Julie C. Suk
Résumé :
L’arrêt Dobbs par lequel la Cour suprême états-unienne est revenue sur le droit à l’avortement a créé une onde de choc mondiale. Les juges y développent une théorie de la démocratie au nom de laquelle la question de l’avortement doit revenir aux représentant.es élu.es du peuple - et donc, aux pouvoirs législatifs de chacun des cinquante Etats fédérés. Nombre d’entre eux se sont d’ailleurs emparés de la question. En concentrant l’analyse sur ceux des États où la réaction à l’arrêt Dobbs a été de constitutionnaliser (au niveau fédéré) le droit à l’avortement, le présent article montre le rôle que joue, de ce point de vue, dans le système états-unien, les procédures de démocratie directe et notamment, les procédures d’initiative constituante citoyenne. Il documente également les obstacles rencontrés par ces initiatives (notamment, dans l’Ohio), et évoque par contraste l’exemple français où la constitutionnalisation a été rendue possible par le compromis politique. Au fond, l’article soutient la thèse de l’importance de la constitutionnalisation de l’avortement du point de vue d’une théorie démocratique de la citoyenneté.
Mots-clefs: avortement - droit constitutionnel - États-Unis - États fédérés - démocratie - citoyenneté
Abstract
The Dobbs decision, in which the U.S. Supreme Court overturned the right to abortion, sent shockwaves around the world. The justices developed a theory of democracy according to which the question of abortion ought to be returned to the hands of the representatives in each of the fifty States. Many of them have indeed taken up the issue. Focusing on those states where the reaction to Dobbs has been to constitutionalize the right to abortion, the article shows the role played by procedures of direct democracy - especially citizens' petitions - in the American system. It also documents the obstacles encountered by these initiatives (notably, in Ohio), and contrasts these examples with the French one, where the constitutionalization of abortion was made possible by political compromise. The article concludes by underlying the importance of abortion constitutionalism for democratic citizenship.
L’avortement est-il une question constitutionnelle ? En répondant par la négative en juin 2022 dans sa décision Dobbs contre Jackson Women’s Health1, la Cour Suprême des États-Unis a causé une onde de choc mondiale. Cette décision a ouvert une authentique crise constitutionnelle : la décision Dobbs a été dénoncée par un certain nombre de juristes comme soulevant la question de la légitimité même de la Cour Suprême à annuler ainsi le droit constitutionnel d’avorter.
Pour autant, même pour les partisans du droit à l’avortement, la question de savoir pourquoi et comment l’avortement doit être constitutionnalisé n’est pas évidente. Après l’arrêt Dobbs, on a vu la question de l’avortement se hisser au cœur des débats et des textes constitutionnels, dans certains États fédérés, mais aussi en France. Le présent article entend souligner la tension qui existe entre la théorie de la démocratie mise en avant par la Cour Suprême dans son opinion majoritaire dans l’arrêt Dobbs, d’une part, et ces nouveaux développements qui voient apparaître des dispositions constitutionnelles relatives à l’avortement, d’autre part. Ce faisant, il vise à répondre à la question de savoir si, quand l’avortement est une question constitutionnelle, il peut, simultanément, demeurer une question démocratique2. Il procède en quatre temps. Dans une première partie, l’arrêt Dobbs qui met fin à la protection constitutionnelle de l’avortement est présenté en tant que réalisation judiciaire d’une théorie de la démocratie. La deuxième partie examine les efforts déployés, suite à l’arrêt Dobbs, dans certains États fédérés, pour constitutionnaliser l’avortement par les moyens de la démocratie directe – notamment, l’initiative constitutionnelle populaire, entérinée par référendum. Ces exemples sont analysés comme autant de mises à l’épreuve de la théorie de la démocratie déployée par la Cour suprême dans l’arrêt Dobbs. La troisième partie propose, en contrepoint, une lecture de la constitutionnalisation de l’avortement qui a eu lieu, en France, en mars 2024, via l’inscription dans la Constitution de « la liberté garantie à la femme de recourir à l’interruption volontaire de grossesse » - la première garantie expresse de l’IVG dans une constitution nationale à l’échelle mondiale. L’histoire des débats ayant mené à cette révision de la constitution française est celle d’une autre trajectoire démocratique pour la constitutionnalisation de l’avortement : celle du compromis politique dans le cadre des institutions de la démocratie représentative. La quatrième partie analyse l’ensemble de ces développements comme une évolution des fondements de la démocratie constitutionnelle : on y voit le signe que l’interruption volontaire de grossesse est devenue une question constitutionnelle, parce qu’elle est essentielle à une conception moderne de la démocratie, en tant qu’elle présume l’égale citoyenneté des femmes. Une démocratie légitime ne peut pas forcer ses citoyen·nes à devenir mères.
Aux termes de l’arrêt Dobbs, le droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’existe plus : comme juge constitutionnel, la Cour suprême a annulé l’arrêt Roe v. Wade par lequel elle avait, en 1973, reconnu ce droit comme fondé sur la garantie constitutionnelle de la vie privée3. L’arrêt Dobbs n’est pas venu comme une surprise : il était attendu – il fut même scandaleusement divulgué aux médias six semaines avant la date officielle de sa lecture par la Cour Suprême4. La Cour suprême y affirme que le raisonnement sous-tendant l’arrêt Roe v. Wade constituait une grave erreur d’interprétation constitutionnelle, la garantie de la vie privée ne figurant pas explicitement dans le texte de la constitution et ne pouvant, dès lors, servir de fondement à la liberté de recourir à l’IVG. Revirement d’ampleur, puisque cette logique inaugurée par l’arrêt Roe v. Wade avait été réitérée à plusieurs reprises entre 1973 et 2016 - soit sur presqu’un demi-siècle5. L’idée que le droit de privacy et le droit constitutionnel d’avorter trouvent leur source dans le 14e amendement de la Constitution états-unienne était donc bien établie. Littéralement, cet amendement prescrit que « Aucun État ne pourra (…) priver une personne de sa vie, sa liberté, ou de ses biens sans une procédure légale [due process of law] ». En interprétant ce texte, la majorité de la Cour suprême a jugé, dans l’arrêt Dobbs, que « la Constitution ne fait aucune mention de l’avortement (…). Le droit à l’avortement, qui n’est pas mentionné dans la Constitution, fait partie du droit à la vie privée, qui n’est pas mentionné non plus »6. Quant à la « liberté » mentionnée par la Due Process Clause du 14e amendement, elle ne saurait renvoyer à toutes les libertés imaginables. Au contraire, le juge constitutionnel ne peut protéger sur son fondement que celles des libertés qui sont « fortement enracinées dans notre histoire et notre tradition »7. Or, raisonne l’opinion majoritaire de la Cour rédigée par le juge Alito, le droit à l’avortement ne compte pas parmi ces libertés « enracinées » et ce, en dépit de cinquante ans de jurisprudence le reconnaissant. Car, pour savoir si une liberté est enracinée dans l’histoire et la tradition constitutionnelles américaines, il convient, selon la méthodologie originaliste d’interprétation constitutionnelle favorisée par la majorité de la Cour suprême, de prendre en considération le contexte historique de l’adoption du texte constitutionnel8. Le 14e amendement, et sa référence à la « liberté », ont été ajoutés à la Constitution en 1868, au lendemain de la guerre civile. Dans la perspective originaliste, le juge du XXIe siècle ne saurait changer la signification que recouvrait alors le terme de « liberté » – or, précisément, elle ne recouvrait certainement pas, aux yeux des auteurs du 14e amendement, l’avortement. Dans cette perspective, l’avortement, qui n’était pas une question constitutionnelle aux origines du texte constitutionnel, ne saurait le devenir. C’est pourquoi il convient de défaire la jurisprudence Roe v. Wade – exemple mondialement connu de constitutionnalisation de l’avortement qui considère que l’individu ne peut pas être libre s’il est privé de la possibilité de choisir de mettre au monde, ou non, un enfant. Dans la logique de l’arrêt Dobbs, cette articulation d’un droit constitutionnel à avorter constitue une menace pour la démocratie, car si le juge confère un statut constitutionnel à une « liberté » non explicitement mentionnée par le texte de la Constitution et non prévue ou envisagée par ses auteurs, tout en disposant du pouvoir d’annuler une loi adoptée par le législateur car non conforme à la Constitution, son pouvoir d’annuler un acte législatif ne saurait être lu que comme « une manœuvre de pouvoir judiciaire brut »9 [an exercice of raw judicial power]. Reconnaître une protection constitutionnelle de l’avortement, ce n'est dès lors rien d'autre que défier la volonté du peuple d’un État – le Mississippi, dans l’affaire Dobbs – en tant qu’il a élu des législateurs opposés à l’avortement qui ont démocratiquement adopté une loi l’interdisant. Voici la théorie de la démocratie telle qu’exprimée par la Cour suprême, qui conclut au caractère inadmissible d’une constitutionnalisation de l’avortement :
« Il est temps d’obéir à la Constitution et de remettre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple (…). La question de l’acceptabilité de l’avortement, ainsi que des limites dans lesquelles il peut être pratiqué, doit être résolue comme les questions les plus importantes de notre démocratie, c’est-à-dire par des citoyens qui cherchent à se persuader les uns les autres avant de voter »10.
Ce rejet par Dobbs de toute valence constitutionnelle de la question de l’avortement découle de l’approche originaliste, qui conditionne la légitimité démocratique de la justice constitutionnelle au fait, pour le juge, de faire vivre la Constitution telle qu’elle a été adoptée, à un moment spécifique, par le législateur ou par le peuple. Au nom de cette herméneutique, il revient au juge d’interpréter le texte de la Constitution en conférant aux mots employés la signification publiquement acceptée au moment de l’adoption et de la ratification du texte, et non pas celle(s) qu’ils ont acquis par la suite. Dès lors que le droit à l’avortement ne fait pas partie de la « liberté » telle qu’elle était comprise par les Américains au XIXe siècle, il ne saurait être lu comme protégé par le 14e amendement adopté à cette époque. Au nom de la démocratie constitutionnelle, cette approche a donc pour effet de geler la signification de la liberté, en rendant permanente et inaltérable celle qu’elle avait en 1868. Le juge constitutionnel ne saurait ajouter et réviser les significations de ce terme, cette fonction appartenant au seul législateur, représentant du peuple. Le juge ne peut, quant à lui, qu’appliquer le sens originel du texte ; il doit laisser au peuple l’exercice du pouvoir constituant, seul susceptible de faire évoluer ou de moderniser le texte constitutionnel.
La majorité de la Cour avait principalement en tête la question du statut de certaines lois adoptées par les parlements de certains États fédérés depuis plusieurs années qui allaient à l’encontre de Roe v. Wade. Dans plusieurs États, les parlements avaient en effet adopté des textes législatifs – souvent dénommés « trigger laws » – dans l’intention de provoquer les juges à revisiter la jurisprudence Roe v. Wade. Par ces trigger laws, les différents pouvoirs législatifs étatiques ont défini des régimes restrictifs d’avortement ayant vocation à devenir effectifs dès l’instant où la Cour suprême déciderait de revenir sur Roe v. Wade. Or, aux termes de la décision Dobbs, de telles expressions de la volonté législative étatique devaient être pleinement applicables et ce, au nom de la démocratie – un principe réalisé, selon la Cour, par le fait pour le pouvoir législatif de chaque État fédéré, élu par le peuple, de légiférer sur la question de l’avortement11.
En conséquence de l’arrêt Dobbs, ce sont ainsi des lois interdisant l’interruption volontaire de grossesse déjà votées et adoptées par les parlements de dix États avant la décision de la Cour suprême qui sont devenues applicables12. Et dans l’espèce jugée par la Cour dans l’arrêt Dobbs, c’est une loi de l’État du Mississippi interdisant les interruptions volontaires de grossesse au-delà de la 15e semaine de la grossesse qui a été rendue conforme à la Constitution fédérale13. Si cette loi permettait encore les IVG jusqu’à la 14e semaine, le refus par la Cour suprême de trouver dans la Constitution quelque forme que ce soit de protection de l’avortement aboutit à permettre aux parlements des États fédérés d’adopter en la matière tout type de loi – y compris, des lois interdisant l’avortement dès la conception14 ou à partir de tout autre seuil, à l’instar de l’apparition d’une activité cardiaque chez le fœtus (ce qui advient typiquement aux alentours de la 6e semaine de grossesse, soit à une date où il est normal et fréquent pour une femme enceinte de ne pas encore connaître son état). La plupart de ces trigger laws adoptées par les représentants élus du peuple interdisent également l’avortement en cas de grossesses résultant d’un viol, d’un inceste, ou d’un autre acte criminel.
On peut fournir quelques exemples de ces législations. En 2019, le parlement de l’Ohio a adopté une loi qui pénalise l’avortement après la détection de l’activité cardiaque du fœtus, avec pour seules exceptions la situation dans laquelle l’avortement est nécessaire pour prévenir soit la mort de la femme enceinte, soit un risque grave d’une détérioration permanente d’une fonction physique du corps de la femme enceinte – et sans aucune exception en cas de grossesse résultant d’un viol15. En Floride, le parlement avait adopté en 2022 une loi interdisant l’avortement après quinze semaines de grossesse16, c’est-à-dire une loi comparable à celle du Mississippi que la Cour suprême a précisément validée dans le litige tranché par l’arrêt Dobbs. Mais, de manière emblématique, suite à cet arrêt déniant toute protection constitutionnelle fédérale de l’avortement, le parlement de Floride a adopté une nouvelle loi plus extrême en 2023, interdisant l’avortement après la détection de l’activité cardiaque du fœtus (ou six semaines de grossesse)17.
Dans les mois suivant l’arrêt Dobbs, trois parlements ont immédiatement fait le choix de réviser leur Constitution afin de sauvegarder la liberté reproductive, en insérant des mentions explicites de l’avortement dans le texte constitutionnel. Ainsi, par exemple, la révision constitutionnelle adoptée en Californie, qui est proche de celles adoptées dans le Vermont et le Michigan, dispose :
« L’État ne peut ni priver un individu de sa liberté reproductive dans ses décisions les plus intimes ni entraver cette dernière ; elle inclut le droit fondamental de choisir de recourir à l’avortement ainsi que le droit fondamental de choisir, ou de refuser, la contraception »18.
Dans le Vermont et le Michigan, les révisions du texte constitutionnel enserrent toutefois l’autonomie reproductive dans certaines limites. Ainsi, la constitution du Vermont dispose que :
« Le droit individuel à l’autonomie reproductive personnelle et à la détermination de son propre parcours de vie est central à la liberté et à la dignité, et il ne devra pas être nié ou entravé, sauf impérieux motif d’intérêt général [compelling State interest] justifiant des mesures les moins restrictives possibles »19.
Ce type de dispositions permet que l’accès à l’IVG soit encadré, voire limité, dès lors que les règles correspondantes sont justifiées par un intérêt public impérieux. La charge de l’interprétation de ce que recouvre un tel intérêt public, de même que celle du standard de mesures « les moins restrictives possibles », échoit au juge constitutionnel. Ainsi, ni dans le Vermont, ni dans le Michigan20, ni même dans le Maryland où, en 2023, le parlement a adopté une révision constitutionnelle comparable dont la confirmation par référendum est programmée pour novembre 202421, l’avortement garanti par la Constitution ne l’est en termes absolus.
Une autre variante de l’activité de révision constitutionnelle au niveau des États fédérés après Dobbs prend la forme d’initiatives de révision visant à inscrire des clauses constitutionnelles d’égalité entre les sexes. De tels Equal rights amendments (ERA), sont la version états-unienne équivalente, mais non identique, du principe constitutionnel de l’égalité hommes-femmes qu’on trouve dans la Constitution française comme dans la plupart des constitutions modernes du monde. Aux États-Unis, la Constitution fédérale ne contient aucune disposition portant spécifiquement sur, et garantissant, l’égalité hommes-femmes. De telles dispositions figurent en revanche dans plus de la moitié des constitutions des États fédérés. Au Nevada, le Parlement avait adopté un Equal Rights Amendment avant que la Cour suprême américaine rende son arrêt Dobbs, et un référendum prévu en novembre 2022 devait permettre son adoption – ou son rejet. L’Equal rights amendement (ERA) qui devait ainsi être soumis au pouvoir constituant du peuple du Nevada ne mentionnait ni la liberté reproductive en général ni l’avortement en particulier. Il se bornait à énoncer un principe d’égalité de droits des femmes et des hommes devant la loi, sans discrimination fondée sur le sexe ou quelque autre critère :
« L’égalité des droits devant la loi ne peut être niée ou restreinte par l’État ou ses subdivisions, que ce soit sur le fondement de la race, de la couleur, de la foi, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité ou de l’expression de genre, de l’âge, du handicap, de l’ascendance ou de l’origine nationale » 22.
Jusqu’à l’arrêt Dobbs, la question de l’avortement n’était pas apparue dans les débats parlementaires ; mais dès que l’arrêt fut rendu, les débats publics en ont été transformés. Notamment, les partisans de l’adoption de l’ERA entreprirent de mettre en avant l’idée que l’égalité des droits sans discrimination de sexe impliquait un droit d’accès sûr et légal à l’avortement. Ce faisant, la clause constitutionnelle d’égalité des droits revêtait une nouvelle signification d’importance : l’inclusion d’un droit à l’avortement. Cet argument rhétorique mis en avant dans la campagne d’adoption de l’ERA recevait bientôt un écho judiciaire : en mars 2024, un juge local invoquait l’ERA pour fonder une décision d’invalidation de dispositions législatives étatiques interdisant le financement public de l’interruption médicale de grossesse. Le tribunal de première instance jugeait en effet que les procédures médicalement nécessaires à la sauvegarde de la santé des femmes ne pouvaient être gouvernées par des règles distinctes de celles relatives aux procédures médicalement nécessaires à la sauvegarde de la santé des hommes, notamment du point de vue de leur financement public23.
Dans l’État de New York, c’est une semaine après la décision Dobbs que le parlement de l’État adoptait un ERA. Cette proposition de révision constitutionnelle était en débat depuis au moins trois ans, mais les deux chambres ne parvenaient pas à surmonter leur désaccord sur la dimension inclusive du texte24. À l’origine, il visait à ajouter l’interdiction de la discrimination fondée sur le sexe dans une constitution qui interdisait déjà la discrimination fondée sur la race, la couleur, la religion et les croyances. Un certain nombre d’élus souhaitaient expliciter le fait que le critère du sexe recouvrait aussi le genre, l’identité ou l’expression du genre et l’orientation sexuelle ainsi que la grossesse et les résultats de grossesse. D’autres souhaitaient saisir l’occasion pour faire adopter un texte plus inclusif encore, grâce à l’ajout de plusieurs autres critères prohibés de discrimination, notamment le handicap et l’ethnicité. D’autres, enfin, souhaitaient inscrire explicitement l’interdiction de toute forme de discrimination – directe ou indirecte. C’est la question de l’interdiction des discriminations sur le fondement de la religion qui cristallisa les tensions. Certains parlementaires, y compris parmi ceux qui étaient favorables à la rédaction la plus inclusive, s’opposaient à l’adjonction du critère de la religion en arguant que l’argument de la discrimination religieuse est, le plus souvent, invoqué par l’extrême-droite dans des litiges où il justifie des formes d’exclusion ou de discrimination à l’encontre, notamment, des personnes homosexuelles. Alors qu’aucun progrès n’avait été marqué dans les débats pendant plusieurs années, la décision Dobbs fut l’évènement qui permit aux deux chambres de trouver finalement un accord : c’est ainsi qu’en contrepartie du maintien de la religion, l’autonomie reproductive fit son apparition dans la liste des critères prohibés de discrimination25. La procédure de révision constitutionnelle prévoit, dans l’État de New York, que les deux chambres doivent adopter le texte de la révision au cours de deux sessions consécutives avant qu’il puisse être soumis au peuple pour ratification par voie référendaire26. Suite à sa double adoption en juillet 2022 et en janvier 2023, l’amendement constitutionnel interdisant la discrimination fondée sur l’exercice de l’autonomie reproductive sera donc soumis au vote du peuple de l’État de New York en novembre 2024 – à l’occasion des opérations électorales qui permettront, aussi, la désignation du 47e président des États-Unis.
Dans le Michigan où, comme on l’a indiqué, la Constitution a été révisée suite à l’arrêt Dobbs afin d’y insérer une référence à la liberté reproductive qui englobe explicitement le droit à l’avortement, la révision de la Constitution a été proposée par le peuple lui-même. Par le biais d’un mécanisme d’initiative citoyenne, la constitution du Michigan permet en effet aux citoyen·nes de procéder à la révision de la Constitution sans aucune intervention du Parlement : dès lors que l’initiative réunit le nombre de signatures citoyennes déterminé par loi27, un référendum constituant doit être organisé afin de permettre son adoption (ou son rejet). Par ce biais, la constitutionnalisation du droit à l’avortement résulte de l’expression la plus directe de la démocratie. À ce titre, comme d’autres, le modèle du Michigan met en cause l’opposition dessinée par la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt Dobbs entre constitutionnalisation de l’avortement principe de la démocratie. Les luttes pour la constitutionnalisation de l’avortement qui ont eu lieu depuis l’arrêt Dobbs dans l’Ohio et en Floride fournissent d’autres illustrations très parlantes de l’importance de la démocratie directe dans les tensions ou difficultés causées par cet arrêt.
Dans l’Ohio, le Parlement avait adopté en 2019 une loi (trigger law) interdisant l’IVG après six semaines de grossesse, sans exception en cas de viol ou d’inceste28, qui est donc devenue applicable immédiatement après l’arrêt Dobbs. Mais, comme celle du Michigan, la constitution de l’Ohio donne au peuple la possibilité de réviser la constitution par le biais de l’initiative citoyenne. Pour être enclenchée, celle-ci doit être soutenue par les signatures de 10 % des électeurs ayant pris part à la dernière élection du gouverneur de l’État, étant entendu que ces signatures doivent représenter la moitié des comtés de l’État29. Dès lors que ces conditions sont remplies, la proposition de loi constitutionnelle est directement soumise à référendum. Ici encore, par un vote à la majorité, le peuple peut modifier la constitution sans aucune intervention du parlement.
La manière dont cette procédure a été mise en œuvre en 2023 est riche d’enseignements. Quand les partisans du droit à l’avortement ont commencé à recueillir les signatures pour enclencher une procédure de révision citoyenne de la constitution, le parlement de l’Ohio – largement contrôlé par les républicains qui s’opposent à l’avortement – a initié, de son côté, une procédure de révision de la procédure de révision par initiative citoyenne. En particulier, le Parlement souhaitait modifier la condition tenant à la représentation des comtés de l’État, afin que l’exigence que la moitié d’entre eux soit représentée par la liste des signatures au soutien de l’initiative citoyenne se mue en exigence que chaque comté soit représenté. Il souhaitait également instituer une majorité qualifiée de 60% des voix pour que le référendum constituant soit considéré comme valable – et la Constitution, modifiée. Pour que cette révision de la procédure de révision citoyenne aboutisse, elle devait elle-même, selon la Constitution, être soumise à référendum. Celui-ci a échoué : en août 2023, le peuple a rejeté par référendum cette proposition de rendre plus exigeantes les conditions de déclenchement et d’aboutissement de l’initiative citoyenne constitutionnelle30. La voie était donc libre pour que se tienne le référendum constituant relatif à l’avortement ; et en novembre 2023, le peuple a ainsi pu, à 57% des voix, inscrire le droit à l’avortement dans la constitution et faire obstacle, ce faisant, à la loi adoptée par le Parlement interdisant l’avortement au-delà de six semaines de grossesse. La Constitution de l’Ohio dispose donc désormais :
« A. Chaque individu a le droit de prendre et d’agir en fonction de ses propres décisions reproductives, qui incluent mais ne se limitent pas aux décisions en matière de : 1. Contraception 2. Traitements relatifs à la fertilité 3. Poursuite d’une grossesse 4. Prise en charge de fausse-couche 5. Avortement ;
B. L’État ne peut, directement ou indirectement, peser sur, pénaliser, interdire, interférer, discriminer : 1. L’exercice volontaire par un individu de ce droit ou 2. Une personne ou entité qui prête assistance à l’individu exerçant ce droit, à moins que l’État n’apporte la preuve qu’il recourt aux moyens les moins restrictifs possible et agit dans le but de promouvoir la santé de l’individu conformément aux standards communément acceptés et fondés sur des preuves.
L’avortement peut être interdit au-delà du stade de viabilité fœtale. En ce cas, toutefois, cette interdiction ne saurait prévaloir sur le jugement professionnel contraire du médecin traitant du patient enceint établissant que l’avortement est nécessaire à la vie ou à la santé de ce dernier »31.
Cet épisode en l’Ohio illustre bien la dynamique complexe qui s’est nouée entre démocratie représentative et démocratie directe en matière d’IVG. Comme on l’a vu, l’arrêt Dobbs présume que les lois interdisant l’avortement sont démocratiques, dès lors et au simple motif qu’elles sont adoptées par les représentants du peuple. Mais en Ohio, ceux-ci ont tenté d’affaiblir l’exercice du pouvoir constituant citoyen reconnu au peuple par le texte constitutionnel au travers de la procédure de l’initiative citoyenne constitutionnelle. La lutte qui s’en est suivie autour de la proposition de révision visant à garantir le droit à l’avortement illustre, en Ohio mais aussi dans d’autres États, l’émergence d’une nouvelle dynamique de constitutionnalisation de l’avortement au moyen de procédures de démocratie directe – dynamique mue par le peuple. Par le pouvoir constituant, le peuple cherche ainsi à s’opposer aux lois produites par une démocratie représentative qui le représente mal ; en d’autres termes, ce sont alors les citoyens eux-mêmes, et non pas le juge constitutionnel ni le législateur, qui commandent la constitutionnalisation de l’avortement.
Une dynamique comparable entre démocratie représentative et démocratie directe s’est également donnée à voir en Floride. En anticipation de la décision Dobbs, le parlement de cet État a adopté une loi pénalisant l’avortement après quinze semaines de gestation en avril 202232. Après que l’arrêt Dobbs a supprimé Roe sans ambiguïté, il a adopté, en 2023, une autre loi pénalisant l’avortement à partir du moment où l’activité cardiaque du fœtus peut être détectée (ce qui advient généralement à partir de six semaines de grossesse).33 L’interdiction vise également les interruptions médicales de grossesse motivées par la protection de la santé de la femme enceinte. Une seule exception est prévue : celle des interruptions médicales de grossesse nécessaires à la sauvegarde de la vie de la femme. En avril 2024, la Cour Suprême de Floride a jugé que rien dans la Constitution de l’État – ni la clause constitutionnelle d’égalité, ni le droit au respect de la vie privée – ne s’oppose à ce que le législateur interdise l’avortement34. Mais le même jour, la Cour suprême de Floride rendait aussi une autre décision par laquelle elle permettait la tenue, en novembre 2024, d’un référendum relatif à une proposition citoyenne de révision de la Constitution visant à y inscrire un droit à l’accès légal à l’avortement couvrant tant les IVG avant le stade de viabilité fœtale que les interruptions médicales de grossesse. Intitulé « Dispositions visant à limiter l’interférence du gouvernement en matière d’avortement », le texte sur lequel les citoyens de Floride seront donc amenés à se prononcer dispose : « aucune loi ne doit interdire, pénaliser, retarder ou restreindre l’avortement avant le stade de la viabilité fœtale ou lorsque la personne qui dispense les soins de santé établit qu’il est nécessaire à la protection de la santé du patient »35.
En Floride aussi, l’initiative citoyenne a rencontré des obstacles. Alors que les citoyens avaient collecté suffisamment de signatures pour proposer cette révision constitutionnelle au référendum, les opposants cherchaient à l’entraver en saisissant la cour suprême de Floride. Ils arguaient que la proposition de révision méconnaissait les dispositions constitutionnelles exigeant qu’une initiative constitutionnelle citoyenne ne porte que sur un seul sujet36, celle ici en cause en couvrant deux : l’interruption volontaire et l’interruption médicale de grossesse. La Cour suprême de Floride rejetait l’argument, et jugeait finalement que la révision proposée respectait la constitution et ne portait que sur le sujet unique de l’avortement. Mais l’épisode fournit une autre illustration de la manière dont les opposants au droit à l’avortement, nonobstant les éléments de théorie démocratique avancés par la Cour suprême dans Dobbs, mobilisent le juge contre la démocratie directe.
Des initiatives citoyennes comparables ont également eu lieu en Arizona, au Missouri et au Dakota du Sud ; elles seront soumises au référendum en novembre 2024. Une trigger law adoptée en Arizona interdisait l’avortement après quinze semaines de grossesse ; mais après l’arrêt Dobbs, la Cour suprême de l’État a jugé en avril 2024 qu’une loi adoptée en 1864 pénalisant l’avortement depuis le moment de la conception était applicable37. En réaction, le législateur a abrogé en mai 2024 cette loi de 1864, laissant alors seule applicable la trigger law interdisant l’avortement après quinze semaines38. Parallèlement, les citoyens de l’État se sont mobilisés et une initiative constituante populaire a recueilli assez de signatures pour qu’une révision constitutionnelle semblable à celle proposée en Floride soit soumise à référendum39. En mai 2024, les initiatives citoyennes similaires enclenchées au Missouri et dans le Dakota du sud ont elles aussi recueilli le nombre de signatures exigé pour qu’un référendum soit programmé en novembre 202440. Si ces procédures aboutissent, les textes des constitutions de ces trois États remettront en vigueur le régime d’avortement qui prévalait avant l’arrêt Dobbs.
En France, la loi constitutionnelle du 8 mars 2024 a inscrit la liberté d’avorter dans la Constitution. Déjà envisagée en 2018 et 2019, la constitutionnalisation de l’avortement en France a été rendue politiquement possible en réaction à l’arrêt Dobbs. La régression du droit constitutionnel d’avorter aux États-Unis, tout comme les menaces sur l’accès légal à l’avortement en Pologne et d’autres pays européens, ont souligné le besoin, au moins symbolique, de protéger l’interruption volontaire de grossesse dans le texte fondateur de la Ve République. Le texte voté par le Congrès inscrit dans la Constitution que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse »41. Ce faisant, la France est devenue le premier pays au monde à reconnaître dans sa Constitution la liberté de recourir à l’avortement.
Le nouvel alinéa de l’article 34 de la Constitution représente une formule de compromis politique entre la version de l’amendement initialement adoptée par l’Assemblée nationale et celle du Sénat. En novembre 2022, l’Assemblée Nationale avait souhaité consacrer un « droit » à l’IVG, assorti d’une obligation faite au législateur de garantir l’effectivité et l’égal accès à ce droit42. La version adoptée par le Sénat en février 2023 prenait la forme d’une reconnaissance de la compétence du législateur pour déterminer, par la loi, « les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse »43. En fin de compte, la révision de la Constitution prend bien la forme d’une clause de compétence du législateur (insérée comme telle à l’article 34 de la Constitution) ; mais il revient à celui-ci de déterminer les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté « garantie » à la femme de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. Le législateur ne pourrait plus, dès lors, adopter une loi autorisant les seules interruptions médicales de grossesse : une obligation de respecter la possibilité de l’interruption volontaire de grossesse, qui est garantie à la femme, pèse désormais sur lui.
Les effets de la déconstitutionnalisation du droit à l’avortement aux États-Unis étaient prévisibles. Quand les femmes ne peuvent pas choisir d’interrompre une grossesse pour des raisons sociales, économiques ou médicales, les conditions nécessaires à leur participation citoyenne à l’activité économique et politique font défaut. Quand l’État interdit l’avortement, il impose la maternité obligatoire aux femmes. Comme disait le juge Blackmun (qui fut l’auteur de l’opinion de la Cour dans Roe v. Wade) dans son opinion dans l’affaire Casey jugée en 1992 :
« Lorsqu’il restreint le droit de mettre fin à la grossesse, l’État procède à une conscription des corps féminins à son service, il oblige les femmes à continuer leurs grossesses, à endurer les douleurs de l’accouchement, et dans la plupart des cas, à fournir des années de soins maternels pour éduquer les enfants. L’État ne dédommage pas les femmes pour leur service ; au contraire, il présume que les femmes doivent naturellement les supporter »44.
En d’autres termes, le juge Blackmun considérait que l’État profite des sacrifices consentis par les femmes pour l’utilité commune de la nation : la reproduction des citoyens et l’éducation des enfants-citoyens45. Parmi ces sacrifices, outre les risques et douleurs de l’enfantement, on peut ajouter qu’elles sont également contraintes de se soustraire, au moins temporairement, à la participation égale dans la vie économique et politique, du fait du temps requis par les soins et l’éducation des enfants. Or, le travail obligatoire et non rémunéré, c’est l’équivalent de l’esclavage. Un l’État républicain et démocratique ne peut pas imposer l’esclavage à ses citoyens ; il en va là d’un principe fondamental – qui s’applique aussi à l’esclavage des femmes. La pénalisation de l’avortement peut être caractérisée comme une forme de servitude involontaire en matière reproductive – et donc, comme entrant en contradiction avec 13e amendement de la Constitution, qui interdit l’esclavage et la servitude involontaire.46 Mais puisque cet amendement, comme le 14e, a été adopté après la guerre civile au XIXe siècle, l’approche originaliste considère que ce texte constitutionnel, qui poursuit (uniquement) le but d’abolir l’esclavage noir qui a causé la guerre civile, ne s’applique pas aux lois interdisant l’avortement.47 En l’absence d’une mention explicite et moderne de l’avortement dans le texte, il est peu probable que la majorité originaliste de la Cour Suprême reconnaîtrait le concept constitutionnel de servitude reproductive involontaire.
Le conflit entre maternité forcée et égale citoyenneté est mal compris quand l’avortement est pensé comme une question constitutionnelle relative à la vie privée. C’est la raison pour laquelle la théorie féministe du droit états-unienne a développé une critique de la constitutionalisation du droit à l’avortement par le biais de la liberté de la vie privée. Les théoriciennes féministes, parmi lesquelles Ruth Bader Ginsburg (avant qu’elle devienne juge à la cour suprême), suggéraient une conceptualisation alternative du droit à l’avortement, comme un droit fondé sur le principe d’égalité entre les hommes et les femmes. À l’occasion de l’affaire Dobbs, les professeures Reva Siegel, Melissa Murray, et Serena Mayeri ont présenté un amicus brief à la Cour, dans lequel elles soutenaient la thèse de la contrariété des lois limitant l’accès à l’avortement à la clause constitutionnelle d’égalité figurant au 14e amendement de la Constitution fédérale et qui est devenue, au fil de l’interprétation jurisprudentielle qui en a été faite, un principe de non-discrimination entre les hommes et les femmes48. Selon elles, une loi qui prive les personnes enceintes du choix d’interrompre la grossesse est constitutive de discrimination de genre à l’encontre des femmes. La Cour Suprême a rejeté leur argument, en invoquant une décision de 1974 par laquelle la discrimination sur le fondement de la grossesse avait été distinguée de la discrimination sur le fondement du sexe.49 Ainsi, en droit constitutionnel états-unien, la règlementation d’une procédure médicale uniquement subie par un sexe n’est pas juridiquement traitée comme une différence de traitement suspecte relevant du standard le plus élevé de contrôle juridictionnel (« heightened constitutional scrutiny »50). Seule une règlementation qui poursuivrait l’objectif de discriminer les femmes encourrait la censure ; mais, précisément, la Cour Suprême juge que les lois interdisant l’avortement ne sont pas adoptées dans l’intention de désavantager les femmes, puisqu’elles se bornent à assurer la protection de la vie humaine in utero. Ainsi, pas plus qu’elle n’a à voir le principe constitutionnel de « liberté » mentionné par la Due Process Clause, la question de l’avortement ne met pas en cause, pour la Cour suprême, le principe constitutionnel d’égalité entre les femmes et les hommes.
La déconstitutionnalisation de l’avortement opérée par Dobbs procède de la doctrine originaliste adoptée par la majorité des juges de la Cour suprême en matière d’interprétation constitutionnelle51. Mais l’originalisme n’est pas qu’une méthode d’interprétation constitutionnelle ; au-delà, il est une philosophie de la légitimité de la Constitution et du pouvoir judiciaire d’interprétation. Les originalistes interprètent en effet le texte de la Constitution selon les significations publiquement acceptées des termes qu’elle emploie au moment de son adoption et de sa ratification ; et ils ignorent ou rejettent les significations ultérieurement acquises, le cas échéant, par ces mêmes mots52. Le droit à l’avortement ne faisait pas partie de la notion de « liberté » telle qu’elle était comprise aux États-Unis au XIXe siècle ; il ne saurait donc être déduit de ou fondé sur le14e amendement adopté à cette époque. Cette approche gèle, on l’a vu, la signification du mot « liberté » au sens qu’il revêtait en 1868. Plus encore, elle créé des obstacles à la reconnaissance de libertés fondamentales pour les femmes, ainsi que pour les autres personnes humaines qui n’étaient pas reconnues comme des personnes juridiques ou sujets de droit capables d’exercer leurs droits et de détenir des biens en 1868 : tant que les principes de liberté et d’égale protection des lois mentionnés par le 14e amendement sont interprétés strictement par référence à l’expérience de l’esclavage noir de cette époque, la liberté et l’égale citoyenneté des femmes et des Native Americans ne sont pas protégées. Les femmes ont été exclues du suffrage jusqu’en 1920 – date à laquelle le 19e amendement à la Constitution fédérale a été adopté, qui interdit la privation du droit de vote fondée sur le sexe. Mais cet amendement n’a pas proclamé le principe de l’égalité entre les sexes ou de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce n’est que par la voie jurisprudentielle, à partir des années 1970, que la Cour Suprême a déduit de l’Equal Protection Clause du 14e amendement un principe de non-discrimination sur le fondement du sexe.
Ce sont la logique et le raisonnement qui sous-tendent cette jurisprudence qui se trouvent remis en cause par l’approche originaliste contemporaine. L’opinion dissidente de la minorité formée par les trois juges Sotomayor, Breyer, et Kagan dans l’arrêt Dobbs est à cet égard éclairante :
« La proposition juridique principale de la majorité, c’est donc qu’il nous incombe, au XXIe siècle, de lire le 14e amendement exactement comme le lisaient ceux qui l’ont ratifié (…). Dès lors qu’ils ne comprenaient pas certains sujets comme relevant de ou couverts par le principe constitutionnel de liberté, il nous appartient de faire de même. Plus précisément, dès lors qu’ils ne comprenaient pas les droits reproductifs comme des éléments de la liberté garantie par le 14e amendement, il faut considérer que ces droits n’existent pas. Il faut cependant, à titre liminaire, souligner l’erreur de ce raisonnement. Il fait référence aux personnes qui ont ratifié le 14e amendement pour interroger : quels droits avaient-ils à l’esprit ? Or, assurément, ce ne sont pas "des personnes", mais des hommes, qui ont ratifié le 14e amendement. Il n’est peut-être pas dès lors surprenant que ceux qui l’ont ratifié n’aient pas été particulièrement attentifs à l’importance des droits reproductifs pour la liberté des femmes, ou pour leur capacité à participer comme membres égales de la Nation »53.
Voilà la vraie crise constitutionnelle que révèle et perpétue l’arrêt Dobbs : celle des conséquences de l’orginalisme dans un ordre constitutionnel qui se prétend attaché au principe moderne de l’égalité des sexes. En vertu de cette doctrine, il n’incombe pas au juge constitutionnel d’ajouter ou de réviser les significations de la « liberté » garantie par le texte ; cette fonction appartient au législateur, qui représente le peuple. Le juge ne peut que prendre appui sur les significations originelles, et laisser au peuple, le cas échéant, l’initiative d’exercer son pouvoir constituant s’il veut faire évoluer le sens ou ajouter des principes plus modernes.
Mais, au niveau fédéral, la procédure de révision de la Constitution prévue par son article 5 est réputée à travers le monde pour compter parmi les plus rigides. D’ailleurs, il n’y a eu, depuis cinquante ans, aucune modification constitutionnelle adoptée par cette procédure. Même la proposition d’enrichir le texte d’un principe de garantie de droits égaux entre les hommes et les femmes, formulée en 1972, a échoué54. La Constitution fédérale est donc effectivement inamendable ; ou plutôt, le seul moyen de la modifier est via l’interprétation jurisprudentielle, c’est-à-dire le fait, pour la Cour suprême, de faire évoluer son interprétation du texte. Or ce pouvoir d’interprétation a été limité par la méthodologie originaliste de la nouvelle majorité des juges. Tant que l'originalisme déterminera le sens des garanties existantes en matière d'égalité et de liberté, les conditions nécessaires à la participation des femmes en tant que citoyennes égales feront défaut. L'accès légal à l'avortement et la prévention de la maternité involontaire sont des conditions qui doivent être garanties pour que les femmes participent de manière égale à la vie économique et politique de toute démocratie constitutionnelle moderne. C'est pourquoi la possibilité de modifier la Constitution apparaît aujourd’hui comme essentielle à la légitimité d'une démocratie constitutionnelle, notamment lorsque les femmes y sont reconnues comme des citoyennes égales.
Les expériences très récentes de certains États fédérés aux États-Unis comme de la France montrent l’importance du pouvoir constituant vis-à-vis de la question constitutionnelle de l’avortement. Celle-ci ne saurait en effet être lue comme renvoyant au droit au respect de la vie privée mais, bien au-delà, aux conditions de légitimité des institutions démocratiques. Dans l’Ohio en particulier, les citoyens ont cherché à modifier leur constitution par l’initiative citoyenne, en réaction contre un Parlement ne représentant plus la volonté du peuple – et qui s’est même montré prêt à déployer des efforts considérables pour modifier les règles procédurales de la démocratie directe dans le but de tenir en échec une initiative citoyenne visant à constitutionnaliser le droit à l’avortement. Au niveau fédéral, la décision Dobbs démontre la tragédie qui résulte du fait de confier à des institutions fondées au XVIIIe siècle la protection les droits des Hommes du XXIe siècle. Aucune proposition de révision de la Constitution fédérale n’a été mise en avant – tout simplement parce qu’elle serait vouée à l’échec. La procédure de révision exigerait en effet une majorité des 2/3 dans chaque chambre du Congrès, suivie par une ratification de la proposition par trois-quarts des corps législatifs de États fédérés ; et il n’existe aucune voie référendaire pour réviser la Constitution fédérale.
En France, le droit à l’IVG n’était pas menacé au moment de sa constitutionalisation ; le processus politique ayant mené à l’inscription de la garantie de ce droit dans le texte fondateur de la démocratie française a toutefois créé l’occasion d’un geste pionnier, emblématique du nouveau paradigme qui affirme la valence constitutionnelle de l’avortement. La « liberté garantie de recourir à une IVG » à laquelle la Constitution française fait désormais référence est bien davantage qu’un symbole dans une charte des droits et libertés. L’inscription de l’interruption volontaire de grossesse dans une Constitution, c’est une reconnaissance de ce que la République ne peut pas continuer à exister sans la reproduction. La reproduction biologique et sociale dépend nécessairement de la volonté des femmes, et singulièrement de leur décision de poursuivre une grossesse et de la mener à terme. En ce sens, la reconnaissance de la liberté de l’interruption volontaire de grossesse est une condition de la légitimité de l’État démocratique au XXIe siècle, dans la mesure où cet État dépend de l’égale participation des femmes. Elles ne peuvent pas être enrôlées par conscription à la maternité. La constitutionalisation de la liberté d’avorter apparaît dès lors comme la prochaine étape de la transition du patriarcat à la démocratie : après la consécration du principe d’égalité entre les femmes et les hommes et la constitutionnalisation de la parité au XXe siècle, on arrive aujourd’hui à l’interdiction de la maternité obligatoire. Cette transition du patriarcat à la démocratie rencontrera partout dans le monde des résistances et des obstacles ; de ce point de vue, la constitutionnalisation de l’avortement en France est une étape considérable.
Julie C. Suk
Professeure de droit
Fordham Law School (New York City, USA)
Références
Dobbs v. Jackson Women’s Health, 597 U.S. 215 (2022).↩︎
Pour plusieurs autres réflexions sur ce point : Reva Siegel, « Memory Games : Dobbs’ Originalism as Anti-Democratic Living Constitutionalism – and Some Pathways For Resistance », Texas Law Review, 2023, vol. 101, p. 1127 ; David Landau et Rosalind Dixon, « Dobbs, Democracy and Dysfunction », Wisconsin Law Review, 2023, vol. 2023, n°5, p. 1569 ; Melissa Murray et Katherine Shaw, « Dobbs and Democracy », Harvard Law Review, 2024, vol. 137, p. 728 ; Lee C. Bollinger et Geoffrey Stone, Roe v. Dobbs : The Past, Present and Future of a Constitutional Right to Abortion, Oxford University Press, 2024.↩︎
Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973).↩︎
Piotr Smolar, « États-Unis : un projet de décision de la Cour suprême qui supprimerait le droit à l’avortement a fuité », Le Monde, 3 mai 2022.↩︎
V. par exemple les décisions : Webster v. Reproductive Health Services, 492 U.S. 490 (1989), Planned Parenthood v. Casey, 505 U.S. 833 (1992); Gonzales v. Carhart, 550 U.S. 124 (2007); Whole Woman's Health v. Hellerstedt, 579 U.S. 582 (2016).↩︎
Dobbs, 235.↩︎
Dobbs, 231.↩︎
V. Reva Siegel, « How ‘History and Tradition’ Perpetuates Inequality : Dobbs on Abortion’s Ninetheeth-Century Criminalization », Houston Law Review, 2023, vol. 60, p. 901 ; Mary Ziegler, « The History of Neutrality : Dobbs and the Social Movement Politics of History and Tradition », Yale Law Journal Forum, 2023 (6 nov.), vol. 133.↩︎
Dobbs, 228. Pour la critique la plus connue de l’arrêt Roe v. Wade dans cette perspective : v. John H. Ely, « The Wages of Crying Wolf : A Comment on Roe v. Wade », Yale Law Journal, 1973, vol. 82, p. 920.↩︎
Dobbs, 232.↩︎
Helen M. Alvaré, « Denying Dobbs, Dodging the Demos », Houston Law Review, 2023, vol. 60, p. 865.↩︎
See Julie C. Suk, A World Without Roe: The Constitutional Future of Unwanted Pregnancy, 64 Wm. & Mary L. Rev. 443 (2022).↩︎
Stricto sensu, la loi du Mississippi querellée dans l’affaire Dobbs n’était pas une trigger law : la plupart du temps, les trigger laws contenaient une disposition expresse indiquant qu’elles avaient vocation à entrer en vigueur dans l’hypothèse où la Cour suprême reviendrait sur Roe v. Wade. Or la loi du Mississippi examinée par la Cour dans Dobbs, qui interdisait l’avortement au-delà de 15 semaines de grossesse, aurait pu être déclarée conforme à la Constitution sans que Roe v. Wade soit abandonné ; la Cour aurait pu demeurer dans le cadre fourni par Roe v. Wade (et Planned Parenthood v. Casey), tout en le restreignant pour admettre une telle limite de délai à 15 semaines. Dans la mesure où ce texte (comme d’autres lois étatiques limitant l’avortement à 15 semaines) avait été adopté dans l’optique de contrainte à une interprétation restrictive de Roe, et non à son abandon, ce n’était pas strictement un trigger law. Cela étant, le Mississippi avait également adopté, en sus de la législation querellée dans Dobbs, une authentique trigger law interdisant tout avortement dès le moment de la conception. Celle-ci entra en vigueur du fait de la décision Dobbs.↩︎
E.g., Defense of Life Act, Idaho Statutes § 18-622 (2020).↩︎
S.B. 23, Ohio General Assembly, 133rd Legislature (2019).↩︎
Florida Stat. § 390.011 (2022) ; validé par la Cour Suprême de Floride : Planned Parenthood of Southwest & Central Florida v. Florida, No. SC2022-1050, April 1, 2024.↩︎
Heartbeat Protection Act, SB 300, Florida Legislature (April 23, 2023).↩︎
Constitution de California, § 1.1.↩︎
Version originale : « That an individual’s right to personal reproductive autonomy is central to the liberty and dignity to determine one’s own life course and shall not be denied or infringed unless justified by a compelling State interest achieved by the least restrictive means ».↩︎
Constitution du Michigan, § 28.↩︎
Senate Bill 798 ; House Bill 705 (Maryland 2023).↩︎
Constitution du Nevada, art I, § 24.↩︎
Silver State Hope Fund v. Nevada Department of Health & Human Services, Case No. A-23-876702-W (Eighth Judicial District Court, Clark County, Nevada), Mar. 19, 2024.↩︎
V. Ethan Geringer-Sameth, « Legislators Search for Common Ground on Expansion of Equal Rights Amendment », Gotham Gazette, 19 juin2019, https://www.gothamgazette.com/state/8615-legislators-search-for-common-ground-on-expansion-of-equal-rights-amendment ; Julia Mueller, « State Lawmakers Push for Equal Rights Amendment in New York’s Constitution », Medill News Services, 1er mars 2022, https://dc.medill.northwestern.edu/blog/2022/03/01/ny-equal-rights-amendment/#sthash.fueObJ3w.dpbs↩︎
New York State Assembly Bill A1283 (2023-24 Session) ; New York State Senate Bill S108A (2023-24 Session), https://www.nysenate.gov/legislation/bills/2023/S108/amendment/A↩︎
Constitution de New York, art. XIX, § 1.↩︎
Pour les révisions constitutionnelles par initiative citoyenne au Michigan, la loi exige un minimum de signatures de 10 % du nombre d’électeurs qui ont pris part au vote lors de la dernière élection du gouverneur de l’état. Au Michigan, en 2022, il fallait donc que l’initiative recueille 425,059 signatures.↩︎
S.B. 23, Ohio General Assembly, 133rd Legislature (2019).↩︎
Constitution de l’Ohio, art. II, §1. En Ohio, le mouvement pour le droit à l’IVG a recueilli 710.000 signatures ; la loi exige que 10 % des électeurs qui ont pris part au vote lors de la dernière élection du gouverneur de l’État. En 2022, il y avait 4. 201. 368 électeurs avaient voté ; il fallait donc que l’initiative citoyenne recueille 420,000 signatures émanant de 44 comtés sur le 88 que compte l’État de l’Ohio.↩︎
V. Vanessa Williamson, Itai Grofman, « Ohio voters reject Issue 1 –here’s what that means for democracy », Brookings, 9 août 2023, https://www.brookings.edu/articles/ohio-voters-reject-issue-1-heres-what-that-means-for-democracy/↩︎
Constitution de l’Ohio, art. I, § 22.↩︎
H.B. 5, Reducing Fetal and Infant Mortality (Florida Legislature, 15 avril 2022).↩︎
S.B. 300, Heartbeat Protection Act (Florida Legislature, 23 avril 2023).↩︎
Planned Parenthood of Southwest and Central Florida v. Florida, No. SC2022-1050 (Supreme Court of Florida, Apr. 1, 2024).↩︎
Advisory Opinion to the Attorney General re: Limiting Government Interference with Abortion, Supreme Court of Florida, Apr. 1, 2024, p. 2,↩︎
Constitution de Floride, art. 11, §3.↩︎
Planned Parenthood Arizona, Inc v. Mayes, No. CV-23-0005-PR (Supreme Court of Arizona, 9 avril 2024).↩︎
Arizona Legislature, H.B. 2677 (56th Legislature, signé par le gouverneur d’Arizona le 1er mai 2024).↩︎
Alex Tabet, « Arizona abortion rights amendment backers says they’ve gathered signatures needed for 2024 ballot », NBC News, 2 avril 2024.↩︎
Kate Zernike, « Missouri and South Dakota Move Toward Abortion Rights Ballot Questions », The New York Times, 3 mai 2024.↩︎
Loi constitutionnelle n°2024-200 du 8 mars 2024 relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse.↩︎
Proposition de loi constitutionnelle n°34, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse le 24 novembre 2022.↩︎
Sénat, Proposition de loi constitutionnelle n°48, 1 février 2023.↩︎
Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey, 505 U.S. 833, 928 (Blackmun, J., concurring).↩︎
V. Julie C. Suk, After Misogyny : How the Law Fails Women and What to Do About It, University of California Press, 2023, spéc. Chap. 3.↩︎
Voir : Michele Goodwin, « Involuntary Reproductive Servitude : Forced Pregnancy, Abortion, and the Thirteenth Amendment », University of Chicago Legal Forum, 2022, Vol. 2022, p. 191 ; Andrew Koppelman, « Forced Labor : A Thirteenth Amendment Defense of Abortion », Northwestern University Law Review, 1990, Vol. 84, p. 480.↩︎
Voir : Kurt Lash, « Roe and the Original Meaning of the Thirteenth Amendment », Georgetown Journal of Law & Public Policy, 2021, Vol. 21, p. 131.↩︎
Voir : Brief of Equal Protection Constitutional Law Scholars Serena Mayeri, Melissa Murray, and Reva Siegel as Amici Curiae in Support of Respondents, Dobbs v. Jackson Women’s Health (Sept. 20, 2021).↩︎
Dobbs v. Jackson Women’s Health, 597 U.S. 215, 236 (2022). Voir : Geduldig v. Aiello, 417 U.S. 484 (1974).↩︎
Dobbs v. Jackson Women’s Health, 597 U.S. 215, 237-38 (2022).↩︎
Reva B. Siegel, « Memory Games : Dobbs’ Originalism as Anti-Democratic Living Constitutionalism – and Some Pathways for Resistance », op. cit..↩︎
Pour un bref résumé : Erwin Chemerinsky, Worse than Nothing : the Dangerous Fallacy of Originalism, Yale University Press, 2022.↩︎
Dobbs v. Jackson Women’s Health, 597 U.S. 215, 372 (Breyer, Kagan, and Sotomayor, JJ., dissenting)↩︎
See Julie C. Suk, We the Women: The Unstoppable Mothers of the Equal Rights Amendment, Ed. Skyhorse, 2020.↩︎