Fearless Speech.  Breaking Free from the First Amendment.

Mary-Anne Franks, Bold Type Book, 2024

Pauline Trouillard


















  1. Prendre un cours de droit du Premier Amendement dans une faculté de droit états-unienne peut s’avérer, pour un·e Européen·ne, une expérience étrange, telle que celle décrite par Pierre Legrand dans Le droit comparé1. Il s’agit d’une véritable rencontre avec l’altérité. Le Premier Amendement tel qu’interprété par la Cour Suprême des États-Unis est en effet exceptionnel2, en ce qu’il protège, a priori en tout cas, la liberté d’expression beaucoup plus largement que dans beaucoup d’autres démocraties. Cette expérience s’avère étrange non pas seulement du fait de la conceptualisation si différente d’un objet similaire, mais également par la réaction que cette conceptualisation différente provoque, lorsqu’on évoque le droit européen, chez des étudiant·es états-unien·nes qui constituent l’audience. Nombre d’entre elles·eux sont convaincu·es que le Premier Amendement représente l’approche la plus éclairée de la liberté d’expression dans le monde. La possibilité d’une théorisation différente de cette liberté dans d’autres régimes démocratiques constitue donc, pour les étudiant·es états-unien·nes, une folie. Ainsi, des situations aussi surprenantes qu’un étudiant de Yale décrétant que l’Autriche est un État « non démocratique » dans lequel il ne souhaiterait jamais vivre peuvent advenir, et ce parce qu’un tribunal autrichien avait enjoint à Facebook de supprimer un contenu jugé diffamatoire envers une femme politique3.

  2. À l’inverse, l’une des plus grandes « étrangetés » du modèle états-unien aux yeux des Européen·nes est sans doute l’impossibilité pour l’État d’interdire les discours de haine. Les content-based restrictions sont en effet interdites, sauf dans pour des catégories d’expression historiquement constituées et strictement délimitées que sont l’obscénité, les fighting words ou encore les true threats. Pourquoi ne pas avoir inclus les discours de haine au sein de ces catégories délimitées ? C’est à cette question que répond, entre autres, Mary-Anne Franks dans son important ouvrage Fearless Speech.

  3. L’ouvrage de Franks est important, mais il est surtout courageux. L’autrice s’attaque ici à l’un des consensus les plus partagés au sein de la doctrine4 juridique états-unienne : l’idée selon laquelle il serait nécessaire de protéger tous les types de discours, même ceux qui rabaissent une catégorie de population, car l’intervention de l’État dans l’expression de ses citoyen·nes, constituerait une première étape vers le totalitarisme. En nous contant les faits qui se cachent derrière les formules juridiques que l’histoire a, seules, retenues, l’autrice réintroduit la notion de pouvoir au sein de la doctrine du Premier Amendement. Cette notion de pouvoir correspond à la possibilité qu’ont certains individus, ou certains groupes d’individus, d’imposer leurs choix - sociaux, économiques ou politiques - à d’autres, et d’en tirer profit - socialement, économiquement ou politiquement. Ce pouvoir peut être établi par le système juridique lui-même, de façon plus ou moins démocratique5. Loin d’être neutre, la doctrine du Premier Amendement peut ainsi être lue comme un redoutable outil de pouvoir. L’arrêt Counterman vs Colorado de 20236 représente un exemple éclairant. Counterman est un homme ayant été condamné pour harcèlement envers une chanteuse, Coles Warren, sur le fondement d’une loi du Colorado qui interdisait de communiquer d’une manière qui causerait à une personne raisonnable une détresse émotionnelle grave. Counterman avait envoyé à Warren plus de 1000 messages non désirés, et l’avait questionnée de manière répétée sur sa vie personnelle. Ceci causa un profond mal-être chez la chanteuse, qui dut arrêter sa tournée par peur d’une agression physique de la part de Counterman. La Cour suprême jugea pourtant dans le sens de Counterman, en considérant que la loi du Colorado condamnant le harcèlement était inconstitutionnelle. La condamnation pour harcèlement moral, pour être compatible avec le Premier Amendement, exigeait en effet des preuves que le harceleur avait ignoré consciemment le fait que son comportement était terrifiant et considéré comme une menace par la victime. Pour justifier cette solution, la Cour suprême se fondait sur la peur du « chilling effect » : une condamnation trop facile aurait eu pour effet de décourager des discours qui n’étaient pas en réalité des menaces. À l’inverse, en aucun cas la Cour ne s’intéressa au « chilling effect » que fit peser ce harcèlement sur la victime et le fait que celle-ci dut arrêter de tourner par peur d’une attaque physique de la part de son harceleur. Franks avance que le système juridique protège la parole des hommes harceleurs en les présentant comme des victimes, n’ayant pas conscience de la gravité de leurs actes, et en déconsidérant absolument l’impact de leurs fantasmes sur la vie des femmes (p.53). En ce sens, la notion de pouvoir peut être comprise comme la compétence de définir juridiquement qui sont les personnes que doit protéger le système juridique. C’est pourquoi la sous-représentation des femmes et des minorités au sein des juridictions et des facultés de droit (et donc l’absence de représentation de leur perspective genrée, économique et raciale dans l’interprétation des principes constitutionnels) a une influence considérable sur la perpétuation des inégalités de pouvoir créé par le système juridique7.

  4. L’ouvrage se découpe en deux parties. La première partie émet un constat, grave, un brin provocateur sans doute, mais fondamental, sur l’état de la liberté d’expression aux États-Unis. La liberté d’expression va mal, surtout pour les femmes et les minorités. Ce constat est d’autant plus important et courageux que le livre a été écrit avant le second mandat de Trump, avant, donc, que la situation empire. Le diagnostic de l’autrice n’est pas prémonitoire, il est simplement clairvoyant. Il met en exergue le relatif aveuglement d’une partie de la doctrine quant aux dynamiques de pouvoir à l’œuvre à travers la bataille pour la liberté d’expression entre les deux mandats de Trump. La seconde partie, qui vise à proposer un modèle alternatif, est sans doute moins convaincante, car l’autrice pèche par ce qui fait sa force dans la première partie : son intérêt pour les gens plutôt que pour la théorie. L’autrice nous convainc dans la première partie que la mise en œuvre du Premier Amendement ne peut plus faire abstraction des différences de statut (économique, genré ou racial), et donc des situations individuelles. Toutefois, un chapitre entier de la deuxième partie est consacré à des exemples de situations dans laquelle des individus se sont opposées, par leurs discours et leurs actions, à des situations injustes créées par des personnes en situation de pouvoir, sans qu’aucune analyse juridique ne soit véritablement proposée.

  5. Dans les deux premiers chapitres, intitulés « Burning Crosses » et « Burning Women », Franks revient sur deux débats juridiques qui ont profondément marqué l’histoire du Premier Amendement : la protection des discours de haine (racistes et antisémites) et la protection de la pornographie. L’idée force qui traverse ces deux chapitres est que les théories qui ont justifié en doctrine et en droit la protection de ces discours sont tout simplement dysfonctionnelles. Les concepts de slippery slope ou encore de chilling effect, en vertu duquel censurer un type de discours sur le fondement de son contenu pousserait à une restriction globale de la liberté d’expression, profitent, comme le montre l’autrice, surtout aux catégories dominantes.

  6. Dans le viseur de Franks, on trouve en particulier l’American Civil Liberties Union (ACLU), une association états-unienne à but non lucratif qui s’est érigée en défenseuse des droits et libertés protégées par la Constitution. Cette association fut un temps classée à gauche du spectre politique pour avoir défendu l’expression des membres du mouvement des droits civiques et du mouvement contre la guerre du Viêt Nam. Elle a depuis pris des positions beaucoup plus controversées en défendant à plusieurs reprises des groupes néo-nazis ou néo-confédérationnistes, ainsi que des promoteurs de la pornographie. L’ACLU explique, dans une démarche que l’on pourrait qualifier de voltairienne, défendre ces groupes « non parce [qu’elle] approuve leurs idées » (p. 29) mais parce que défendre la liberté d’expression de ceux « dont les opinions sont les plus controversées ou extrêmes » permettrait de défendre la liberté d’expression de tous.

  7. Partagé majoritairement par la doctrine, ce paradigme a guidé la jurisprudence de la Cour Suprême qui a le plus souvent donné raison à l’ACLU, et aux parties exprimant des opinions plus que contestables. La grande force du propos de Franks est de montrer que cette idée d’un Premier Amendement « marchant dans les deux sens » ne résiste pas aux faits, parce que les protections légales ne sont ni auto-exécutoires, ni stables, ni appliquées de manière consistante sans distinction de richesse, de statut, de genre ou de race (p. 44).

  8. En ce qui concerne les discours de haine, quelques arrêts sont particulièrement éclairants pour les néophytes du Premier Amendement. En 1927, dans un arrêt Whitney vs California8, la Cour suprême avait déclaré constitutionnelle la condamnation d’Anita Whitney, une femme communiste accusée de fomenter un coup d’État contre le gouvernement. Dans cet arrêt, elle avait adopté le « bad tendency test » en vertu duquel les discours incitant à commettre des crimes ou troublant l’ordre public pouvaient être pénalement réprimés. Quarante ans plus tard, la Cour opéra un revirement de jurisprudence dans un arrêt Ohio vs Brandenburg9 de 1969. Un membre du Ku Klux Klan avait été incriminé pour avoir prononcé un discours appelant à la revanche contre les populations noires et juives si elles continuaient à « supprimer la race caucasienne ». La Cour suprême jugea que la loi sur le fondement duquel avait été prise cette condamnation était inconstitutionnelle. Elle considéra que le gouvernement ne pouvait pas punir les discours incendiaires à moins que ceux-ci n’incitent à une action illégale imminente (« imminent lawless action »). Alors que ce revirement de jurisprudence fut présenté par la doctrine comme une évolution positive liée à la prise en compte tardive de l’opinion dissidente de Justice Brandeis dans Whitney vs California, l’autrice note que le fait que la Cour ait effectué ce revirement de jurisprudence au moment où il fallait protéger le discours d’un membre du KKK, mais pas lorsqu’il s’agissait d’une femme communiste engagée, est loin d’être une coïncidence (p. 12). Sur le fondement de ce nouveau test de « l’action illégale imminente », la Cour suprême considéra que brûler des croix (une pratique utilisée par le KKK pour intimider des personnes noires, avant de les attaquer physiquement) était protégé par le Premier Amendement10, ou encore qu’un parti néo-nazi pouvait manifester dans un village dont la moitié des habitants étaient des survivants de la Shoah, en arborant une croix gammée. Franks montre que, contrairement à ce qu’avancent les promoteurs de ces discours de haine extrême, protéger la liberté d’expression des membres du KKK ou des néo-nazis ne permet en aucun cas de protéger la liberté d’expression des Afro-états-unien·nes ou de la population juive, tout comme protéger la liberté d’expression des sites pornographiques ne permet en aucun cas de protéger la liberté d’expression des femmes victimes de harcèlement. Adopter un tel argument, c’est nier la situation de vulnérabilité structurelle dans laquelle les femmes, les Afro-États-unien·nes, les Juif·ves ou encore les Amérindien·nes ont été placé·es depuis la création des États-Unis, situation de vulnérabilité dans laquelle ils et elles se trouvent toujours et qui est renforcée par le système juridique (p. 26).

  9. Pour illustrer son propos, l’autrice met en parallèle, dans le chapitre « Burning Women », la protection accordée à la pornographie au nom du Premier Amendement et le sort réservé à Amber Heard suite aux dénonciations des violences dont elle a fait l’objet par Johnny Depp. Dans un arrêt American Booksellers Association vs Hudnut11, la cour d'appel fédérale pour le 7e circuit déclara inconstitutionnelle la Minneapolis Antipornography Civil Rights Ordinance. Ce texte, adopté suite aux revendications d’associations féministes menées par Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin, attribuait un droit d’action aux individus ayant subi un préjudice du fait de contraintes ou d’agressions dans le domaine de la pornographie.Le juge Easterbrook, dans l’opinion qu’il rédigea pour la majorité, reconnut que la subordination des femmes à l’œuvre dans la pornographie pouvait avoir des effets dans la vie réelle et notamment renforcer les actes d’agression à leur encontre. Toutefois, parce qu’elle relevait de l’expression, elle devait être protégée par le Premier Amendement, car dans le cas contraire « le gouvernement aurait le contrôle de toutes les institutions de la culture, et [adopterait] le rôle de censeur et de directeur des pensées qui sont bonnes pour nous ». Le paradoxe mis en exergue par Franks est que, si la Cour refusa d’exclure la pornographie de la protection du Premier Amendement, c’est notamment parce que McKinnon refusa de plaider que la pornographie relevait de l’obscénité, une catégorie d’expression non protégée (p. 52). L’obscénité, telle que définie par la Cour12, est l’expression que l’individu moyen, en appliquant les « standards contemporains de la communauté », trouverait dépourvue d’intérêt littéraire, artistique, politique ou scientifique, car elle dépeindrait des comportements sexuels d’une manière manifestement offensante. Or MacKinnon considérait que cette catégorie relevait de standards moraux déterminés par la domination masculine13. Encore aujourd’hui, la jurisprudence Hudnut revient donc à considérer que l’État peut déterminer les pensées qui sont bonnes quand celles-ci relèvent de l’obscénité (une catégorie déterminée par rapport au « préjudice causé à une communauté imaginaire » (p. 50)), mais pas pour protéger les femmes de préjudices réels et démontrés. De la même façon, la Cour refusa de considérer qu’arborer une croix gammée dans un village où résidaient des survivants de la Shoah relevait de la catégorie des « fighting words », une autre catégorie d’expression non protégée par le Premier Amendement. Ce « deux poids, deux mesures » dans la protection de la liberté d’expression est encore une fois illustré par le procès pour diffamation intenté par Johny Depp contre Amber Heard. Celle-ci avait simplement écrit dans une tribune pour le Washington Post qu’elle avait été victime de violences conjugales, sans nommer Depp expressément. Heard fut condamnée à payer 15 millions de dollars à Johnny Depp, dans un jugement qui dissuade évidemment les femmes victimes de violence de s’exprimer publiquement. La crainte du « chilling effect » (effet de dissuasion) n’a pas été mobilisée en l’espèce.

  10. Dans le troisième chapitre, intitulé « Burning Books », l’autrice revient sur les controverses autour de la supposée « cancel culture », controverses qui ont également touché la France. La « cancel culture » est un concept amorphe (p. 68). Il désigne, de manière très approximative, ce que les conservateurs états-uniens (mais aussi, français14) considèrent comme de la censure ou de la silenciation par des personnes privées (et non par l’État). Il inclut des phénomènes aussi divers et gradués que des critiques modérées ou des licenciements. Les preuves de l’existence et de l’impact de la « cancel culture » reposent dans la plupart des cas sur des anecdotes personnelles qui permettent de témoigner d’une supposée « intolérance libérale » généralisée15. La théorie de l’autrice est que la focalisation sur la « cancel culture » participe d’une stratégie impulsée par les conservateurs pour détourner l’attention des assauts coordonnés par le gouvernement de certains États fédérés contre la liberté d’expression, dans le secteur de l’éducation en particulier (p. 68). Et, précisément, contrairement aux phénomènes qui relèvent de ce que certains qualifient de « cancel culture », ces assauts coordonnés des États fédérés conservateurs contre la liberté d’expression entrent en contradiction avec le Premier Amendement. Ils prennent la forme de lois ou de décrets qui visent à interdire certains thèmes de discussions au sein des écoles ou des universités publiques. Le gouverneur de Floride Ron De Santis fit adopter en 2022 une loi intitulée « Individual Freedom Act » (dite aussi « Stop WOKE ») qui interdisait toute forme d’instruction pouvant causer aux individus tout sentiment « de malaise, de culpabilité, d’angoisse ou de toute autre forme de détresse psychologique en raison de sa race, de sa couleur, de son sexe ou de son origine nationale ». Il fit aussi adopter une loi intitulée « Parental Rights in Education » (appelée aussi « Don’t say gay » par ses détracteurs) qui interdisait aux recteurs d’académie d’encourager les discussions autour de l’éducation sexuelle ou l’identité de genre. De même, nombreux sont les ouvrages interdits par certains recteurs ou bannis des bibliothèques publiques. L’erreur de certains libéraux, exprime l’autrice, est d’avoir renvoyé les attaques coordonnées des États fédérés et les phénomènes qualifiés de « cancel culture » dos à dos, en faisant comme si ces deux phénomènes constituaient des menaces de même nature contre la démocratie et l’État de droit.

  11. Ce constat juridique peut être transposé en France, comme en témoigne le récent ouvrage de Thomas Hochmann, « On ne peut plus rien dire ». Comme Franks, Hochmann avance que ce qui est parfois présenté comme une restriction de la liberté d’expression résulte en réalité d’une ouverture de la parole à des discours jusqu’à présent empêchés de s’exprimer dans l’espace public médiatique. Si certaines personnes peuvent avoir le sentiment qu’« elles ne peuvent plus rien dire », c’est parce qu’elles ont perdu le monopole de la parole dans l’espace public, et donc le monopole de la définition de l’acceptabilité sociale du discours. Autrement dit, elles ne « peuvent plus rien dire » sans être contredites. Or la contradiction est elle-même une forme d’expression qui doit être protégée car elle est essentielle au processus de délibération. Les sanctions sociales (telles que la critique, le boycott ou les manifestations) face à des discours licites, mais considérés comme problématiques ou indésirables, sont une forme d’expression légitime16, dès lors qu’elles respectent les limites légales.

  12. Si le diagnostic de Franks sur l’état de la liberté d’expression est d’utilité publique en ces temps troubles, ses propositions normatives ont plus de mal à convaincre. Dans un chapitre intitulé « The promise of fearless speech », Franks s’appuie sur un concept auquel s’était intéressé Michel Foucault dans une série de leçons à l’Université de Berkeley : la « parrhesia grecque ». La parrhesia s’oppose à l’isegoria, bien que les deux mots renvoient à la liberté d’expression dans la cité grecque. L’isegoria désigne le droit de tous les citoyens de la cité à participer à la vie démocratique, tandis que la parrhesia est une forme d’expression qui implique de révéler la vérité à ses risques et périls. La parrhesia désigne une forme de critique au cours de laquelle le locuteur se trouve dans une position de pouvoir inférieur à celui qu’il critique17. Cette forme de critique est celle que devrait protéger en priorité le Premier Amendement, car c’est celle qui permet de protéger la démocratie. Elle permet d’assurer que la classe politique soit effectivement responsable devant le peuple, ou encore que des personnalités connues ne tirent pas profit de leur notoriété pour échapper à l’application des lois. La différence de statut entre le locuteur et la personne qu’il critique est ici primordiale. Comme le souligne l’autrice (mais aussi Hochmann pour la situation française), nombreux sont en effet les locuteurs puissants à vouloir se revendiquer d’une forme de parrhesia, alors qu’ils ne courent, en réalité, pas d’autre risque que de voir opposer à leurs propos un retour négatif18.

  13. La notion de parrhesia est intéressante et éclairante, bien que l’on peine toutefois à comprendre ses potentielles implications juridiques, qui ne sont pas explicitées dans le livre. L’une des implications serait sans doute la lutte, avec des moyens juridiques, contre les procédures baillons, appelées Strategic Lawsuit Against Public Participation (SLAPP) dans le contexte anglo-saxon. C’est notamment ce que tente de faire la directive (UE) 2024/1069 du 11 avril 2024 sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les demandes en justice manifestement infondées ou les procédures judiciaires abusives. La directive retient toutefois une définition assez floue des procédures baillons, comme « des demandes en justice altérant le débat public » qui seraient « manifestement infondées »19. Le champ d’application de la directive est également contraint par la compétence législative européenne, se limitant aux questions civiles et commerciales ayant une incidence transfrontière et faisant l’objet d’une procédure civile20. Lutter contre les procédures baillons en droit français, et notamment contre la diffamation qui relève du domaine pénal (et non du civil), nécessiterait dès lors d’aller-au-delà d’une simple transposition de la directive.

  14. Globalement, l’ouvrage de Franks rappelle que le discours public est un lieu traversé par des rapports de pouvoir21, au sein duquel pourrait s’appliquer l’adage : « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». L’interdiction des discours de haine n’altère pas la liberté d’expression, mais la protège. Elle permet d’assurer que celle-ci ne sera pas instrumentalisée pour réduire au silence les minorités (raciales, de genre) et empêcher leur participation égale au débat public, ce qui altèrerait le processus démocratique. Ce livre rappelle également que les critiques contre ladite « cancel culture » ne doivent pas faire oublier que la principale menace à la liberté d’expression aujourd’hui est la concentration des médias et des plateformes de réseaux sociaux dans les mains de milliardaires qui font parfois fi des principes déontologiques du journalisme. En instrumentalisent leur pouvoir économique pour le transformer en pouvoir politique, ceux-ci exercent une influence disproportionnée sur le débat public22, ce qui peut leur permettre de perpétuer leur situation de pouvoir économique.

Pauline Trouillard, Docteure en droit public de l'Université Paris 2 Panthéon-Assas, Postdoctorante au sein de la Chaire Colibex, rattachée à l’Université Paris Nanterre et au CNRS

Références


  1. Pierre Legrand, Le droit comparé, 4e éd., PUF, coll. Que sais-je ?, 2011.↩︎

  2. Frederick Schauer, « The Exceptional First Amendment », in Michel Ignatieff dir., American Exceptionalism and Human Rights, 29, 2005.↩︎

  3. CJUE, 3 octobre 2019, Eva Glawischnig-Piesczek c. Facebook Ireland limited, C-18/18.↩︎

  4. Le mot « doctrine » est ici utilisé tel qu’il est compris en France c’est-à-dire l’ensemble des auteurs qui écrivent sur le Premier Amendement. Aux États-Unis, « the doctrine » désigne les théories dégagées par les juges et renvoie donc à ce qu’on appelle en France « jurisprudence ».↩︎

  5. Sur la façon dont le droit participe au renforcement de la domination économique des plus riches, v. Katharina Pistor, Le code du capital, Comment la loi crée la richesse capitaliste et les inégalités, [2019], trad. Baptiste Mylondo, Seuil, 2023.↩︎

  6. Cour suprême des États-Unis, 27 juin 2023, Counterman vs Colorado, 600 U.S. 66 (2023).↩︎

  7. Sur l’importance de l’expérience dans l’interprétation du droit, v. par exemple John Dewey, « My philosophy of law », in My Philosophy of Law. Credos of Sixteen American Scholars, Boston Law Books, 1941, p. 73-85.↩︎

  8. Cour suprême des États-Unis, 16 mai 1927, Whitney v. California, 274 U.S. 357 (1927).↩︎

  9. Cour suprême des États-Unis, 9 juin 1969, Brandenburg v. Ohio, 395 U.S. 444 (1969).↩︎

  10. Cour suprême des États-Unis, 7 avril 2003, Virginia vs Black, 538 U.S. 343 (2003).↩︎

  11. Cour d’appel fédérale, 7e circuit (Chicago), American Booksellers Ass'n, Inc. v. Hudnut, 771 F.2d 323 (7th Cir. 1985).↩︎

  12. Cour suprême des États-Unis, 21 juin 1973, Miller vs California, 413 U.S. 15 (1973).↩︎

  13. Catharine A. Mac Kinnon, « Not a moral issue », Yale Law and Policy Review, 1984, vol.  2, p. 321.↩︎

  14. V. infra.↩︎

  15. Dans le même sens, v. Thomas Hochmann, « On ne peut plus rien dire ». Liberté d’expression, le grand détournement, Anamosa, 2025, qui montre notamment que les exemples de réelle censure par les milieux progressistes sont peu nombreux, mais qu’ils sont mobilisés en boucle comme s’ils reflétaient une réalité largement répandue.↩︎

  16. V. Thomas Healy, « Social sanctions on speech », Journal of Free Speech Law, 2022, vol. 2, p. 21 ; Robert C. Post, « The unfortunate consequences of a misguided free speech principle », Journal of Free Speech Law, 2024, vol. 5, p. 295.↩︎

  17. V. Discourse & Truth, Problematization of Parrhesia - Six lectures given by Michel Foucault at the University of California at Berkeley, Oct-Nov. 1983 (accessible en ligne : https://foucault.info/parrhesia//).↩︎

  18. CNews s’est par exemple fait le chantre de la protection de la liberté d’expression à travers une campagne d’affiches laissant supposer que la chaîne protègerait la liberté d’expression aux risques et périls de ses animateurs ou encore de son actionnaire principal, le milliardaire Vincent Bolloré : https://x.com/CNEWS/status/1624705787745517569.↩︎

  19. Article 4 de la directive (UE) 2024/1069.↩︎

  20. Article 2 de la directive (UE) 2024/1069.↩︎

  21. En ce sens, v. Denis Ramond, La bave du crapaud. Petit traité de liberté d’expression, Éditions de l’observatoire, 2018.↩︎

  22. V. Julia Cagé et Benoît Huet, L’information est un bien public : Refonder la propriété des médias, Points, coll. Essais, 2024.↩︎