Joan W. Scott

La scène politique américaine est un spectacle en constante évolution.
Pas un jour ne passe sans que soit entreprise une nouvelle action
inédite, souvent illégale : bombardement de bateaux de pêche
vénézuéliens et colombiens prétendument - sans qu’aucune preuve ne soit
fournie - transporteurs de drogue ; envoi de l’armée dans les villes
« bleues » (celles qui sont dirigées par les démocrates) pour arrêter
des « immigrants » dont le statut est plus souvent défini par leur
couleur de peau que par leurs documents ; refus de financement opposé
aux établissements scientifiques (les National Institutes of Health ou
la National Science Foundation) et dénonciation de la science qu’ils
produisent (comme par exemple sur l’efficacité des vaccins ou sur les
différences dans l’étiologie des maladies selon le genre et la race) ;
et - de mon point de vue, la plus directe - une attaque implacable
contre l'enseignement supérieur.
L’attaque contre l’enseignement supérieur fait partie d’un plan plus large visant à démanteler la législation sur les droits civiques des années 1960 qui a suivi l’arrêt Brown v. Board of Education, par lequel la Cour suprême exigeait en 1954 l’intégration raciale dans les écoles publiques. La loi sur les droits civiques de 1964 (Civil Rights Act) a tenté de mettre en œuvre l’arrêt Brown en étendant sa portée à toutes les institutions financées par le gouvernement fédéral (écoles, hôpitaux, musées) : le titre VI de cette loi y interdit la discrimination fondée sur la race, la religion ou l’origine nationale ; et son titre VII interdit la discrimination dans l'emploi. En 1972, le Congrès y a ajouté le titre IX qui interdit la discrimination fondée sur le sexe afin de permettre l'égalité d’accès des femmes à l’éducation, aux sports, aux professions et autres, rejetant l’idée que la biologie déterminait les rôles sociaux et politiques des femmes. Mais le titre VI est désormais réinterprété de manière à s’appliquer uniquement à la discrimination contre les Blancs et, en particulier, contre les Juifs – au nom de la lutte contre l’antisémitisme, qui tend à être assimilée à la critique d'Israël (selon la définition très contestée de l’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste, que même son auteur, Kenneth Stern, a condamnée1). Quant au titre IX, il est aujourd’hui lu comme ne visant les « femmes » et les « hommes » qu’au regard de critères biologiques ou de leurs fonctions reproductives. En d’autres termes, il « protège » les femmes biologiques dans leurs capacités reproductives, en particulier contre les incursions dans leur « espace privé » de femmes transgenres, dépeintes comme autant de violeurs potentiels se faisant passer pour des femmes pour commettre des actes vils ou concourir de manière déloyale avec les « vraies » femmes dans le sport. Autant d’objectifs éloignés de l’égalité entre femmes et hommes.
Des enquêtes parlementaires acharnées, souvent menées par de véritables antisémites, ont jugé les universités négligentes dans l’application de ces nouvelles définitions des discriminations prohibées par les titres VI et IX ; et, pour cette raison, leur financement fédéral leur a été refusé. En réponse, de nombreux administrateurs universitaires et leurs conseils d’administration ont choisi de se conformer aux exigences du gouvernement en matière de répression de l’antisémitisme, en éliminant les programmes d’études moyen-orientales et les échanges avec les universités palestiniennes, en annulant les cours offrant des « récits clivants » (relatifs à l’esclavage, la race, le genre, le sexe), en mettant fin aux programmes destinés à améliorer la diversité du corps professoral et des étudiants, et en étendant les mécanismes d’action positive aux conservateurs, qui seraient les seules victimes de discrimination.
Mais les purges vont au-delà de l'application des titres VI et IX du Civil Rights Act. Les gouvernements des États enjoignent aux universités de modifier leurs programmes d’études ; ils dissolvent les instances de gouvernance du corps professoral (les Sénats et Conseils de faculté qui ont traditionnellement joué un rôle dans la conception des programmes et de la politique éducative) ; ils s’orientent vers la remise en cause de la titularisation comme garantie d’emploi du corps professoral et protection de la liberté académique. Le gouvernement fédéral expulse les étudiants internationaux, révoque ou refuse leurs visas, en particulier s’ils viennent d’Afrique et du Moyen-Orient. Et il réprime la protestation étudiante, la définissant comme anti-américaine, anarchiste, communiste ou terroriste.
Mes mots ne sauraient capturer le sentiment de vertige que nous éprouvons en regardant les principes de la démocratie libérale, et de l’éducation qui la soutient, être pervertis à des fins autoritaires. Non pas qu’il n’y ait pas de critiques à adresser à l’université néolibérale – mais celles-ci paraissent décalées dans le moment actuel. Si Trump et ses hommes de main parviennent à leurs fins, des opérateurs politiques remplaceront les universitaires, et leur idéologie - la suprématie chrétienne, blanche, masculine - deviendra hégémonique. Nous aurons, en d’autres termes, une nouvelle éducation pensée comme « appareil idéologique d'État » - et un appareil idéologique vengeur.
Des formes de résistance existent, émanant largement du corps professoral et des étudiants - mais nous sommes souvent une minorité de l’establishment académique américain. Selon mes comptes, seule une poignée de présidents d’université ont refusé les « accords » que propose le ministère de l’Éducation de l’administration Trump, choisissant plutôt de récupérer le financement fédéral dont leurs hôpitaux et instituts de santé ne peuvent se passer.
La dernière initiative de Trump, le « Pacte pour l’excellence dans l’enseignement supérieur » publié en octobre, a peut-être franchi la ligne – y compris aux yeux des dirigeants universitaires jusque-là complaisants. Au moment où j’écris ces lignes, les législateurs du Texas et de la Floride (déjà dans le camp MAGA) ont indiqué qu’ils essaieraient de forcer leurs universités à signer - mais ce sont des politiciens, pas des universitaires ; et sept des neuf universités initialement invitées à signer ont refusé. Le document est explicite sur la prise de contrôle autoritaire du monde académique et il cherche effectivement à extorquer la soumission. Il garantit un financement fédéral illimité à ceux qui promettent d’assurer la diversité des points de vue (comprise comme l’expression d’opinions politiques déterminées) à tous les niveaux, que les exigences disciplinaires soient respectées ou non ; il conditionne l’admission d’étudiants étrangers à l’approbation des valeurs américaines et occidentales ; il fait d’un critère indéfini de « mérite » le seul critère d’admission pour les étudiants et d’embauche pour les membres du corps professoral, et demande au ministère de la Justice (d’ordinaire chargé de punir la criminalité) de déclencher des poursuites dès qu’il existe des preuves de préférences raciales ou de genre ; enfin, il prévoit que les plaintes anonymes déclencheront des enquêtes afin de déterminer une éventuelle violation institutionnelle du Pacte. Le Pacte promet des fonds fédéraux généreux à tous ceux qui signent ; il refuse tout financement fédéral à ceux qui choisissent de suivre d’autres voies. La seule manière dont les administrateurs ont pu se soustraire à la pression a été de se prêter à ces manœuvres d’extorsion dignes des patrons de la mafia.
La résistance à ce que j'ai décrit est venue à la fois du corps professoral sur les campus, qui a adressé des courriers aux administrateurs de leurs établissements pour condamner leur volonté de se conformer, et d’organisations comme l’American Association of Universities [Association américaine des universités] qui se compose des présidents des institutions de recherche) ou l’American Association of Colleges and Universities. Leur condamnation des attaques de Trump est fondée sur l’autonomie universitaire et la liberté académique. L’American Association of University Professors [Association américaine des professeurs d’université], dont le mandat est précisément celui de la définition et de la défense de la liberté académique, s’est positionnée en première ligne du mouvement de résistance, publiant des analyses des attaques en cours, des réponses à celles-ci et engageant des actions en justice pour contester la légalité d’une action après l’autre (voir : https://www.aaup.org). C'est là que j'ai trouvé mes co-conspirateurs, et là où j'ai passé d’innombrables heures ces derniers mois.
C'est dans le feu de nos batailles en cours menées sous les auspices de l’AAUP, et inspirée par un livre consacré aux poursuites menées à l’ère McCarthy contre la subversion communiste présumée dans les écoles et les universités (Jane Smith, Blacklist Education, Rutgers University Press, 2025), que j’ai écrit les réflexions suivantes sur les précédents de mon propre sentiment de résistance au tsunami autoritaire qui menace de nous submerger tous.
Joan W. Scott
20 octobre 2025
Le texte suivant écrit par Joan Scott a été publié par le Boston Review le 10 septembre 2025 sous le titre « A general air of anxiety » (version originale : https://www.bostonreview.net/articles/a-general-air-of-anxiety/). La traduction qu’en publie ici Intersections. Revue semestrielle genre et droit a été réalisée par Bruno Perreau, et amendée par Stéphanie Hennette Vauchez
« Le personnel est politique » : ce slogan fut une réalité pour moi bien avant qu’il ne devienne le mantra de la deuxième vague du féminisme aux États-Unis. En 1951, alors que j’avais dix ans, mon père, Samuel Wallach, professeur dans un lycée de New York, a été suspendu de ses fonctions pour avoir refusé de coopérer à une enquête sur le communisme dans les écoles publiques. Il fut licencié pour insubordination deux ans plus tard, parmi quelque 350 enseignants qui ont été congédiés ou ont démissionné au cours de ces années.
L’histoire de ma famille a été profondément ébranlée par cet événement. J’ai très tôt pris conscience de l’ingérence du pouvoir étatique dans la vie quotidienne de notre foyer : visites inopinées du FBI, assignations à comparaître, écoutes téléphoniques, livres subversifs emballés dans du papier kraft et cachés au fond des placards, conversations feutrées (en yiddish, la langue du secret à la maison) entre mes parents. Le jour où mon père a été licencié, et qu’il a téléphoné pour annoncer la nouvelle, j’ai entendu ma mère le « féliciter », d’un ton ironique, mais la voix brisée et les larmes aux yeux. J’ai compris, comme le font les enfants, l’ambivalence de sa réaction, sans en saisir pleinement les détails. Pendant des années, nous vécûmes tous dans un climat pesant : le fond de l’air était lourd d’anxiété.
Rien ne pouvait nous protéger du tapage autour de cette affaire. Le lendemain de la suspension de mon père, un élève de ma classe de CM2 apporta une coupure de presse tirée d’un tabloïd pour son exposé d’actualité. « Hier, commença-t-il, huit enseignants communistes ont été suspendus de leurs fonctions, et nous en connaissons un ». Je me suis instantanément figée - un mélange de peur et de fierté - mais l’enseignante se montra protectrice : « Merci, dit-elle, c’est tout pour aujourd’hui ; maintenant, les enfants, ouvrez vos livres de mathématiques ». Quelques années plus tard, lors d’une dispute dans la cour de récréation, une fille me traita de « fille de pourriture communiste ». Il existe également une photo de moi, de ma sœur et de quelques autres enfants d’enseignants licenciés, manifestant devant le conseil scolaire local [Board of Education]. J’y tiens une pancarte sur laquelle on peut lire quelques mots à propos du Bill of Rights ; celle que tient ma sœur indique : « Mon papa est un homme courageux ; il devrait être admiré, pas licencié ». Dès notre plus jeune âge, nous savions que son combat était aussi le nôtre.
Mon père a fait face aux grands inquisiteurs avec un courage remarquable, comme beaucoup d’autres de sa génération. Le nouveau livre de Jane Smith, A Blacklist Education, décrit comment son propre père, également enseignant dans une école publique, a répondu aux interrogations relatives à ses affiliations communistes. Il a par exemple demandé au juge qui l’interrogeait s’il poursuivait avec la même ardeur les fascistes, les racistes et les antisémites. « C’est moi qui pose les questions », lui répondit ce dernier, agacé.
Dans The Prosecution of Professor Chandler Davis (2023), la biographie qu’il consacre au mathématicien renvoyé par l’université du Michigan en 1953, Steve Batterson fait état d’un déroulement des faits très proche. Lors de son audition devant la Commission de la Chambre des Représentants sur les activités anti-américaines [Un-American Activities Committee], Davis releva une erreur de raisonnement dans l’interprétation que la commission tirait de ses réponses. « Je réaffirmerai aussi longuement et avec autant de détails que vous le souhaiterez, que je suis favorable au libre échange des idées, et que je ne suis pas favorable à ce qu’elles soient dictées. Si vous pensez qu’être membre du Parti communiste signifie ipso facto croire le contraire, alors vous devrez en conclure que je renie cette adhésion. Je ne souhaite pas m’exprimer à ce sujet ».
Mon moment préféré d’Oppenheimer, le film de Christopher Nolan, est celui où Albert Einstein commentant la comparution de son collègue devant un tribunal de la Commission de l'énergie atomique, l’exhorte : « Dites-leur d’aller se faire voir. »
C’est effectivement ce que firent ceux que j’admirais le plus, avec une droiture morale à toute épreuve que j’associe à mon père. Dans son dossier du FBI, que nous avions demandé et obtenu en vertu de la loi sur la liberté de l’information, les agents le décrivent à plusieurs reprises comme « intraitable », ce qui correspond parfaitement à ses positions de principe. Je me souviens très bien, comme autant de scènes, de certaines de ses rencontres avec les agents du FBI, qui se sont présentés chaque année à notre porte jusque dans les années 1960. Ils souhaitaient savoir s’il avait changé d’avis et était prêt à coopérer à ce qui semblait être un projet en bonne voie : l’éradication de la subversion. Un exemplaire de la Constitution américaine à la main, en pédagogue qu’il était, mon père leur inculquait le Bill of Rights, en en lisant à haute voix les clauses les plus pertinentes et en leur demandant : « On ne vous a pas appris ça pour le boulot, les gars ? ».
Sa fronde a bien sûr eu un coût, tant sur le plan matériel que social et psychologique. Mon père a perdu ses sources de revenu et ses droits à la retraite ; mes parents ont aussi perdu des amis qui les ont fuis de peur d’être associés à leurs positions politiques. Et puis il y a eu la trahison de ceux qu’ils considéraient autrefois comme des camarades et qui rejoignirent le camp adverse. Pendant des années, mon père a hoché de la tête en signe de désapprobation à propos de la « conversion » de Bella Dodd, autrefois pilier du syndicat des enseignants et amie proche de la famille, qui, visiblement en butte à l’inquisition du Parti communiste lui-même, avait trouvé du réconfort au sein de l’Église catholique. L’évêque de New York à qui elle s’était confessée l’avait exhortée à absoudre ses péchés en livrant des noms, dont celui de mon père.
La contrepartie de cette souffrance fut, néanmoins, un extraordinaire sentiment de solidarité qui porta les enfants des victimes de la « purge rouge », ainsi que leurs parents. Les enfants avaient des clubs pour adolescents (le nôtre était dirigé par Alan Arkin) et des camps d’été (souvent animés par des enseignants licenciés). Les adultes appartenaient à une communauté qui a entretenu des réseaux de relations pendant des années, aidant les personnes sans emploi à trouver du travail, les soutenant dans leurs démarches juridiques, assistant aux célébrations des victoires politiques, rendant visite aux malades, prononçant des éloges funèbres lors des enterrements. Mon père a bénéficié de ce réseau, qui lui a trouvé une série d’emplois, dont aucun ne fut aussi gratifiant que celui qui lui permit de travailler auprès des enfants atteints de troubles du développement et de défendre la création de foyers collectifs dans le cadre du mouvement de dépsychiatrisation de 1972.
Cependant, lorsque ma mère est décédée, Sam, mon père, a fait graver leur pierre tombale afin de rendre hommage à la vocation qui ne l’a jamais quitté : « Ever teachers » (À jamais enseignants) est leur épitaphe. C’était, en quelque sorte, sa dernière riposte à ceux qui lui avaient refusé un emploi, mais qui n’avaient jamais pu entamer sa vocation. Niché dans un cimetière rural de l’ouest du Massachusetts, ce symbole physique de l’histoire familiale est constitutif de mon être-même : un être pour qui, quel qu’en soit le prix, l’intégrité et la fidélité à ses principes sont prioritaires, pour qui prendre position signifie rester ferme, et pour qui contester les abus des puissants donne un sens à la vie que l’on mène.
J’y pense aujourd'hui, alors que l’attaque concertée contre l’éducation menée par l’administration Trump est accueillie davantage par le silence et la soumission des institutions que par la résistance. D’un certain point de vue, cela n’est pas si surprenant ; il y a eu peu de résistance institutionnelle de la part des dirigeants d’université pendant le maccarthysme, comme le montre clairement l’ouvrage d’Ellen Schrecker, No Ivory Tower. Pourtant, il n’en est pas moins troublant de voir la réaction timorée de tant de personnes face à l’imposition d’un régime autoritaire. La mission même de l’éducation démocratique étant en jeu, je m’attendais à une certaine résistance, même de la part de ceux qui administrent l’université néolibérale comme une entreprise autocratique, traitant l’éducation comme une simple amélioration du capital humain et la production de connaissances comme une marchandise privée plutôt que comme un bien public.
Au lieu de cela, nous avons eu droit au témoignage consternant de la présidente de l’université Columbia, Minouche Shafik, aujourd’hui conseillère économique en chef du gouvernement travailliste de Keir Starmer au Royaume-Uni, qui a publiquement désigné les professeurs qu’elle promettait de sanctionner ou de licencier (pendant le maccarthysme, la plupart des dénonciateurs agissaient généralement en secret, ce qui témoigne au moins de la honte que suscitait un tel comportement). Il y eut ensuite les petites tergiversations légalistes des présidents de Harvard et de l’université de Pennsylvanie devant la même commission parlementaire. De l’Ivy League aux universités et collèges publics, les administrateurs se sont empressés, dans un élan de soumission anticipée, de supprimer de leurs lettres de mission tout engagement en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI). Beaucoup se sont également conformés à l’utilisation abusive par Trump du titre VI de la loi sur les droits civils de 1964 [Civil Rights Act] - qui refuse tout financement fédéral aux institutions qui pratiquent la discrimination sur le fondement de la race, la couleur ou le pays d’origine - en adoptant la définition très controversée de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, qui l’assimile à une critique des politiques de l’État d’Israël.
Même si certaines écoles, comme Harvard, au nom de la défense de leur autonomie institutionnelle et de leur liberté académique, ont initialement refusé d’accepter les conditions que le ministère de l’Éducation leur imposait pour maintenir le financement de la recherche, elles ont fini par céder sur la question de l’antisémitisme en acceptant de mettre en œuvre la vision de l’administration Trump : elles ont révoqué des professeurs d’études sur le Moyen-Orient, interdit l’association Students for Justice in Palestine et sanctionné les enseignants dont les lobbyistes sionistes cherchaient à discréditer les prises de position. L’hystérie autour de l’antisémitisme est la nouvelle peur du communisme.
Aujourd’hui, ma réaction face à l’injustice prend la forme d’une colère viscérale envers les puissants, mais ce n'est pas le même sentiment que j’avais dans les années 1950, une époque étrangement plus optimiste. À l’époque, j'avais le sentiment que la justice était du côté de la vertu, que mon père était un héros, un David combattant des Goliaths, dont les mauvaises intentions finiraient par causer leur perte. Il y avait la justice et l’injustice, et la marche de l’histoire était avec nous. De nos jours, ces attaques apparaissent comme une nouvelle manifestation de l’impitoyable instinct de conservation des puissants, au détriment des enseignants dévoués et des écoliers qu’ils éduquent. Alors qu’un mastodonte autoritaire sème le chaos dans le système démocratique d’éducation au nom de la masculinité suprémaciste blanche, je reste tout aussi déterminée à résister – mais sans plus croire que l’histoire est de mon côté.
C’est une forme de résistance obstinée qui est l’héritage de mon père. Mon besoin de résister me conduit à soutenir ceux qui en font de même : le nombre croissant de courageux professeurs dont les pétitions appellent leurs administrateurs à s’opposer aux attaques ; les étudiants et les enseignants qui condamnent la guerre génocidaire d’Israël à Gaza et, ce faisant, revendiquent leur droit de manifester en vertu du premier amendement ; les présidents d’université (Michael Roth, Patricia McGuire, Christopher Eisgruber, Gregory Washington) qui ont défié les injonctions abusives de Trump au nom de la liberté académique, et la centaine de leurs collègues qui ont signé la lettre contre « l’ingérence politique et l’emprise sans précédent du gouvernement » dans le monde universitaire.
Ma plus proche communauté de résistants est l’Association américaine des professeurs d’université [American Association of University Professors], qui a produit des communiqués, des rapports et engagé des poursuites judiciaires à un rythme sans précédent. C’est le dernier chapitre en date de mon long apprentissage de l’importance des communautés de résistance, aussi implacable que soit le pouvoir auquel nous sommes confrontés.
Nous faisons à nouveau face à une attaque massive contre les fondements mêmes de l’éducation démocratique et, cette fois-ci, les enjeux semblent encore plus élevés. Dans les années 1950, les cibles étaient les enseignants individuels - communistes, progressistes, libéraux - et leurs syndicats de gauche. Aujourd’hui, la cible est le système d’éducation ui-même. Sa valeur en tant que bien public est redéfinie comme une question de choix parental (chèques tirés sur fonds publics pour couvrir les frais d’inscription dans les écoles privées [vouchers], financement public d’écoles privées [charter schools], instruction en famille…), et ses engagements en faveur des principes d’égalité et de justice - sans parler de la place de la vérité dans la conduite de l’histoire - sont mis au rebut. À leur place, des récits de violence et de cupidité sont imposés par la force pour glorifier notre destin national. Pour la seconde fois de ma vie, cela me rappelle que ce que nous investissons dans le système d’éducation démocratique est toujours menacé et que, pour ceux d’entre nous qui y accordent de l’importance, la lutte pour sa préservation est un défi à relever de toute urgence, même s’il est sans fin.
Joan W. Scott, Professeure émérite, School of Social Science, Institute for Advanced Study (Princeton, New Jersey)
Références