Avec La CIMADE, pour un droit féministe des migrations
Violaine Husson est, depuis quinze ans, en charge des questions de « genre et de protection » au sein de La CIMADE, association d’aide active aux personnes étrangères1. À ce titre, elle accompagne notamment les bénévoles et salarié·es de l’association dans leurs missions auprès des personnes étrangères victimes de violences, qu'elles soient victimes dans leur pays d'origine, sur le parcours migratoire ou en France.
Bonjour Violaine Husson, pouvez-vous vous présenter et expliquer votre rôle au sein de la CIMADE ?
Violaine Husson : Mon rôle est d’aider les membres de l’association qui accompagnent les personnes étrangères victimes de violences. Les violences en question doivent être comprises au sens large, englobant toutes les persécutions liées au genre, comme les mariages forcés, les mutilations génitales féminines ou les rites de veuvage dégradants, mais aussi les violences subies, par exemple, du fait d'être cheffe d'entreprise et femme dans un pays où cela est mal vu. Cela recouvre aussi les violences vécues par les personnes étrangères en France, telles que les violences conjugales ou familiales, ou encore la traite des êtres humains sous ses différentes formes. Je m’occupe également des mineur·es non accompagnés, qu’à La CIMADE nous appelons les « JEDI » pour « jeunes en danger isolés », appellation qui permet d’intégrer dans notre plaidoyer les jeunes qui tentent de faire valoir leur minorité auprès des juges des enfants mais ne sont pas officiellement reconnus mineur·es par les départements.
Sur toutes ces thématiques, je m’occupe du pôle juridique et de l’accompagnement des bénévoles et des salarié·es pour qu'ils et elles aient les informations précises et actualisées sur comment accompagner les personnes étrangères dans ces situations, qu'elles soient victimes de violences ou mineures isolées. Il y a donc un important travail de veille juridique, mais également de plaidoyer. Plaidoyer pour essayer de changer les textes, mais aussi pour de nouvelles pratiques de la part des pouvoirs publics. Nous avons également une action de sensibilisation, très importante, pour changer le regard sur les migrations et notamment sur les femmes migrantes, qui sont sujettes à de nombreuses fausses représentations et de préjugés. À cela s’ajoute, enfin, un important travail inter-associatif sur l’ensemble de ces questions.
Avant d’exercer ces fonctions, j’ai réalisé des études de droit international et droits humains. J’ai ensuite travaillé dans les pays du Sud, dans des camps de population déplacées, notamment, dans des pays en situation de conflits.
L’actualité de ce début d'année en matière de droit migratoire a été la fameuse loi Darmanin2, entrée en vigueur en début d’année. Pouvez-vous nous faire part de votre regard sur cette loi dans une perspective de genre et quant à la question des violences ?
VH : Tout d’abord, dans les échanges, dans les débats, dans les discours médiatiques et surtout politiques relatifs à cette loi, on n’a jamais entendu parler des femmes migrantes. Or elles sont aussi nombreuses que les hommes. Il me semble assez problématique que la moitié de la population migrante soit exclue des discours et réflexions sur ce type de texte.
Ensuite, il est notable que, lorsqu’on a parlé des femmes, on a surtout utilisé le fait de vouloir lutter contre les mariages forcés et contre les violences, en sous-entendant que ces faits ne seraient commis que par ou principalement par les hommes étrangers, pour avoir des textes plus restrictifs des droits des personnes étrangères. Plus spécifiquement, on a utilisé la question de l'égalité femmes-hommes et de la lutte contre les violences faites aux femmes pour essayer de faire passer des dispositifs liberticides pour les personnes étrangères. C’est le cas par exemple de la création d’un « contrat d'engagement au respect des principes de la République »3, un nouvel engagement auquel doivent souscrire les personnes qui sollicitent un titre de séjour, qui comprend l’obligation de respecter « l’égalité entre les hommes et les femmes » mais qui facilite aussi le refus ou le retrait de ces titres, puisqu’à la seule évaluation des préfectures toute atteinte à cette « égalité » fait présumer une atteinte grave à l’ordre public.
Quant à l’effet de cette loi sur des femmes migrantes, certaines de ses dispositions vont, de fait, avoir des impacts importants pour toutes les personnes étrangères, mais aussi des effets plus spécifiques pour les femmes. Je pense, par exemple, à l’exigence d’un certain niveau de maîtrise de français pour pouvoir accéder à certaines cartes pluriannuelles, c’est-à-dire des titres de séjour de deux à quatre ans4. Pour atteindre les niveaux exigés, il faut pouvoir suivre des cours de français. Or lorsqu’il y a des enfants, ce sont généralement les femmes qui s’en occupent et si elles prétendent à une carte de séjour pluriannuelle, c’est qu’elles travaillent. Il est donc nécessairement plus difficile pour elles de libérer du temps pour aller en cours et ainsi remplir cette condition relative au niveau de langue française.
Autre exemple : la question des métiers dits « en tension », pour lesquels la régularisation serait facilitée5. Cette qualification de « métier en tension » repose sur une liste des postes dans lesquels il existe un manque de main d’œuvre. Or les métiers occupés classiquement par les femmes étrangères (garde d’enfant, service de ménage, aide aux personnes…) ne sont pas sur ces listes. En conséquence, l’effet d’annonce relatif à la régularisation de personnes étrangères occupant des métiers en tension ne concernera que très peu de femmes.
Mais comment expliquez-vous que ces métiers, dont on sait pourtant qu’ils sont des secteurs qui peinent à recruter, ne soient pas considérés comme des métiers en tension ?
VH : Il y a une forme d’aveuglement sur cette situation : ce sont des métiers peu rémunérateurs, pour lesquels on se satisfait d’avoir une main d’œuvre pas chère, corvéable. Les conditions de rémunération dans la pratique ne vont pas être les mêmes entre une nounou française ou une nounou étrangère, puisque la marge de manœuvre pour la négociation du tarif horaire ne sera pas la même. Or, puisque les femmes étrangères occupent, de fait, manifestement ces postes, que ce soit au noir ou de façon déclarée, il n’existe pas de recherche massive de personnel via France Travail par exemple. Leur situation reste donc invisible mais aussi hors des préoccupations règlementaires.
D’autres points de préoccupation sur cette loi ?
VH : Il faut aussi parler des modifications procédurales qui ont un impact réel sur les droits des personnes. Par exemple, passer d’une formation collégiale à des jugements à juge unique6 pour des demandes d’asile est particulièrement néfaste. Dans un contexte où il y a encore besoin de formation des magistrats sur les violences de genre, la présence de trois juges permettait au moins de croiser les regards et expériences sur ce genre de situations. Le fait d’avoir un juge unique pourrait avoir des répercussions sur la protection au titre de l’asile des femmes étrangères qui doivent, par exemple, relater les violences sexuelles qu'elles ont vécues. D’autant plus que les nouveaux délais de procédure leurs laissent parfois moins de temps pour s'y préparer7.
Au sujet des demandes d’asile justement, la Cour de justice de l’Union Européenne a récemment rendu une décision qui a été considérée comme très importante dans ce domaine, considérant les femmes comme un « groupe social » au sens de la Convention de Genève, lue à la lumière de la Convention d’Istanbul8. Comment avez-vous accueilli cette décision, ses apports, éventuellement ses limites ?
VH : Nous avons été heureuxses de cette décision car, souvent dans la pratique, les femmes qui demandent l’asile le font en raison de persécutions à raison de leur genre. Or, dans la plupart des cas, les personnes qui fuient des persécutions liées au genre, la demande d’asile va être regardée au seul motif du « groupe social » qui est l’un des cinq motifs de protection de la Convention de Genève9.
La reconnaissance du groupe social « femme » s’est construite progressivement, par des décisions de la Cour nationale du droit d’asile et du Conseil d’État, en fonction aussi de la transformation des flux migratoires. On a ainsi connu toute une saga jurisprudentielle autour de la reconnaissance comme groupe social des femmes qui avaient demandé à protéger leurs filles d'une excision10. On le voit aussi avec les ressortissantes Nigérianes victimes de traite à des fins d'exploitation sexuelle, qui ont la particularité de devoir démontrer leur extraction définitive du réseau pour être reconnues comme membre d’un groupe social protégé11. Il est donc toujours très difficile de prouver que l’on appartient à un « groupe social » et que la société du pays dans lequel on vit nous voit comme appartenant à ce groupe. Le fait que la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) reconnaisse les femmes dans leur ensemble comme groupe social, c'est une avancée, dans le sens où cela va faciliter le lien avec le motif de la Convention de Genève pour demander l’asile.
Reste que c’est une décision de la CJUE sur laquelle nous n’avons pas encore suffisamment de recul. Nous attendons de voir, avec impatience, comment les doctrines de l’OFPRA et de la CNDA vont évoluer pour prendre en compte cette jurisprudence, puisqu’il y a quand même plusieurs conditions pour pouvoir être protégée au titre de l’asile, au-delà du fait d’appartenir à ce fameux groupe des femmes. À La CIMADE, on revendique le fait qu’une femme qui fuit une persécution liée au genre pourrait aussi obtenir l'asile au titre de la persécution vécue, ou crainte d’être vécue, du fait de la religion, de sa nationalité, de sa minorité ethnique, de sa race, éventuellement, ou de ses opinions politiques, c’est-à-dire les autres motifs de protection de la Convention de Genève, ce qui n’est pas toujours le cas12.
Vous avez évoqué plus tôt la façon dont un dispositif juridique peut avoir des effets particuliers sur les femmes, parce qu’il est pensé pour les hommes et présenté comme universel. Dans cette perspective, évoquons une actualité importante : la dématérialisation des procédures devant les préfectures. En quoi cette transformation des relations avec l’administration a-t-elle des effets de genre ?
VH : La dématérialisation concerne aujourd’hui l’essentiel des démarches en préfecture. Or, d’abord, ces démarches en ligne nécessitent de maîtriser la langue française, d’avoir un ordinateur, un accès à Internet et à une imprimante… Et ce n’est pas le cas de tout le monde ! Certes, cela ne concerne pas seulement les femmes, ni même seulement les personnes étrangères. Mais les femmes étrangères sont évidemment plus susceptibles d’être touchées par ces difficultés d’accès aux procédures numérisées.
Il y a par ailleurs un vrai problème relativement à la sécurité et à la confidentialité des données. Les Centres de contact citoyens (CCC) permettent en principe de résoudre les situations lorsqu’une demande est bloquée suite à un problème technique ou à un piratage. Le CCC répond sur communication du numéro AGDREF13. Il est ainsi possible, avec ce numéro personnel, d’obtenir l'adresse postale de la personne dont la carte de séjour a été demandée ou est en cours de fabrication. Ce qui pose un vrai souci puisque, dans la pratique, il peut y avoir des personnes mal intentionnées : un conjoint violent peut par exemple appeler pour savoir où en est la situation de sa compagne ou ex-compagne. Il peut ainsi récupérer la nouvelle adresse de sa femme et savoir que sa femme va pouvoir obtenir le renouvellement de son titre de séjour. L’autre difficulté, c’est qu’une personne mal intentionnée, par exemple l’employeur exploitant, le proxénète ou le mari auteur de violences, peut tout à fait, par le numéro AGDREF, créer une adresse mail avec un mot de passe. Le mot de passe est quasiment inchangeable, sauf si l’on arrive à obtenir quelqu’un à la préfecture qui va nous permettre d’avoir une modification de mot de passe. À La CIMADE, nous accueillons donc des personnes qui viennent nous voir en disant « je n'ai plus accès à mon compte ANEF14 » et pour lesquelles il s’avère que le compte a été piraté. À partir du moment où le compte a été piraté, les personnes peuvent donc perdre leur droit au séjour, puisqu’elles ne sont pas informées, par exemple, qu’elles doivent apporter de nouveaux documents en vue du renouvellement de leur titre. Or ces situations de blocage ne sont pas rares. Dernière chose à propos de la confidentialité : à l’heure actuelle, tous les documents nécessaires à une demande de titre de séjour doivent être scannés et chargés sur la plateforme, y compris les certificats médicaux attestant de violences subies, de maladies ou les dépôts de plainte. Ces informations sont sensibles et concernent tout particulièrement les victimes de violences de genre. Or on ne sait pas exactement combien de personnes au sein des administration pourront accéder à ces documents dématérialisés…
Enfin, les demandes pour accéder certains types de titres font l’objet de procédures numériques absurdes. Par exemple, pour demander un titre en tant que victime de traite des êtres humains, un critère qui concerne majoritairement des femmes, il faut cocher la case « j’ai des attaches familiales en France » ! Une personne victime de traite n’a que rarement de telles attaches, elle est souvent isolée et ne maîtrise pas bien le français. Comment peut-elle savoir qu’il faut cocher cette case pour avancer dans sa demande de titre ?
À propos justement les victimes de traite et de prostitution forcée. Celles-ci sont souvent présentées comme très protégées par le droit de l'immigration au sens où, au fil des années, des dispositifs d’accès au séjour spécifiques ont été construits pour ces personnes. Quel bilan tirez-vous de ces titres de séjour particuliers ?
VH : Le ministère de l’Intérieur, chaque année, publie des statistiques sur le nombre de titres de séjour délivrés, qui sont basées sur les motifs de délivrance des titres. Mais depuis 2022, lorsqu’il diffuse ces chiffres, il mélange le nombre de titres de séjour délivrés, d’une part, aux bénéficiaires d’un titre en tant que victimes de traite d’êtres humains et, d’autre part, ceux qui sont délivrés aux bénéficiaires d’ordonnances de protection. Par ailleurs, on ne dispose pas de statistiques genrées permettant de savoir quelles proportions de femmes et d’hommes sont concerné·es. Ces chiffres existent, mais ne font pas l’objet d’une diffusion par le ministère de l’Intérieur.
L’ensemble de ces titres « ordonnance de protection » ou « traite » ont été au nombre de 300 en 2022 et 360 en 2023. Mais on ne connaît pas le nombre de demandes (les chiffres n’ont jamais été rendus publics) ; et il n’est pas possible de connaître la proportion de victimes de traite, d’une part, et de bénéficiaires d’une ordonnance de protection, d’autre part. On sait néanmoins qu’au sein de la seule association La CIMADE, en 2023, 2 800 personnes victimes de violences ont été accompagnées, notamment pour solliciter ce type de titre de séjour. Le résultat de 360 titres délivrés sur tout le territoire national est donc très faible.
Tous ces titres de séjour ont en commun d’être des titres de séjour « carotte », que l’on obtient seulement si l’on porte plainte et que l’on témoigne pour des faits bien spécifiques. Et outre, le fait que déposer plainte relève du parcours de la combattante. Pour l’obtention du titre « traite », il faut, par exemple, que la plainte comporte vraiment le mot « traite » ou « proxénétisme » ; des mots comme « servitude » ou « asservissement » ne suffisent pas pour les préfectures.
Une autre explication de ces chiffres bas peut être la peur d’un trop grand nombre de régularisations. Si je compare avec les situations d’exploitation par le travail, par exemple, c’est assez parlant. La CIMADE peut ainsi être contactée par l’inspection du travail qui nous parle, par exemple, de deux personnes ressortissantes en situation d’exploitation et nous propose, avec leur accord, de les accompagner dans leurs démarches administratives. Mais lorsque nous recevons ces personnes, elles nous disent qu’il y a trente autres personnes qui sont dans la même situation, mais qui n'ont pas encore osé faire les démarches. Et là, dans la pratique, il y aura beaucoup plus de difficultés à ce que ces personnes obtiennent un titre de séjour, parce que les préfectures et le procureur ont peur de l'appel d’air : « si je régularise les deux qui ont porté plainte, il y en a trente autres qui vont faire la même chose derrière » !
Le dispositif existe, mais il est mal appliqué. On l'avait vu aussi avec l’affaire du boulevard de Strasbourg à Paris, dans les salons de coiffure et d'onglerie - ce combat sur deux années, mené notamment par la CGT, pour que les personnes puissent obtenir effectivement un droit au séjour15. Clairement, la préfecture de police de Paris et le Procureur n’avaient pas du tout envie de régulariser, de peur que dans les travailleurs et travailleuses d'autres salons, où il y a souvent des situations d'exploitation, aient la même idée et soient régularisées à ce titre. L’idée est que s’il y a deux personnes qui ont porté plainte contre un proxénète, par exemple, ça suffit à le faire condamner ; et qu’il n’y a, finalement, pas besoin de faire régulariser les autres.
Cela engendre une autre difficulté : les préfectures refusent de délivrer des cartes de séjour d’un an lorsque les personnes portent plainte. Elles annoncent mettre les personnes sous récépissé ou autorisation provisoire de séjour (APS)16, et finalement appellent en disant que la Brigade de répression du proxénétisme va classer l’affaire, qu’il n’y aura donc ni APS ni récépissé : il n’y aura tout simplement pas de titre. Et ce, alors même que la condition légale de délivrance du titre est le fait de porter plainte ou de témoigner, pas d’avoir permis le démantèlement d’un réseau ! En revanche s’il y a une condamnation définitive, une carte de séjour de dix ans peut être obtenue pour, en quelques sorte, féliciter la personne qui a permis de faire tomber l’exploitant…
Un des récents progrès dans la protection des personnes victimes de violence familiale est la création d'une aide universelle permettant aux personnes de quitter le domicile. Qu'en est -il pour les personnes étrangères ?
VH : Nous craignions dès le départ que cette aide, qualifiée « d’universelle », exclue les personnes étrangères victimes de violences conjugales. Nous exigions une mention explicite de ce cas, mais avions été maintes fois rassuré·e·s sur le fait que les femmes étrangères bénéficieraient comme les autres de ce dispositif. Et le décret de novembre 2023 est tombé, avec sa condition de résidence régulière sur le territoire français17. Une fois de plus, les personnes les plus vulnérables parmi les victimes de violences sont exclues d’un dispositif protecteur. Vues les conditions d’hébergement d’urgence, et la saturation du 115, pour ces femmes, ce sera la rue ou demeurer avec le conjoint violent.
Pourquoi n’avez-vous pas été entendus ? La CIMADE n’a pas été conviée au « Grenelle contre les violences conjugales » ?
VH : Aucune association de défense des droits des personnes étrangères n’a, à ma connaissance, été conviée au Grenelle, malgré les sollicitations de ces dernières.
Ce type de situation, où vous n’êtes pas invité·e·s dans des lieux de décisions importantes, influence-t-il votre stratégie, votre positionnement, ou les méthodes que vous mettez en œuvre pour influer sur la création du droit ?
VH : En l’occurrence, non seulement nous n’avons pas été convié·e·s, mais rien n’a été dit ou fait sur les femmes migrantes dans ce cadre. Une fois de plus, ce public est complètement oublié des politiques publiques. En parallèle, il y avait tolérance zéro sur les auteurs de violences conjugales, en particulier les étrangers dont on évoquait le « renvoi » dans le pays d’origine à titre de sanction. On voit là l’instrumentalisation de la question des violences dans les discours politiques sur les migrations. Notre stratégie a donc été d’identifier les associations invitées à la table des discussions et de leur faire passer des informations pour que la situation des femmes migrantes soit quand même portée lors de ces rencontres.
En réalité, cela fait plusieurs années que cela dure, que les associations de droit des étrangers ne sont pas invitées dans les lieux de décision politique concernant la lutte contre les violences. Je pense que cela a participé au fait que des grosses associations qui accompagnent les femmes victimes de violences ont commencé à intégrer, depuis une dizaine d'années, la question du chantage aux papiers, des violences administratives. Elle se sont aussi formées sur le droit des étrangers. Je pense, par exemple, à la Fondation nationale Solidarité Femmes (FNSF) ou à la Fédération nationale des Centre d’informations sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF), qui, il y a 15 ans, ne parlaient pas des femmes étrangères et qui, maintenant, intègrent ce public dans leur plaidoyer et leurs actions.
L’autre stratégie a été de communiquer bien davantage, depuis 2022, sur la situation des femmes migrantes. Et de systématiquement demander des rendez-vous aux conseillères violences au sein des ministères, notamment le ministère des droits des femmes, en sachant, pour l’anecdote, que selon les ministères, l’entrée pour avoir un rendez-vous avec la conseillère violences n’est pas toujours aisée. Par ailleurs, ces derniers temps, il y a eu beaucoup de changements dans la composition des cabinets ; et on s’aperçoit qu’il n’y a aucune transmission, aucun suivi, aucun fil conducteur. Tout le travail est à refaire à chaque changement au sein du ministère. Mais certains mouvements sont plus positifs : il y a eu, par exemple, un changement de Secrétaire général au sein de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), et la nouvelle responsable impulse un important travail, impliquant plus largement les associations.
Pour évoquer justement vos actions d’alerte auprès des pouvoirs publics : il y a quelques semaines, La CIMADE a co-signé un appel sur la question de la conjugalisation de l’Aide médicale d’État18. Pouvez-vous nous expliquer ce dispositif et pourquoi il vous a fait réagir ?
VH : La CIMADE a été avertie qu’une réforme de l’Aide Médicale d’État (AME) était à prévoir avant l’été, dans la suite de la loi Darmanin. Parmi les nouvelles conditions pour bénéficier de ce dispositif, il y aurait la conjugalisation des revenus. Jusqu’à présent, seuls les revenus propres de la personne étaient considérés pour l’attribution de l’AME – dont on sait peu qu’elle est une aide conditionnée à un bas niveau de ressources. A ce jour, c’est 847 euros de revenus pour une personne seule. Le gouvernement prévoit à l’avenir de prendre en considération les revenus du / de la conjoint·e. C’est aberrant, alors qu’en octobre 202319, l’allocation adulte handicapé a été, à l’inverse, déconjugalisée, notamment pour que les personnes en situation de handicap ne soient pas sous emprise de la personne avec laquelle elles vivent… Pour les personnes étrangères, cela ne serait pas un souci ? En particulier pour les personnes étrangères qui ne travaillent pas, ou celles qui touchent un salaire inférieur à ce montant. Prenons l’exemple d’une femme mariée avec un homme en situation régulière qui travaille et a un salaire « convenable ». Si Monsieur casse les dents de Madame, celle-ci ne pourrait pas refaire sa dentition car elle ne serait pas bénéficiaire de l’AME. Cela va amener ou accroître les situations d’emprise, notamment financière, de la part des conjoints.
À plusieurs reprises au cours de cet entretien, vous avez exprimé l’idée d’une « utilisation » du principe d'égalité entre les hommes et les femmes comme argument pour la réforme du droit des migrations. Pourriez-vous revenir sur ce point ?
VH : Tout d’abord, on ne parle pas beaucoup des femmes en migration. Quand on montre des images de personnes en situation de migration, on voit souvent des hommes, alors que les femmes migrent, et pour un tas de raisons. Ce n’est pas un hasard : pardon pour les stéréotypes, mais un homme qui vient en France est plus facilement perçu comme une menace, voire une personne « piquant le boulot » des Français et sera plus « visible » qu’une femme dans l’espace public. Ensuite, on utilise le fait de lutter contre les mariages frauduleux, les paternités de complaisance et donc la promotion de l’égalité femmes-hommes pour stigmatiser les étrangers de façon générale et réduire leurs droits20.
Pour finir, pouvez nous parler d’une victoire récente dont vous êtes particulièrement fière ?
VH : En 2021, le Code de l'entrée du séjour des étrangers et du droit d'asile a été entièrement recodifié. Dans ce cadre, pour les conjoints de français victimes de violences conjugales, une partie des dispositions a été supprimée. Le texte ne dit plus de façon explicite que le titre de séjour d’une personne victime de violences ne peut pas lui être retiré et doit être renouvelé de plein droit. Il y a eu un contentieux important sur le sujet, et le rapporteur public au Conseil d’État21 avait confirmé que le réagencement du Code n’avait pas vocation à modifier le fond du droit. Il avait aussi indiqué que les préfectures feraient vraisemblablement la même analyse.
Nous avions néanmoins tiré la sonnette d’alarme, car d’autres textes du même type, notamment celui bénéficiant aux conjoints entrés sur le sol français par le regroupement familial, n’avaient pas été modifiés. Nous arguions que les préfectures se concentreraient sur cet article et n’iraient pas chercher plus loin s’agissant des conjoints de français victimes de violences. Récemment, nous avons obtenu une décision du tribunal administratif de Melun22 contre une préfecture qui avait justement refusé le renouvellement d’un titre « conjoint de français ». Heureusement, les juges du tribunal administratif ont repris l’argumentaire du rapporteur public et expliqué que le renouvellement du titre était bien prévu pour les conjoints de français victimes de violences conjugales.
Outre cette victoire, nous avons beaucoup de défis à venir. Nous avons parlé de la loi Darmanin, mais nous allons devoir faire face aux conséquences du Pacte Asile et Immigration adopté dans le cadre de l’Union européenne23 dans notre droit interne. Il faudra continuer à développer de nouvelles stratégies, d’œuvrer à faire changer le regard de la population française sur les personnes étrangères qui, non, ne sont pas un problème.
Enfin, en 2024, La CIMADE fête ses 85 ans et les 20 ans de la création de la permanence « personnes victimes de violences »24. L’idée est d’initier une grosse mobilisation à l’automne autour des femmes migrantes, c’est une perspective dynamisante !
Entretien réalisé par Lisa Carayon et Julie Mattiussi
Références