Julie Mattiussi
« Le tabou, dans notre culture, ce n’est pas le viol lui-même, qui est pratiqué partout, c’est d’en parler, de l’envisager, de l’analyser »1.
Écrire sur le viol, écrire
sur son viol, c’est la proposition de Neige Sinno dans Triste tigre.
Pourtant, tout au long de l’ouvrage, l’autrice fait part de ses craintes
à cet égard : être aspirée par le sujet du viol au même titre que le
reste de son existence, n’être lue que pour les passages crus dans
lesquels elle donne les détails de ce qu’elle a subi, mais aussi laisser
à penser qu’elle pratique l’écriture à titre thérapeutique alors qu’elle
n’écrit pas pour elle-même. L’autrice évoque également son appréhension
à l’idée d’être rangée hors de la littérature légitime, parmi les
« simples » témoignages, en même temps qu’elle déconstruit la hiérarchie
élitiste entre ces deux formes d’ouvrages pour mieux assumer son
autobiographie2.Assumer son autobiographie et
accepter que ses propos si intimes appartiennent à d’autres et soient
interprétés, déformés, partiellement repris par son lectorat.
Ces questionnements de l’autrice donnent le ton des réflexions et du regard qu’elle porte sur sa propre histoire dans Triste tigre. Elle aborde avec nuance, finesse et lucidité son enfance de petite fille violée et les conséquences sur sa vie de femme de quarante-quatre ans. Une vie qu’elle qualifie de suffisamment privilégiée pour avoir pu prendre la parole. Privilégiée car elle est née en France, dans un pays où le viol est passible de poursuites pénales3, et qu’elle a pu faire un pas à côté de la souffrance pure qui lui permet d’accéder à l’écriture4.
Parce qu’elle a les armes pour le faire, Neige Sinno écrit ce livre, un peu comme si elle en prenait la responsabilité. Une responsabilité vis-à-vis des autres, puisque l’autrice indique avoir conscience d’écrire à l’adresse de personnes qui ont toutes les chances d’être concernées de près ou de loin par le sujet5. C’est ce qui fait la spécificité de cet ouvrage. Primé et tiré à de nombreux exemplaires, ce livre, qui a eu un écho public important, établit pourtant un lien étroit, presque intime, entre l’autrice et son ou sa lecteurice. Une relation où l’autrice partage son histoire individuelle, mais livre aussi des analyses à même de s’inscrire dans une histoire collective. Parce qu’en parlant d’elle, Neige Sinno parle aussi de genre, de droit, de violences sexuelles systémiques, et c’est toute la richesse de ce témoignage.
Dans Triste tigre, le tigre est le beau-père de l’autrice. Le livre s’ouvre sur son portrait, celui d’un homme banal, apprécié, toujours prêt à rendre service, autoritaire dans la vie privée. Un homme que l’on découvrira progressivement possessif et jaloux (il menacera le moniteur de centre de vacances de 35 ans, avec lequel l’autrice a une relation ponctuelle à l’âge de 15 ans)6, à mesure que l’autrice s’éloigne du regard porté sur cet homme par l’entourage pour se concentrer sur son histoire individuelle.
L’histoire d’une petite fille qui a un père et une mère, mais qui sera abusée pendant plusieurs années par le nouveau mari de sa mère. Un inceste particulier puisque la petite Neige n’a ni filiation, ni lien biologique avec son agresseur. Une réalité que celui-ci reprend d’ailleurs à son compte lorsqu’il justifie les abus par la volonté de la punir parce qu’elle ne répond pas de façon suffisante à l’amour qu’il lui témoigne (par exemple, elle refuse de l’appeler « papa »). Une réalité qui se rappellera à elle brutalement lorsque son beau-père affirmera qu’il n’aurait jamais fait une chose pareille à ses propres enfants, et que lesdits enfants, bien plus tard, exprimeront qu’ils pensent en effet que leur père ne les aurait jamais violés7.
C’est également l’histoire d’abus nombreux, dont Neige Sinno livre des détails sans concession, sur un ton parfois provocateur, mais jamais sans raison. Ils permettent, d’une part, de saisir la violence de ces agression : la simple lecture des faits pourra ainsi s’avérer difficile. Ils permettent, d’autre part, de s’approcher de ce qu’est le phénomène de dissociation, puisque la manière dont les faits sont ici mobilisés au soutien du récit témoigne de la distance entre l’autrice et les actes qu’elle a subis. Ces détails permettent, enfin, de retranscrire certaines pensées de la victime au moment des actes. Ainsi, de la conscience aigüe qu’elle a, malgré son jeune âge, de la distinction juridique entre le viol, qui supposait à l’époque des faits un acte de pénétration, et l’agression sexuelle8. Elle décrit ainsi, pendant que les abus se déroulent, son soulagement, le jour où une pénétration a lieu, de savoir que ces actes atroces sont « un vrai » viol, c’est-à-dire des actes socialement perçus comme graves9. C’est ici la distinction entre viol et agression sexuelle qui est subtilement interrogée.
C’est, encore, l’histoire d’une action en justice. D’un procès qui s’est imposé à elle comme une évidence, et qu’elle a mené avec le sentiment de responsabilité de devoir dire et faire savoir pour protéger ses frères et sœurs10. Ainsi ne s’est-elle pas opposée à la publicité de l’audience devant la cour d’assises, alors qu’elle aurait pu demander le huis clos en tant que mineure au moment des faits. Une action en justice qui a abouti à une condamnation à neuf ans de prison, cinq ayant été effectivement réalisés par l’auteur. Une peine lourde selon l’autrice, qui a des positions anticarcérales11, qu’elle commente en critiquant la tendance judiciaire à l’indexation du nombre d’années de prison à la gravité des faits commis.
Une condamnation qui intervient au terme du récit d’une vérité, établie à un instant donné, dont elle montre le caractère relatif en évoquant ses doutes quant à l’âge auquel elle aurait subi les abus12. Une vérité qui permet néanmoins de déconstruire publiquement des associations nocives et encore taboues telles que celle entre orgasme et consentement13 puisque, précisément, le violeur qui rend sa victime complice de son propre viol en lui donnant du plaisir est au cœur de ce qui générera pour beaucoup honte et culpabilité.
Une condamnation obtenue néanmoins « grâce » aux aveux de l’auteur, car sans aveux, elle n’aurait sans doute pas été crue, en l’absence d’éléments matériels. Cette ironie, Neige Sinno la met en avant, et l’analyse comme une façon pour l’auteur des faits d’exercer une part de contrôle sur son histoire14. D’ailleurs, à sa sortie de prison, il reprend le cours de son existence, se met en couple et a quatre nouveaux enfants15. Il a purgé sa peine, et la page peut être tournée pour lui.
Mais la page peut-elle être tournée pour l’autrice ? Neige Sinno répond par la négative. Elle aussi, de l’extérieur, s’en sort bien. Devenue écrivaine après avoir réalisé de brillantes études, elle vit au Mexique avec un compagnon et une enfant. Pourtant, elle exprime que l’ensemble de ce qu’elle est, de ses traits de caractère, de ses pensées, sont liés au fait d’avoir été violée : se laisser facilement envahir par les autres, avoir une vie intérieure riche, avoir une forte capacité de concentration et peu de mémoire, une forte tolérance à la douleur parce que le corps n’existe pas. Cette réalité s’impose à elle et en ce sens, « même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment »16.
Derrière ce « on », régulièrement utilisé par l’autrice, il y a en réalité une communauté, celle des victimes de violences sexuelles. Une communauté qu’elle a découverte par l’expérience, avant que l’ampleur des chiffres des violences sexuelles soit connue, en constatant qu’elle recevait toujours, lorsqu’elle racontait sa propre histoire, un retour en écho d’une personne qui disait connaître une victime, ou être une victime elle-même17. Mais victime comment, exactement ? D’abus sexuels à l’âge adulte ? Dans l’enfance ? D’inceste ? Neige Sinno ne le dit pas, et laisse à ses lecteurices le soin d’inscrire ses propos dans leur propre histoire. Car si Neige Sinno parle de son histoire personnelle, elle l’inscrit aussi dans une histoire collective.
Dans Triste tigre, Neige Sinno ne parle qu’en son nom. Pourtant, ce témoignage, parce qu’il est présenté en la forme de réflexions introspectives nourries sur l’ensemble du parcours de vie de l’autrice, est susceptible de faire écho au vécu de très nombreuses personnes. En ce sens, l’ouvrage est d’utilité publique. Les victimes qui le lisent se sentiront moins seules à maints égards (pas toutes, car chaque histoire est unique18), les autres accéderont plus finement à la compréhension du monde des personnes victimes, sur des points auxquels la société n’est pas toujours sensibilisée.
Neige Sinno commence par remettre en cause l’idée selon laquelle le principal préjudice vécu par les victimes de violences sexuelles est d’ordre sexuel. Sans nier que le rapport à la sexualité des victimes peut porter la trace des violences sexuelles subies, elle indique que « le problème de la sexualité est souvent le cadet (des) soucis » des victimes d’abus19.
Bien plus fondatrice est la spécificité qu’entraînent les violences sexuelles dans le rapport à la mort et à l’identité. L’autrice indique s’être sentie libre de vivre lorsqu’elle a compris qu’elle pouvait abréger ses propres souffrances à n’importe quel instant. Cette prise de conscience de sa propre mort comme porte de sortie potentielle est salvatrice, mais il s’agit aussi du moment où une partie d’elle est restée morte20. Elle écrit : « Ce jour-là, quand je me suis pensée morte, je suis sans doute morte un peu, et le fantôme qui me survit est celle qui a pu tenir jusqu’à aujourd’hui. Celle qui n’a pas pu tenir est partie là où il fallait qu’elle aille, l’autre, celle qui a voulu rester, c’est moi »21. Cette façon d’appréhender la vie et la mort a des conséquences sur l’ensemble de sa façon d’être au monde22.
Plusieurs aspects de son existence, inscrits dans une dimension collective, sont abordés par l’autrice. Ainsi du rapport à son apparence physique23. Comme de nombreuses victimes, son image dans le miroir lui rappelle qu’elle a une identité corporelle qu’elle abhorre et peine à appréhender24. Ainsi, encore du rapport à la santé, très subtilement abordé lorsqu’elle évoque la scoliose dont elle souffrait adolescente25 ou le cancer des ovaires qu’elle combat dans la trentaine, en faisant le parallèle avec les états de santé dégradés d’autres personnes aux enfances marquées par le traumatisme26. On peut y ajouter le rapport à sa mémoire, qu’elle trouve lacunaire27, mais qui peut lui permettre de se souvenir très précisément de faits traumatisants.
Bien sûr, elle décrit les mécanismes de déni de l’entourage, la façon dont les personnes les plus éloignées, telles que des habitants de son village d’enfance, ne s’estiment pas concernées dès lors que le violeur ne leur a rien fait à elles. Mais aussi la façon dont les plus proches, à l’instar de la mère de Neige Sinno, lisent la situation à travers l’offense qui leur a été faite par le mensonge d’un mari à sa femme, et le viol de son enfant28. Et encore la façon dont l’autrice a mis des kilomètres entre elle et son histoire, sans pouvoir jamais véritablement mener sa vie sans avoir été victime de viol. En creux, c’est la solitude de la victime dans sa position qui est décrite.
Une solitude que l’on retrouve lorsque l’autrice reconnaît chez elle une tendance à surveiller tout le monde, tout le temps, y compris le père de son enfant, et y compris elle-même, dans une scène glaçante où elle témoigne de la façon dont les pensées sur le viol s’inscrivent dans les moments les plus tendres partagés avec sa propre enfant29.
Un point de vue qui lui permet toutefois de livrer son regard critique sur la façon dont est construit le discours majoritaire de prévention des violences sexuelles chez les enfants, auxquels on apprend à dire non en leur indiquant que leur corps leur appartient et que nul ne peut y toucher30. Parce qu’un enfant ne peut pas dire non à une personne en laquelle il a pleinement confiance, parce que, s’il arrive quelque chose à un enfant, il est difficile d’attendre de lui qu’il parle de lui-même.
Enfin, comme pour boucler la boucle de ce chemin qui l’a progressivement éloignée de ce passé et conduite à l’écriture, l’autrice porte un regard ambivalent sur la résilience. Résilience qui apparaît comme une forme d’injustice dans la mesure où les souffrances qu’implique le combat de la réparation de soi sont sans mesure avec le résultat, consistant à avoir une vie simplement comme les autres31. Résilience qui apparaît dans toute son ambiguïté dès lors qu’une victime qui va bien en apparence porte en étendard le fait que le viol n’était, peut-être, pas si grave que cela32.
Et pourtant. Le viol est grave, et il concerne l’ensemble d’une société qui n’ose pas regarder cette réalité en face. Il est toujours le résultat d’un rapport de domination qui objectifie le corps de l’un au profit du pouvoir de l’autre. En ce sens, Neige Sinno ne récuse pas avoir été une victime, et ne souscrit pas à l’injonction selon laquelle il faudrait vouloir et pouvoir se sortir du statut de victime33.
Une autre personne que l’autrice de cette note de lecture aurait sans doute d’autres choses à puiser dans l’ouvrage de Neige Sinno, car c’est la spécificité de Triste tigre : la densité du propos offre plusieurs niveaux de lecture et certainement des perspectives de résonances différentes pour toustes les lecteurices. Notamment, la mobilisation de la littérature scientifique ou de fictions est finement dosée et permet d’étayer et d’illustrer les propos de Neige Sinno. La forme d’enquête dans son propre passé que prennent certains passages, où elle reproduit des coupures de presse, est également originale et à mettre en perspective avec l’infinie quête de vérité de l’autrice.
C’est pourquoi nous recommandons à quiconque consulterait ces lignes d’aller lire l’ouvrage dans son entier, à la rencontre de Neige Sinno, de son histoire, de l’histoire des victimes d’abus sexuels et, peut-être, d’une certaine façon, de sa propre histoire.
Julie Mattiussi, Maîtresse de conférences, Université de Strasbourg, Centre de droit privé fondamental.
Références
Neige Sinno, Triste tigre, POL 2023, p. 24↩︎
Ibidem, p. 252.↩︎
Ibid., p. 66.↩︎
Ibid., p. 87.↩︎
Ibid., p. 52, p. 95.↩︎
Ibid., p. 50.↩︎
Ibid., p. 239.↩︎
Opere citato, p. 171↩︎
Ibid., p. 85↩︎
Ibid., p. 64.↩︎
Ibid., p. 116.↩︎
Ibid., p. 143-144.↩︎
« Il a pris en main jusqu’à sa propre condamnation », p. 118.↩︎
Ibid., p. 241.↩︎
Ibid., p. 202.↩︎
Ibid., p. 213.↩︎
« Chaque histoire de viol est unique », p. 185.↩︎
Ibid., p. 164.↩︎
Une idée que l’on retrouve fréquemment dans les témoignages de victimes de violences sexuelles, ainsi dans le recueil de témoignages des victimes entendues par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE), v. Témoignages adressés à la CIASE, De victimes à témoins, p. 37 et 56. On retrouve une expression similaire dans l’ouvrage de Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2019, 2e éd., p. 213, et l’idée selon laquelle la mort est une solution souvent envisagée comme porte de sortie dans le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), Rapport sur les violences sexuelles faites aux enfants, on vous croit, nov. 2023, p. 19.↩︎
Neige Sinno, op. cit., p. 165-166.↩︎
Là encore, c’est sous un angle général que l’autrice écrit lorsqu’elle affirme que « Les conséquences du viol vont donc bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité, elles affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être », p. 166 ; « Tout mon caractère, c’est lui qui l’a fait », p. 177.↩︎
« Comme tous les survivants du viol, j’ai du mal à me positionner par rapport à mon apparence physique », p. 24.↩︎
Ibid., p. 172.↩︎
Elle évoque sa colonne vertébrale qui « personne ne devine pourquoi, pousse tordue comme sous le poids d’une énorme charge », p. 84.↩︎
Ibid, p. 194-195.↩︎
Ibid. p. 177.↩︎
Ibid., p. 105.↩︎
« J’ai la certitude absolue que je ne vais pas lui faire de mal. Mais je peux sentir la frontière entre le bien et le mal », p. 222.↩︎
Ibid., p. 214.↩︎
Ibid, p. 261.↩︎
« Le fait que je m’en sorte enlève aux yeux du jury, aux yeux du monde, de la culpabilité à son violeur », p. 149.↩︎
« Tout cela me semble quand même un peu absurde. On ne peut pas en même temps avoir été violé et ne pas être une victime. Une personne violée est victime de viol, elle a été victime d’une agression qu’on a commise sur elle contre son gré », p. 199.↩︎