Emma Lelong
Résumé :
L’article vise à étudier l’effectivité de la mise en place de quotas féminins sur certaines courses au large depuis l’année 2023. Il analyse la force contraignante de ces quotas, leur acceptabilité sociale et leur capacité de transformation d’un sport historiquement pratiqué par les hommes.
Mots-clés : course au large ; quotas ; effectivité ; voile ; mixité.
Abstract :
The paper aims to discuss the effectiveness of gender quotas in certain offshore sailing regattas since 2023. It analyzes its implementation, social acceptability and capacity to transform a type of sports that has been historically practiced by men.
Keywords : offshore sailing ; quotas ; effectiveness ; sailing ; mixing.
« C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme…
Mais elle prend pas la femme, qui préfère la campagne » chantait Renaud
dans sa célèbre chanson Dès que le vent soufflera en 1983. Au
sein du milieu sportif, force est de constater que la mer, et en
particulier la course au large, reste relativement peu féminisée1. Il s’agit paradoxalement de l’un
des rares sports, au même titre que l’équitation, dans lequel les
compétitions sont mixtes : hommes et femmes courent les uns contre les
autres dans les mêmes catégories, sur les mêmes supports et sans
qu’aucune différence liée au sexe ou au genre ne soit prévue dans les
règles. Les chiffres de participation féminine sont pourtant sans
appel : elles sont 6 sur 40 pour l’édition 2024 du Vendée Globe et
étaient 8 sur 37 lors de l’édition de la Solitaire du Figaro cette même
année.
En réaction à cette absence relative de mixité au sein de catégories sportives pourtant ouvertes, certains organisateurs de courses ont réagi. C’est notamment le cas de la classe Figaro, qui a modifié les règles de deux de ses courses phares en 2023. La transat Paprec, une traversée de l’Atlantique en double, a ainsi imposé le double mixte ; et le Tour Voile, une régate en équipage par étapes sur les côtes françaises a imposé la présence d’au moins une femme à bord sur les quatre navigateurs généralement engagés. Ce fut également le cas dans la classe Mini, puisque la Plastimo-Lorient-Mini, une course en double mixte imposé sur des bateaux de 6,50 mètres a vu la réunion de 80 équipages mixtes toujours à compter de 2023. Enfin, l’IMOCA (International Monohull Class Association) lors d’un tour du monde à la voile nommé The Ocean Race en 2023 a également imposé la présence d’au moins une femme à bord sur chaque étape. Toutes ces courses ont réitéré les quotas pour les éditions postérieures. Voilà donc le milieu sportif de la course au large entraîné sur la route des quotas féminins. Souvent institués dans les milieux professionnels ou électoraux2 comme solution pour pallier le manque de représentation féminine, les quotas féminins peuvent être définis comme l’imposition d’un nombre prédéterminé de femmes dans une situation donnée. Dans le secteur sportif, ceux-ci sont généralement réservés à la représentation dans les instances de direction3. Dans le secteur maritime, ceux-ci ont déjà été imposés pour favoriser l’embarquement de femmes dans la Marine nationale4 puis supprimés. Leur mise en place dans la course au large s’inscrit donc dans un premier objectif d’augmentation du nombre de navigatrices de course au large et, de manière plus globale, de réduction des inégalités de genre entre navigatrices et navigateurs.
Le rôle du juriste face à la mise en place de ces quotas de genre peut ainsi consister en l’analyse de l’effectivité de la mise en place de ces quotas, qui fait souvent débat5. La littérature juridique distingue d’abord l’effectivité de l’efficacité. De Visscher écrivait ainsi dès 19676 que l’on peut tenir « pour efficaces les dispositions d'un acte [...] quand considérées en elles-mêmes, elles sont en adéquation aux fins proposées ». Cette recherche d’efficacité par le résultat est aujourd’hui largement ancrée, reprise par la doctrine française7 et étrangère8. La définition implique dès lors deux choses : d’une part, que l’objectif à atteindre soit fixé, et d’autre part, que nous puissions montrer le lien de cause à effet entre la norme étudiée et ce résultat attendu9. La recherche d’efficacité de la norme implique de montrer un lien de cause à effet entre celle-ci et le résultat obtenu. Appliquée à notre objet d’étude, cette recherche d’efficacité implique donc de pouvoir montrer le lien entre l’adoption des quotas dans la réglementation de certaines courses au large et l’atteinte d’une forme d’égalité d’accès et de pratique de la course au large entre femmes et hommes. Par conséquent, l’efficacité de la mise en place de quotas apparait difficile à évaluer sous le seul angle de recherche juridique et nécessiterait une analyse beaucoup plus importante de sociologie, de statistique voire de sciences de gestion sur la question. Face aux limites que nous venons d’identifier, les auteurs font émerger une notion « plus familière aux juristes10 » et « plus facile à évaluer11 » : celle de l’effectivité. Les liens entre les notions d’efficacité et d’effectivité sont importants. L’efficacité peut être vue comme l’atteinte de l’effectivité totale, ce qui nous permet d’évaluer le degré d’effectivité12. L’effectivité est encore au sens général le « degré de réalisation, dans les pratiques sociales, des règles énoncées par le droit ; c’est l’application du texte, sa mise en œuvre13 ». En revanche, une norme peut également produire des « effets symboliques », qui comprend les changements dans les représentations des individus14. Elle peut donc ne produire aucun effet concret, elle n’est donc pas effective, mais produire des effets symboliques qui la rendent efficace, car elle inculque une « certaine idée de la normalité15 ». Certaines normes doivent ainsi « rester ineffectives car elles ont été adoptées dans le but de ne produire que des effets symboliques16 ». Ainsi, certains instruments non contraignants, dits de droit « mou » (soft law) produisent des effets car ils créent une dynamique normative et donc un changement de comportement envers ceux qui les subissent. Nous sommes donc d’avis qu’il nous faut, pour mener à bien cette recherche sur les quotas, manier simultanément les deux notions ; l’efficacité reste notre objectif, mais nous ne pourrons y contribuer que dans la mesure de nos capacités de juriste. Nos connaissances en droit et en sciences sociales, permettront de développer davantage le propos relatif à l’effectivité des normes étudiées. Cet article a donc pour objectif d’apporter des éléments de réponse sur les effets positifs et négatifs de la mise en place de quotas féminins dans la course au large, avec en ligne de mire la réduction des inégalités entre navigateurs et navigatrices. Il s’appuie dès lors sur une méthodologie de mesure de l’effectivité précise.
La mesure de l’effectivité juridique nous invite à mobiliser la méthodologie des études juridiques empiriques d’origine anglo-saxonne et est donc résolument interdisciplinaire17. La littérature sur la mesure du droit s’est principalement construite autour de la matière environnementale et met en évidence plusieurs indicateurs d’effectivité qu’il nous faut mesurer dans les quotas féminins mis en place dans la course au large.
L’effectivité instrumentale, tout d’abord, est liée à l’existence de la règle, sa validité, son entrée en vigueur, sa substance, son invocabilité devant les juges, son contrôle administratif, juridictionnel, et les sanctions qui y sont associées18. Appliquée à notre objet d’étude, elle implique d’apprécier la force contraignante des instructions de course au large, en particulier des règles de classe.
L’effectivité institutionnelle, ensuite, prend en compte les structures et organes qui ont un rôle d’application de la norme, tels que les personnels chargés de l’application et les mécanismes de financement des normes étudiées. Appliquée à notre objet d’étude, elle implique de s’intéresser plus généralement aux mécanismes institutionnels de formation et de financement de la course au large féminine, aux salaires perçus par les navigatrices et à la mise en place de projets d’entraînement féminins.
L’effectivité comportementale enfin, passe par l’intégration de la norme par les personnes auxquelles elle s’applique et la sensibilisation des acteurs et actrices chargés de l’appliquer. Elle prend ainsi en compte les changements de pratiques des individus ou encore l’acceptabilité sociale de la norme19. Appliquée à notre objet d’étude, elle nous a conduit à réaliser une série de quatre entretiens avec deux navigateurs et deux navigatrices qui ont été concernés par ces quotas sur les courses considérées. Ces entretiens ont eu lieu entre les mois de juin et d’août 2024, soit en présentiel dans le département du Finistère, soit par appel en visioconférence. Afin de choisir les personnes interrogées lors des enquêtes, nous avons volontairement sélectionné des profils différents : hommes et femmes, ayant participé en 2023 à une ou plusieurs des courses précitées (Transat Paprec, Tour Voile, Plastimo-Lorient-Mini ou The Ocean Race). L’âge des personnes enquêtées ainsi que le classement auquel elles ont terminé les courses étaient également un critère de sélection dans le but d’analyser si ces deux variables jouent sur la perception des quotas. Quelques difficultés ont été rencontrées, dues principalement au calendrier soutenu des classes en cette année 2024 de réalisation des entretiens : nous avons par exemple réalisé l’un d’entre eux avec un navigateur par visioconférence alors que celui-ci était en convoyage en mer d’Iroise. Sur l’ensemble des personnes contactées, notre taux de réussite pour planifier un entretien n’a été que d’environ 50 %. Le questionnaire choisi pour ces entretiens a été conçu de manière à poser les mêmes questions aux navigatrices et navigateurs. Les champs de questions portaient notamment sur la perception des quotas, la formation des équipages et les comportements observés à bord en navigation avec une ou plusieurs personnes de sexe opposé20. Le questionnaire a par ailleurs été traduit en anglais lorsque la personne enquêtée n’était pas francophone, et d’autres questions ont parfois émergé au fil de la discussion. Le but de ces entretiens n’était pas d’en faire la seule source de données pour l’enquête, mais d’avoir à disposition des éléments qui permettent d’apprécier l’acceptabilité sociale et la perception des quotas en plus de l’analyse strictement juridique. Les précautions de consentement et d’anonymat ont été respectées.
L’objectif de cet article est ainsi, par une étude sur les courses qui ont instauré des quotas, de tenter d’analyser le lien de cause à effet entre la mise en place de quotas féminins et l’amélioration de l’accès et des conditions de navigation des femmes en course au large. Nous avons dès lors choisi de distinguer les effets positifs des quotas dans l’accès des femmes à la course au large au plan de l’effectivité instrumentale et institutionnelle (I) ainsi que des effets pervers et limites des quotas dans le positionnement des femmes à bord, au plan de l’effectivité comportementale (II).
L’instauration de quotas sur certaines courses au large doit d’abord être analysée au regard de sa force contraignante. En droit du sport, c’est l’adhésion à la fédération sportive de référence, ici la Fédération française de voile, qui donne force de soumission des licenciés aux règles établies21. Sur le papier, la règle des quotas dispose ainsi d’une effectivité instrumentale forte puisque son application conditionne directement l’inscription à la course. Une formation qui n’est pas composée a minima d’une femme sur les courses en équipage ou d’un homme et d’une femme pour les courses en double se voit donc refuser la participation. L’instauration de quotas s’inscrit dès lors dans la catégorie de ces règles qui sont d’emblée totalement effectives sur le plan instrumental étant donné que leur contournement annule l’événement auquel elles se rapportent. Dans la littérature scientifique sur les quotas, c’est précisément ce caractère obligatoire de représentativité qui différencie les quotas de simples objectifs de genre22. Selon les professeures Jacqueline Laufer et Marion Paoletti, « c’est bien la menace du recours à des sanctions ou à la nullité des nominations qui garantit l’application d’une logique de quotas en l’absence de consensus chez certains acteurs quant à leur légitimité et/ou à leur urgence23 ». Cet effet de contrainte se vérifie en course au large dans le ressenti des personnes interrogées : chez les femmes, qui déclarent par exemple que « c’étaient les règles et comme c’est imposé je me sentais légitime d’être là » comme chez les hommes, qui reconnaissent que « c’est une règle donc c’est une contrainte » et que les quotas ont pour effet de « forcer les choses ». Un navigateur plutôt hostile à la mise en place de ces quotas a, par exemple, répété une dizaine de fois la locution « puisqu’on l’impose » au cours de l’entretien, soulignant ainsi le poids de la contrainte.
Le conditionnement du respect de la règle à l’inscription à la course donne aux quotas une effectivité instrumentale importante, mais il nous est tout de même possible de mentionner quelques cas de figure possibles de contournement de la règle. Certaines zones grises ont ainsi concerné les deux courses en mixte imposé par étapes, The Ocean Race et le Tour Voile. Par exemple, la question a été posée de savoir si une femme pouvait participer à une étape sous les couleurs d’un équipage et une autre étape sous les couleurs d’un autre équipage, par doublon d’inscription. De même, l’une des questions sur ces courses en équipage était également de savoir s’il fallait exclusivement une femme à bord, ou bien au moins une femme à bord. Dans tous les cas, ces quelques zones grises n’ont pas entravé l’objectif de féminisation de l’accès à la course au large. Elles ont au contraire conduit certains équipages à faire naviguer plusieurs femmes en tournant sur les étapes – ce fut d’ailleurs la stratégie gagnante de l’équipage qui a remporté le Tour Voile en 2023 et de plusieurs équipages de The Ocean Race – et encouragé la constitution d’un équipage 100 % féminin sur cette même régate. La possibilité de constituer un équipage entièrement féminin a d’ailleurs été vivement critiquée par l’un des navigateurs interrogés, arguant que « ce n’est plus de la mixité, c’est du féminisme ». Dans ce cas précis, c’est donc la présence de femmes à bord plutôt que la parité qui a été préférée par les organisateurs de course.
La question de la publicité de la norme, c’est-à-dire la connaissance de l’instauration de quotas par les principaux intéressés, navigateurs et navigatrices, joue également sur son effectivité instrumentale. Pour la plupart des courses, aucune personne interrogée n’a évoqué un délai de publicité de la norme excessivement court : pour la Transat Paprec, les navigateurs du circuit Figaro ont par exemple appris l’obligation de partir en double mixte un an à l’avance, ce qui leur laissait un délai suffisant pour constituer un binôme et s’entraîner. Une seule personne interrogée, qui naviguait sur le Tour Voile, estime avoir « appris [l’instauration de quotas] vraiment sur le tard », sans pour autant donner de délai précis : la personne reconnaît cependant que cela n’a pas posé de problème pour constituer son équipage en mixité. Les quotas permettent de banaliser la présence des femmes à bord : en ce sens, nous observons un effet d’atténuation de la contrainte dans la durée. Sur une course comme The Ocean Race, dont la précédente édition avait déjà instauré une forme de quota24, une navigatrice interrogée déclare que l’idée d’embarquer des femmes était ancrée dans les mentalités depuis longtemps et ajoute : « même si je savais qu’il y avait un quota, je ne le ressentais pas parce que je faisais partie de l’équipage, et honnêtement je pense même que s’il n’y avait pas eu de quota, j’aurais tout de même navigué avec cette équipe ». Plus la règle est connue et intégrée à l’avance, plus elle est effective afin d’intégrer au mieux les femmes à bord.
Nous n’avons connaissance d’aucun cas de contestation de ces règles contraignantes qui aurait entraîné une procédure de règlement des différends. Les quotas sont généralement inscrits dans les avis de course au large et peuvent théoriquement faire l’objet d’une procédure d’appel prévue par la Fédération française de voile et tranchée devant un jury. En cas d’épuisement des voies de recours internes prévues par la fédération, le juge compétent peut être saisi25. La Fédération française de voile étant délégataire de missions de service public au titre de l’article L. 131-8 du code du sport26, le juge administratif serait dès lors compétent. Aucune procédure n’est cependant à relever ; le sujet n’est donc pas remonté au niveau des plus hautes instances juridictionnelles.
De manière générale donc, l’instauration de quotas féminins dans la course au large dispose d’une force contraignante importante, d’une effectivité instrumentale presque totale. Elle force automatiquement l’embarquement de femmes par l’utilisation d’une discrimination positive27. Plus encore, elle provoque un effet d’accélération considérable de la féminisation de la voile sur le plan institutionnel.
Dans un second temps, la mise en place de quotas féminins semble largement bénéfique à des fins de réduction des inégalités dans la mesure où elle a rapidement fait évoluer de nombreux dispositifs institutionnels liés à l’accès à la course au large. Dans un espace de temps relativement court, il est en effet apparu au milieu de la course au large – résolument masculin – la nécessité, voire l’urgence, de recruter et de faire naviguer des femmes, et ce à tous les niveaux, du Mini jusqu’à l’IMOCA. Au cours de la période d’instauration de cette règle, nous avons donc pu observer une multiplication des initiatives de formation et de financement de la voile féminine, et ce afin de « remplir les quotas ».
L’exemple de la classe Figaro et de la Transat Paprec est à cet égard probant. L’une des filières importantes de financement de la classe, la sélection Macif, du nom du sponsor qui met à disposition deux bateaux ainsi qu’un budget de fonctionnement complet pour les navigateurs, a modifié ses règles de sélection fin 2022 pour n’autoriser que les candidatures féminines et recruter expressément une femme. Sur la course en double, Macif n’a donc présenté qu’un seul bateau skippé par le binôme mixte ainsi formé : pari gagnant, puisque le binôme a remporté la Transat Paprec en 2023. L’un des autres grands sponsors de la classe Figaro, issu du partenariat entre la région Bretagne et le Crédit Mutuel de Bretagne, finançait jusque-là trois bateaux avec un renouvellement de skipper tous les deux ans. La sélection « espoir », officiellement ouverte à tous, n’était officieusement remportée que par des hommes généralement bien plus entraînés en amont et permettait à l’heureux élu de bénéficier d’un financement renouvelable jusqu’à quatre ans. La sélection « océane » réservée aux femmes, permettait quant à elle un financement renouvelable jusqu’à deux ans. Fin 2023, le dispositif de sélection a évolué pour ne privilégier à long terme que deux bateaux – l’un masculin et l’autre féminin – avec un contrat renouvelable jusqu’à trois ans pour chaque. La tendance est donc à l’alignement strict des programmes de financement pour favoriser un accès égal aux femmes et aux hommes au monde de la course au large. Troisième sponsor, l’écurie malouine formée par le réseau Mer Entreprendre a également organisé une sélection « espoir » fin 2022 pour recruter une femme et ainsi lui permettre de courir sur la Transat Paprec en double avec le skipper malouin déjà engagé. La navigatrice recrutée a ensuite récupéré le bateau et construit son projet en tant que skippeuse principale. Plus encore, le pôle Finistère course au large, l’un des principaux centres d’entraînement en Figaro, constatant que le nombre de candidatures sur les sélections exclusivement féminines faisait encore défaut, a organisé en avril 2024 une journée intitulée « Le large au féminin ». Douze jeunes femmes issues de la voile légère ont ainsi été invitées à découvrir le Figaro et rencontrer les navigatrices du pôle, afin de susciter des vocations sur le long terme. Comme le souligne l’une des navigatrices interrogées, les quotas permettent donc de « pousser l’industrie à passer une étape », et ce de manière particulièrement rapide.
De manière plus globale, l’influence du dispositif institutionnel sur l’effectivité de la mise en place de quotas semble capitale. Les femmes interrogées ont ainsi tendance à évoquer dans leur parcours des navigatrices plus âgées qu’elles admirent, telles que Samantha Davies, tandis que les navigateurs moins jeunes évoquent Isabelle Autissier ou encore Catherine Chabaud. La sortie en 2023 du film Flo qui retrace la vie de la navigatrice Florence Artaud s’inscrit également dans ces références. Fortement médiatisé et notamment dans le milieu de la course au large, il a justement fait jaser pour son côté parfois « vulgaire » et met en avant les freins à l’intégration féminine dans la course au large dans les années 1980-199028. Dans cette optique, la mise en place de quotas apparait donc comme un vecteur important d’effectivité institutionnelle puisqu’elle permet la construction de figures féminines de référence. L’une des navigatrices interrogées qui a bénéficié d’un quota pour le Tour Voile évoque ainsi d’emblée dans son parcours l’aide qu’elle a reçue via le Magenta Project, mis en place justement par l’une de ces figures, la navigatrice Samantha Davies. L’association, fondée par des femmes, offre un dispositif de mentoring : elle vise à placer de jeunes navigatrices sur des convoyages ou dans des équipes techniques de course au large pour leur faire prendre de l’expérience en navigation et en manutention. La navigatrice interrogée a ainsi pu s’initier au Figaro, naviguer sur des bateaux importants auxquels elle n’aurait pas eu accès et passé deux semaines dans une équipe au cours de la Route du Rhum 2022, l’une des courses les plus importantes du circuit IMOCA. Cet effet de mentoring est capital pour l’apprentissage : les femmes navigatrices, aussi rares soient-elles, ont tendance à confier leurs convoyages à des femmes par le jeu des relations interpersonnelles : elles permettent donc à d’autres femmes de prendre leurs marques sur l’eau sans jugement masculin.
Les quotas forcent l’accès des femmes à la course au large et permettent donc d’enclencher la machine institutionnelle en vue d’une féminisation rapide du milieu. Le point négatif de cet aspect institutionnel, identifié par la doctrine, est sans doute l’augmentation des coûts de l’effectivité liée aux quotas29 : puisque tout un dispositif de formation à la voile féminine est à construire dans un laps de temps relativement court, les coûts de féminisation du milieu peuvent être importants. Aucune différence de revenu ou de financement lié au genre n’a en revanche été notée dans nos entretiens. Une navigatrice interrogée affirme pourtant que même si elle n’est pas concernée, des différences existent ; pour sa part, elle nous raconte son passage d’un sponsor à l’autre, pour lequel elle a réclamé le même salaire que l’ancien navigant qui était un homme. Dans tous les cas, l’effet positif identifié est considérable. Les quotas permettent une transition rapide, presque dans l’urgence, du milieu afin de favoriser l’accès de la course au large aux femmes. Ils ne sont pourtant pas dénués d’effets pervers : il est une chose de faire naviguer des femmes, mais il en est une autre de faire des femmes des navigatrices émancipées.
La standardisation des femmes embarquées selon des référentiels de courses masculins se vérifie d’abord à la lumière de l’analyse de la composition des binômes ou équipages suite à l’imposition des quotas. La plupart des navigateurs déjà en place, maitres de leurs projets, sont des hommes : dans la majorité des cas de figure, ce sont donc des hommes qui cherchent des femmes pour naviguer avec eux afin de respecter les quotas. De manière intéressante, lorsque ces hommes nous parlent de la façon dont ils ont trouvé leur équipière, le critère du niveau de voile n’apparait presque jamais dans leurs réponses. Lorsqu’il est évoqué, c’est souvent en dernier lieu après « la disponibilité », « la motivation », « l’envie », « l’entente ». Des aspects qui sont bien sûr capitaux pour une navigation en double ou en équipage, mais qui ne mettent pas la femme ainsi embarquée dans une position de leader sur l’eau. Sur The Ocean Race par exemple, est évoqué le recrutement supposé de certaines équipières en fonction de leur physique ou de leur communauté importante sur les réseaux sociaux. Dans cette même dynamique, l’un de nos interrogés évoque sans langue de bois les aspects hétéronormés d’une course de plusieurs semaines en double mixte au milieu de l’Atlantique, comme ce fut le cas pour la Transat Paprec. Il déclare ainsi que « passer trois semaines en promiscuité avec un personnel du sexe opposé, ça peut poser des questions, des problématiques ou des inquiétudes », que « c’est pas forcément simple à gérer, [...] c’est humain c’est comme ça [...], qu’on maitrise ses envies ou pas d’ailleurs » ou encore que « si nous on y est ouvert [aux quotas] en tant que skipper, peut-être que notre moitié elle y est moins ». Une autre navigatrice relate ses expériences passées : « par exemple dans un équipage entièrement masculin, vous savez, vous pouvez être viré parce que le skipper découvre que vous êtes une femme, ou bien que la femme du propriétaire vient à bord et dit qu’elle ne veut pas naviguer avec une autre femme, ou bien ils disent que vous flirtez […] cela m’a beaucoup blessée à ce moment-là ». Un aspect qui contribue à renforcer l’imaginaire de la femme de marin, qui resterait à terre à attendre son mari, décrit par Elisabeth Ronzier lorsqu’elle évoque une étude au sein de l’Organisation Maritime Internationale30. Dans le même temps, cette réflexion nous semble à relier avec les propos d’un autre skipper d’une course en double mixte qui nous indique qu’il a trouvé son binôme via l’un de ses anciens équipiers car c’était sa compagne. De manière générale, le respect des quotas s’opère donc sans qu’il y ait toujours un lien avec le niveau de voile des femmes qui sont embarquées. Si les femmes naviguent plus qu’avant grâce aux quotas, elles restent en revanche considérées comme des êtres désirables et ce même sur l’eau dans un contexte de compétition sportive. Les compagnes de navigateurs d’un autre côté sont davantage perçues comme des femmes empreintes de jalousie. Pour pallier cela, les hommes sont donc plus susceptibles d’embarquer avec des femmes déjà en couple avec d’autres navigateurs, des femmes plus âgées qu’eux ou bien des femmes qu’ils trouvent plus masculines que les autres. A contrario, les navigatrices interrogées ne s’appuient dans la composition de leurs équipages sur aucun critère autre que le niveau de voile, et déclarent que le fait de naviguer avec un homme ou une femme ne change rien pour elles.
Outre ces aspects de composition des binômes ou équipages, évoquons, ensuite, la vie à bord pendant la course. La plupart des interrogés, hommes ou femmes, expriment des avis différents sur les quotas mis en place selon les courses concernées. L’acceptabilité de ces quotas apparait comme plus importante sur la Plastimo-Lorient-Mini, une « course amateur où le but c’est de faire naviguer le plus de monde », où « c’est peut-être un peu moins grave parce qu’on ne part pas pour 15 jours » et sur le Tour Voile où « c’est plus jeune » mais pas sur la Transat Paprec qui compte pour le championnat de France de course au large. En somme, la mise en place de ces quotas se heurte à la notion de sportivité telle qu’elle est définie dans la course au large : sur les courses où il faut gagner, il semble important de ne pas être obligé de naviguer avec une femme. Une navigatrice le reconnaît elle-même : quand « le côté performance rentre en jeu, là ça peut poser des questions ». Elle évoque ainsi sur sa course le moment où « le projet est passé en mode perf » lorsque l’équipage a compris qu’ils avaient des chances de faire un bon classement sur la course : après discussion, il a été acté que les postes de barre et de tactique seraient toujours tenus par un homme jusqu’à la fin de la compétition. La course au large en équipage ou en duo a en effet cet aspect particulier que certains rôles à bord sont plus valorisés que d’autres, et particulièrement dans la dynamique barreur / équipier : celui qui barre commande et l’équipier suit. Sur les courses plus longues, cela se traduit également par la nomination d’un skipper et d’un co-skipper : l’un est responsable du projet, l’autre l’accompagne. Dans cette optique, l’instauration de quotas apparait comme vectrice d’un renforcement de l’ordre existant : les hommes en position de barreurs ou skippers et les femmes équipières ou co-skippeuses. Un navigateur déclare ainsi « c’était plutôt à moi de lui filer les manettes du bateau, et après sur tout le plan de la préparation et de l’anticipation de ce qu’on peut avoir sur une transat, c’est plutôt elle qui a apporté son complément ». Une navigatrice nous dit également « je pense que j’ai beaucoup plus apporté dans le projet les clés sur la logistique et sur l’orga du projet plutôt et je sais pas si j’avais pas été là qui aurait pris ce rôle-là ». La répartition des tâches semble suivre les schémas classiquement retrouvés dans les rapports homme-femme : à bord, les hommes commandent la navigation tandis que les femmes exécutent et conservent une forme de charge mentale du projet. Les quotas, malheureusement, ont donc une forte tendance à cantonner les navigatrices dans un positionnement d’éternelles équipières, ce qui ne leur permet pas à long terme de prendre confiance sur l’eau et de monter leurs propres projets de course au large.
Cette tendance des quotas à inciter à la reproduction des relations de genre asymétriques s’inscrit dans une ligne générale qui oppose la participation des femmes aux critères définis de sportivité ou encore de performance. L’un des skippers le reconnaît, toute performance féminine en sport « va toujours être un peu plus décotée que celle des garçons ». Un autre navigateur regrette ainsi que les quotas empêchent de former des « duos performance ». L’un d’entre eux est clair lorsqu’il évoque son scepticisme à l’égard des quotas « en Figaro […] l’ADN de la classe c’est la bagarre et c’est comme ça ». Les navigateurs opposent ainsi systématiquement le côté sportif à la présence de femmes à bord : c’est donc que la notion même de sportivité en course au large est, pour eux, résolument masculine. Dans la même dynamique, les opposants aux quotas avancent l’argument du peu de participation à la Transat Paprec – par exemple le cas de deux frères qui avaient l’habitude de naviguer ensemble et ont fini par arrêter le Figaro – pour critiquer la baisse de la sportivité induite par les quotas. Toute la problématique est là : faire naviguer des femmes ferait baisser le niveau général du sport. En somme, si la mise en place de quotas se heurte à une faible acceptabilité sociale chez les hommes, c’est parce qu’elle conduit à évaluer les femmes sur l’eau selon des critères de performance masculins. Ce phénomène de suradaptation ou de « souffrances de la “femme-quota” 31 », qui a souvent l’impression de n’être là que pour les remplir32, se vérifie dans la course au large. L’un des skippers nous raconte ainsi des situations avec son équipière, laquelle a commis des erreurs à bord qu’elle n’avait pas l’habitude de faire : « je pense qu’elle n’aurait jamais fait ça si elle ne s’était pas mis une pression de malade pour bien faire de la part d’un des équipiers ». Le mauvais gréage de la voile, selon l’intéressé, aurait pu avoir des conséquences désastreuses sur la sécurité du bateau. Il note ainsi qu’en tant que skipper, il faut « vraiment surveiller pour pas que la fille se crame, et dans la tête et sur le bateau ». Les quotas ont donc certes pour effet positif de faire naviguer des femmes en grand nombre, mais ils les mettent dans une position de sur-sollicitation physique et mentale car les standards de la course au large ne sont pas adaptés à leur présence. Ce phénomène est bien identifié en doctrine : les femmes navigatrices « “empruntent” aux hommes33» : par souci de plaire, elles ont tendance à se comporter sur l’eau comme leurs homologues masculins. En guise de nuance, nous avons tout de même noté certains propos, plus rares, qui témoignent d’une capacité d’adaptation de certains hommes à la présence de femmes à bord : un navigateur évoque ainsi « une façon de manager qui est un peu différente en tant que skipper, et qui enrichit le travail » ou encore une meilleure communication dans l’équipage. Un autre au contraire dénonce « l’énergie déployée » pour s’adapter à aux équipières féminines. De manière générale, au lieu de plaider pour une féminisation de la course au large, les quotas ont donc cette limite en ce sens qu’ils n’amènent pas le milieu sportif à remettre en cause ses standards et ses règles du jeu. Dès lors, malgré une bonne effectivité instrumentale et institutionnelle, l’évolution des comportements encouragée par la mise en place de la règle de droit n’est pas atteinte. Parallèlement, nous observons une tendance des navigatrices qui naviguent en mixité à tenter de masquer les problématiques féminines à bord.
L’imposition de quotas féminins pour naviguer en mixité entraîne un fort effet d’adaptation des femmes aux pratiques masculines de la voile, mais aussi réciproquement d’effacement des particularités de la voile féminine. Il convient ici d’étudier la manière dont le différentiel d’ordre biologique et physiologique entre les hommes et les femmes (variations hormonales, cycles menstruels, fait de porter un enfant ou non, force physique sur certaines tâches) est appréhendé par le milieu. Certaines de ces différences sont régulées par le droit du travail, mais cela ne se répercute pas toujours sur le sport de haut niveau puisque les coureurs et coureuses sont généralement soit des amateurs, soit des skippers financés par le biais de contrats de sponsoring34.
Concernant le différentiel de force physique, le Code du travail prévoit dans son article R. 4541-9 des charges maximales de portage sans aide mécanique différenciées à hauteur de 55 kilogrammes pour les hommes et 25 kilogrammes pour les femmes35. Cette disposition n’est généralement pas respectée par les femmes embarquées à bord des navires, et ce « pour ne pas prêter le flanc à la discrimination »36. En course au large particulièrement, le matossage – c’est-à-dire les charges embarquées à bord pour faire du poids d’un côté ou de l’autre du bateau, qu’il faut changer de place à chaque virement de bord ou empannage – peuvent représenter jusqu’à plusieurs centaines de kilos. Les navigatrices embarquées par les quotas mixtes n’inscrivent donc pas leur pratique de navigation dans le respect de ce type de dispositions genrées.
Deuxième différence physiologique, les femmes qui embarquent en mer sont susceptibles, et notamment sur des courses longues comme la Transat Paprec, d’avoir leurs règles. L’une des navigatrices interrogées reconnaît que presque personne au sein du milieu de la course au large n’évoque ce genre de sujets : « comme on est très peu de femmes il y a un peu le tabou du truc, on n’en parle pas ouvertement […], il y a pas eu des centaines de personnes parce que c’était plutôt des mecs qui naviguaient sur ces bateaux-là, il y a pas eu trop de recherche là-dessus, d’optimisation de système à bord, on galère de fou là-dessus ». D’un autre côté, l’un des skippers évoque ce genre de sujets avec hésitation et sans oser les nommer : « ce qui était bien avec ma coéquipière c’est qu’il n’y avait pas de souci ni d’intimité ni de, fin c’était roots et ça pouvait être facile dans le sens où il y avait pas de… je sais pas comment dire mais que ce soit une femme ou un homme n’avait pas d’incidence sur quoi que ce soit à bord ». En effet, plusieurs navigatrices – à l’instar de beaucoup de sportives – admettent que sur les courses longues, elles prennent volontairement un traitement contraceptif en continu afin de ne pas être gênées par leurs menstruations. Quelques initiatives encourageantes sont tout de même à noter : en 2023, une navigatrice du Figaro a par exemple renommé son bateau aux couleurs d’une association de lutte contre l’endométriose et conclu un partenariat avec une marque d’équipement de voile qui propose des salopettes adaptées à la morphologie féminine. Les différences d’hygiène à bord sont pourtant tempérées par l’une des navigatrices interrogées37. De manière générale en course au large, la tendance est à cacher toutes les particularités physiques propres aux femmes navigatrices.
Enfin, l’un des derniers sujets à évoquer est le rapport à la grossesse : les navigateurs et navigatrices au cours de leur carrière sportive peuvent avoir un projet d’enfant qui n’affecte pas les navigatrices de la même manière que les navigateurs. Le sujet est moins tabou que celui des menstruations, puisque mentionné par certains hommes interrogés : « quoi qu’on en dise nous les garçons on ne portera jamais d’enfants et il y a un moment dans une carrière sportive, et ça c’est un problème qui n’est pas celui de la voile c’est un problème de société ». Là encore, le Code du travail prévoit des dispositions préventives de la discrimination, notamment une interdiction de licenciement des femmes enceintes38. Dans quelques rares exceptions où les navigatrices ont un contrat de travail, comme c’est le cas par exemple le cas pour la skippeuse du Figaro « océane » salariée du pôle Finistère course au large de Port-la-Forêt, cette disposition serait applicable. Ce n’est en revanche pas la grande majorité des cas de figure, régis par la loi des sponsors. C’est cette situation qui a amené début 2023 l’éclatement d’une affaire médiatisée sur la fin de collaboration entre une navigatrice en IMOCA et son sponsor principal. D’un côté, la navigatrice qui avait accouché quelques mois auparavant souhaitait se qualifier pour la prochaine édition du Vendée Globe, ce qui l’obligeait à naviguer avec son bateau sur un certain nombre de courses qualificatives. De l’autre, le sponsor qui souhaitait avant tout afficher ses couleurs sur le Vendée Globe craignait que la pause liée à la grossesse entrave le processus de qualification. L’ensemble des relations entre la navigatrice et son sponsor n’est pas connu, mais au-delà des aspects économiques, cette affaire montre à notre sens la quasi-incompatibilité entre les règles de qualification pour le Vendée Globe, qui nécessitent de prendre le départ d’au moins une voire deux courses transatlantiques durant les années qui précèdent, et la durée d’une grossesse de neuf mois. Le problème parait toutefois amoindri sur les courses en équipage, puisque l’une des navigatrices de The Ocean Race 2023 n’a pas eu de souci à concevoir un projet de maternité pour l’édition 2025 tout en signant un nouveau contrat. Une situation de fait qu’il nous faut mettre en perspective avec la déclaration d’une navigatrice, qui affirme vouloir « faire sa vie de skipper avant sa vie de femme ». En course au large comme dans d’autres sports de haut niveau, une vie de navigatrice apparait sur ces aspects liés à la grossesse comme incompatible avec certaines problématiques féminines.
Finalement, l’imposition de quotas féminins dans la course au large a donc cet effet pervers conduit paradoxalement à masquer la construction genrée du milieu. La plupart des hommes interrogés prennent en effet appui sur le fait que navigateurs et navigatrices concourent les uns contre les autres, et que par conséquent l’inégalité d’accès à la voile n’est « pas un sujet ». « Être un garçon ou une fille c’est pas vraiment un paramètre d’entrée » nous déclare par exemple l’un d’entre eux. Imposer des quotas qui permettent un accès des femmes encourage donc à éviter la discussion autour des paramètres sociologiques, biologiques, historiques et culturels qui ont des années durant empêché ou refoulé les femmes du milieu de la course au large39. L’un des skippers nous relate par exemple son expérience de course en double mixte durant laquelle il a demandé à son équipière le taux de blagues sexistes à bord : alors qu’il s’attendait à environ 20 % de blagues « à jeter », cette dernière estimait plutôt ce taux autour de 50 %. Une autre navigatrice interrogée fait expressément le lien entre ce sexisme à bord et le fait d’accepter ou non d’embarquer, évoquant l’hostilité évoquant du milieu à la présence féminine. L’effet positif lié l’amélioration de l’accès à la course au large grâce aux quotas féminins comporte donc une limite : les quotas n’incitent qu’à regarder le nombre de femmes présentes sur la ligne de départ au détriment des discriminations présentes en amont.
Pour conclure, l’effectivité juridique de la mise en place de quotas féminins dans la course au large doit être analysée à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, les quotas permettent d’instaurer une règle contraignante qui favorise une transition accélérée du milieu. En ce sens, les critères d’effectivité instrumentale et institutionnelle semblent atteints. En revanche, ces quotas ne doivent pas servir à masquer la nécessité d’une transition complète d’un milieu masculin à un milieu mixte, laquelle ne peut se faire que sur un temps plus long et par l’instauration de règles qui permettent d’intégrer les femmes aussi bien que les hommes à la compétition sportive au large. La réglementation par le biais des quotas doit donc à notre sens être soutenue dans la mesure où il s’agit d’une mesure temporaire40 : les lecteurs et lectrices auront en tête que l’effectivité complète de la règle ne sera atteinte que lorsque ces quotas ne sont plus nécessaires41. Les quotas doivent également être accompagnés d’autres mesures qui permettent de rendre structurellement la course au large plus accessible aux femmes. La navigation en mixité passe ainsi par l’instauration de mesures protectrices des femmes enceintes dans le Code du sport ou dans les règles de classe en plus du Code du travail. Un travail réglementaire important nous apparaît par ailleurs encore nécessaire dans l’adaptation des bateaux de course au large aux femmes : certaines personnes de petite taille font par exemple modifier la place de leurs poulies, de leurs écoutes et de leurs winches à bord et nous pouvons donc imaginer l’adaptation de certains dispositifs, par exemple pour une gestion plus hygiénique des menstruations. Plus encore, il nous est permis de poser la question de la performance des bateaux de course au large : la tendance actuelle est plutôt celle de la construction de bateaux de plus en plus rapides équipés de foils et de plus en plus difficiles à manœuvrer, ce qui peut rendre leur accès plus difficile aux personnes qui ne disposent pas de la force physique nécessaire. Réglementer l’accès des femmes à la course au large passe donc aussi selon nous par le fait de jouer sur les supports de manière à déplacer le curseur normatif vers des bateaux plus adaptés aux capacités physiques des femmes et des hommes en même temps. L’une des navigatrices interrogée fait d’ailleurs un lien entre féminisation et écologisation de la course au large, et c’est sur ces aspects de conception nautique que nous retrouvons en effet des points communs. Pour ce faire, le recours à la monotypie, c’est-à-dire l’imposition de règles de classe particulièrement strictes de conception et équipement des bateaux comme c’est notamment le cas en Figaro, nous apparait comme un vecteur important de réglementation. La féminisation du milieu de l’architecture navale ou de la gouvernance des classes de bateaux semble également complémentaire à celle du milieu sportif. Comme le rappelle l’un des navigateurs entendus, le but n’est pas à long terme de séparer les flottes masculine et féminine sur l’eau ni de créer des classes de bateaux d’hommes et de femmes séparées, mais bien de continuer à faire de la course au large un sport fondamentalement mixte. Cette mixité pourrait à long terme servir de modèle pour d’autres sports.
Annexe à l’article : questionnaire d’entretien
Présentation, âge, parcours en voile
De manière générale, que penses-tu de la mise en place de quotas féminins dans certaines courses au large ?
Quand as-tu appris la mise en place de ces quotas ? Quelle a été ta première réaction à cette annonce ?
Comment s’est formé ton équipage, étais-tu plutôt décideur/décideuse ou as-tu été recruté.e pour former un équipage mixte ? Comment as-tu choisi les hommes/femmes avec qui tu as navigué, sur quels critères ?
Comment t’es-tu préparé.e pour cette course par rapport au fait de devoir naviguer avec une personne du sexe opposé ?
As-tu été rémunéré.e pour ta participation à cette course, était-ce le cas des personnes avec qui tu naviguais ? Sais-tu s’il y avait une différence de rémunération entre les personnes à bord ?
As-tu ressenti la mise en place de ces quotas comme une contrainte, un avantage ou une opportunité ?
Penses-tu que la mise en place de ces quotas a influencé le niveau de ton équipage et ton classement ?
As-tu à nouveau navigué en formation mixte depuis ? Sur des compétitions où ce n’était pas obligatoire ? Le ferais-tu ?
Emma Lelong, Docteure en droit - Université de
Bretagne occidentale - chercheuse associée - UMR AMURE
Références
Cécile Le Bars, Philippe Lacombe, « Les navigatrices de course au large. Une socialisation professionnelle spécifique », Ethnologie française, 2011, vol. 4, p. 717-726 ; Catherine Louveau, « Inégalité sur la ligne de départ : femmes, origines sociales et conquête du sport », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2006, vol. 23, p. 11.↩︎
Anne Revillard, Yasmine Tuffy, « Gender quotas : an interdisciplinary scoping review », Sciences Po LIEPP Working Paper, 2022, vol. 131, p. 18.↩︎
C’est particulièrement le cas en France dans les fédérations sportives : v. C. du sport, art. L. 131-8 II 1 : « Les statuts prévoient les conditions dans lesquelles est garanti le fait que, dans les instances dirigeantes de la fédération, l'écart entre le nombre d'hommes et le nombre de femmes n'est pas supérieur à un ».↩︎
Le ministère en charge des armées avait ainsi réservé certaines places aux concours de recrutement de la Marine nationale aux femmes avant d’abroger ces dispositions et de réaffirmer l’exclusivité de certains postes à bord aux hommes : voir le décret n° 98-86 du 16 février 1998 modifiant divers décrets portant statuts particuliers de certains corps d’officiers et de sous-officiers et officiers mariniers des armées, de la gendarmerie et de la délégation générale pour l’armement, JORF n° 41 du 18 février 1998.↩︎
Johanna Adriaanse, « Quotas to accelerate gender equity in sports leadership. Do they work ? », in Laura Burton, Sarah Leberman (dir.), Women in Sports Leadership : Research and practice for change, Taylor & Francis, 2017, p. 88.↩︎
Charles De Visscher, Les effectivités du droit international public, Pédone, 1967.↩︎
Michel Prieur, Alain Bastin, Mesurer l’effectivité du droit de l’environnement. Des indicateurs juridiques au service du développement durable, Peter Lang, 2021, p. 40.↩︎
Christophe Mincke, « Effets, effectivité, efficience et efficacité du droit : le pôle réaliste de la validité », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1998, vol. 40, p. 132.↩︎
Chris McGrath, Does Environmental Law Work ? How to Evaluate the Effectiveness of an Environmental Legal System, Lambert Academic Publishing, 2010, p. 50.↩︎
Jacqueline Morand-Deviller, « Avant-propos », in Olivera Boskovic (dir.), L’efficacité du droit de l’environnement. Mises en œuvre et sanctions, Dalloz, 2010, p. 4.↩︎
Sandrine Maljean-Dubois, « La quête d’effectivité du droit international de l’environnement », in Delphine Misonne (dir.), A quoi sert le droit de l'environnement ?, Bruylant, 2019, p. 262.↩︎
Julien Bétaille, « Introduction : le concept d’effectivité, proposition de définition », in Sarah Brimo, Christine Pauti (dir.), L’effectivité des droits. Regards en droit administratif, Mare&Martin, 2019, p. 34.↩︎
Sandrine Maljean-Dubois, « La mise en œuvre du droit international de l’environnement », Gouvernance mondiale, 2003, vol. 3, p. 22.↩︎
Christophe Mincke, « Effets, effectivité, efficience et efficacité du droit : le pôle réaliste de la validité », op. cit., p. 124 ; Marc Pallemaerts, « Le droit comme instrument des politiques internationales de l’environnement : effectivité et symbolisme des normes », in Michel Paques, Michaël Faure (dir.), La protection de l’environnement au cœur du système juridique international et du droit interne. Acteurs, valeurs et efficacité, Bruylant, 2003, p. 57-67.↩︎
Mireille Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit. Le relatif et l’universel, Seuil, 2004, p. 171.↩︎
Ibid., p. 140.↩︎
À ce sujet, voir notamment Julien Bétaille, « Évaluer les effets du droit sur l’environnement : une idée saugrenue pour les juristes ? », Revue juridique de l’environnement, 2024, vol. 1, p. 31-43.↩︎
Michel Prieur, Alain Bastin, Mesurer l’effectivité du droit de l’environnement. Des indicateurs juridiques au service du développement durable, op. cit., p. 23.↩︎
Robert Keohane, Peter Haas, Marc Levy, « The effectiveness of international environmental institutions », in Robert Keohane, Peter Haas, Marc Levy (dir.), Institutions for the Earth, MIT Press, 1994, p. 11.↩︎
Le questionnaire complet peut être retrouvé en annexe à la fin de cet article.↩︎
Gérald Simon, Cécile Chaussard, Philippe Icard, David Jacotot, Christophe de La Mardière, Vincent Thomas, Droit du sport, Presses universitaires de France, 2012, p. 29-30.↩︎
Johanna Adriaanse, « Quotas to accelerate gender equity in sports leadership. Do they work ? », op. cit., p. 88.↩︎
Jacqueline Laufer, Marion Paoletti, « Quotas en tout genre ? », Travail, Genre et Sociétés, 2015, vol. 34, p. 154.↩︎
La règle était quelque peu différente : les équipages avaient le choix entre n’embarquer que des hommes mais limités à 7 marins à bord, ou bien embarquer des femmes : 7 hommes plus 1 ou 2 femmes ; 5 femmes et 5 hommes ou 11 femmes.↩︎
CE, 13 juin 1984, n° 42454, Lebon.↩︎
C. du sport, art. L. 131-8 : « Un agrément peut être délivré par le ministre chargé des sports aux fédérations qui, en vue de participer à l'exécution d'une mission de service public, ont adopté des statuts comportant certaines dispositions obligatoires et un règlement disciplinaire conforme à un règlement type ».↩︎
Elisabeth Ronzier, « Égalité et autonomisation des femmes dans le secteur maritime. Le programme “implication des femmes en mer” de l’OMI », in Nicolas Guillet (dir.), Mer et droits fondamentaux de la personne humaine, LGDJ, 2022, p. 45.↩︎
Un homme interrogé parle de cette époque comme un temps où naviguaient davantage « des mecs qui ont bien savonné la planchette de certaines nanas ».↩︎
Johanna Adriaanse, « Quotas to accelerate gender equity in sports leadership. Do they work ? », op. cit., p. 88.↩︎
Elisabeth Ronzier, « Égalité et autonomisation des femmes dans le secteur maritime. Le programme “implication des femmes en mer” de l’OMI », op. cit., p. 42.↩︎
Vanessa Money, Olivier Filleule, Martina Avanza, « Les souffrances de la femme-quota. Le cas du syndicat suisse Unia », Travail, genre et sociétés, 2013, vol. 30, p. 40 à 43.↩︎
Johanna Andriaanse, Toni Schofield, « The Impact of Gender Quotas on Gender Equality in Sport Governance », Journal of Sport Management, 2014, vol. 28, p. 487.↩︎
Catherine « Inégalité sur la ligne de départ : femmes, origines sociales et conquête du sport », op. cit., p. 11.↩︎
Pour plus de détails sur la qualification de ce type de contrat, voir CA Versailles, chambre 12, 2ème section, 12 avril 2010, n° 09/041042.↩︎
C. trav., art. R. 4541-9.↩︎
Elisabeth , « Égalité et autonomisation des femmes dans le secteur maritime. Le programme “implication des femmes en mer” de l’OMI », op. cit., p. 46.↩︎
Celle-ci nous a déclaré : « oui je pisse dans un seau, mais je ne pense pas qu’il y ait tant de différence ».↩︎
C. trav., art. L. 1225-1 : « L'employeur ne doit pas prendre en considération l’état de grossesse d'une femme pour refuser de l’embaucher, pour rompre son contrat de travail au cours d'une période d'essai ou, sous réserve d'une affectation temporaire réalisée dans le cadre des dispositions des articles L. 1225-7, L. 1225-9 et L. 1225-12, pour prononcer une mutation d'emploi. Il lui est en conséquence interdit de rechercher ou de faire rechercher toutes informations concernant l'état de grossesse de l'intéressée ».↩︎
Ce phénomène est davantage mis en évidence dans l’étude des quotas électoraux : voir par exemple Meryem Belhoussine, « Les quotas électoraux : un dilemme pour la représentation des femmes au niveau des circonscriptions locales ? Enquête terrain », Revue internationale du Chercheur, 2024, vol. 2, p. 990 à 992 et 998.↩︎
Cette approche est celle soutenue par une partie de la doctrine qui va jusqu’à définir les quotas comme des « mesures temporaires spéciales » : voir par exemple Mona Lena Krook, « Gender and Elections : Temporary Special Measures Beyond Quotas », Conflict Prevention and Peace Forum, 2013, ou Franck Somé, « Les mesures temporaires spéciales et leurs effets sur la participation politique des femmes en Afrique », World Trade Institute, 2024, vol. 3.↩︎
Elisabeth Ronzier, « Égalité et autonomisation des femmes dans le secteur maritime. Le programme “implication des femmes en mer” de l’OMI », op. cit., p. 45.↩︎