Raphaëlle Théry
Résumé :
Le contrat de travail de la consultante Maya Forstater ne fut pas renouvelé, car elle avait posté ou relayé des messages hostiles aux personnes trans sur Twitter (désormais « X »). S’estimant victime de discrimination à raison de ses « croyances critiques sur le genre », elle obtint gain de cause devant la juridiction sociale britannique en appel, qui consacra juridiquement un nouveau fondement de discrimination. L’article propose une réflexion sur les implications normatives et pratiques des débats sur les personnes trans tant sur le terrain de la liberté de conscience que de la liberté d’expression, ainsi qu’une critique de la décision rendue. L’affaire Forstater, plus généralement, met au jour l’apparente tension entre droit de la non-discrimination et exigence de neutralité libérale de l’État, tension dont découle l’instrumentalisation par des particuliers de la rhétorique libérale à des fins illibérales, particulièrement susceptible de prospérer à l’égard des personnes trans.
Mots-clefs : croyances critiques du genre ; discrimination ; personnes trans, transphobie ; liberté d’expression ; liberté de conscience ; droit du travail ; « théorie du genre » ; libéralisme politique.
Abstract:
Maya Forstater's employment contract as a consultant was not renewed because she had posted or reposted on Twitter (now “X”) messages hostile to trans people. Claiming that she had been discriminated against because of her “gender-critical beliefs”, she won her case before the UK Employment Appeal Tribunal, which legally enshrined a new basis for discrimination. This paper reflects on the normative and practical implications of the trans debate for both freedom of conscience and freedom of expression, and critiques the decision. More generally, the Forstater case brings to light the apparent tension between the right to non-discrimination and the requirement of liberal neutrality on the part of the state. This tension, which has led to the instrumentalization of liberal rhetoric by private individuals pursuing illiberal ends, appears particularly likely to flourish with regard to trans people.
Keywords : Gender-critical beliefs ; discrimination ; transgender ; transphobia ; freedom of speech ; freedom of conscience ; employment law ; “gender theory” ; political liberalism.
« J’ai perdu mon travail pour avoir parlé du droit des femmes ». Ainsi
s’intitulait la cagnotte de soutien public créée par Maya Forstater en
2019, qui lui permit de récolter près de 130 000 livres1. Un
an auparavant, cette employée d’un think tank sur le
développement international avait posté et relayé sur son compte Twitter
divers messages ouvertement hostiles aux personnes trans. Son employeur
décida pour cette raison de ne pas renouveler son contrat. Elle saisit
alors la juridiction du travail britannique (Employment
Tribunal), s’estimant victime de discrimination en raison de ses
« croyances critiques du genre ». Déboutée en première instance, elle
obtint gain de cause en appel.
L’affaire aurait pu passer inaperçue sans le relais médiatique qu’elle suscita, nourri notamment par le soutien public de J. K. Rowling. La célèbre autrice de Harry Potter a quant à elle multiplié ces dernières années les sorties anti trans sur les réseaux sociaux et s’est retrouvée en butte à des accusations de transphobie. Commentant l’affaire, une tribune du Guardian s’interrogea : « Quelles que soient leurs opinions sur le sexe et le genre, les libéraux devraient se demander pourquoi des femmes sont ostracisées et punies pour leur conviction que les différences sexuelles importent »2. L’écho s’en est diffusé jusqu’en France. Ainsi, l’hebdomadaire Marianne titrait au lendemain de la décision d’appel : « Au Royaume-Uni, critiquer la notion de ‘genre’ n’est plus un motif de licenciement »3, suggérant que l’on échappait de justesse à un monde orwellien dans lequel la liberté d’expression serait muselée par une minorité tyrannique – les personnes trans, fanatiquement inféodées à la « théorie du genre ». La tribune saluait la décision de la juridiction d’appel : Maya Forstater n’avait-elle pas le droit d’émettre l’opinion aussi inoffensive qu’évidente selon laquelle « le sexe est une réalité », ni de questionner la compatibilité entre droits des femmes et droits des personnes trans ?
Le courant « critique du genre » s’est propagé de notre côté de la Manche. En octobre 2022, la journaliste Léa Salamé recevait sur un plateau de télévision Dora Moutot, militante « fémelliste »4, ainsi que Marie Cau, première maire trans de France, dans le cadre d’un « débat d’opinion ». À la journaliste qui lui demandait : « Marie Cau, c’est une femme pour vous ? », Dora Moutot répondit que la maire était à ses yeux un « homme transféminin ». La maire porta ensuite plainte contre Dora Moutot pour injure publique et provocation publique à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes en raison de leur identité de genre5. Dans une tribune collective, intitulée « Le transgenrisme aura-t-il la peau de la liberté d’expression ? », Dora Moutot était présentée comme « jetée en pâture à la vindicte populaire. Pourtant, dans ses propos, aucune haine, aucune volonté d’abîmer l’autre. Elle décrit ce qu’elle voit. Elle parle de sa perception, de sa réalité (…) Elle s’inquiète des conséquences concrètes de l’idéologie transgenre pour les femmes, pour les enfants, pour la société entière. Elle n’est pas venue pour stigmatiser les personnes trans, elle est venue défendre les femmes »6.
Si l’on s’en tient à sa restitution médiatique, l’affaire Maya Forstater peut à première vue susciter une préoccupation légitime. En effet, les débats théoriques sur le sexe et le genre sont particulièrement intenses, et il paraît légitime de pouvoir en disputer : la distinction entre sexe et genre est-elle pertinente ? Quelle place l’identité sexuelle ou sexuée joue-t-elle dans la vie d’un individu ? Quelles sont les composantes de l’identité de genre, le cas échéant ? Est-elle fixe ? Doit-elle être binaire ? Quelle est la valeur de la différence juridique entre les sexes ? Les personnes trans sont-elles « nées dans le mauvais corps », ou bien faut-il rejeter cette image pathologisante et retourner le stigmate contre une institution médicale excessivement normalisante7 ? On pourrait décliner à l’envi les controverses. Le but de cet article n’est pas de les restituer, mais de réfléchir aux conséquences normatives de ces débats, et de le faire à l’aune d’une prémisse centrale de l’approche libérale de la liberté d’expression : face à l’existence de « désaccords raisonnables » sur le sujet, une société libérale devrait permettre la pluralité des croyances ainsi que leur expression, sans qu’aucun droit individuel ne soit mis en péril.
La défense des gender critical beliefs, ou « croyances critiques du genre » s’appuie en effet sur une rhétorique libérale, et leurs adeptes soutiennent que le cas des personnes trans constitue un cas limite pour le libéralisme politique et juridique : la protection de la minorité trans serait en tension avec les droits des femmes ; plus largement, les revendications des trans imposeraient des limites illégitimes à la liberté de conscience et d’expression et témoigneraient d’un glissement subreptice vers la « cancel culture ». Le point de vue « critique du genre » se présente, en d’autres termes, comme un avertissement contre la dissolution du libéralisme dans le « wokisme ».
Sommes-nous face à un phénomène inédit ou plutôt face à un avatar contemporain du « paradoxe de la tolérance »8, selon lequel une tolérance sans limites à l’égard de l’expression d’idées intolérantes détruirait la tolérance elle-même ? Les tenant.e.s de la critique du genre rappellent leur attachement aux libertés classiques défendues par les libéraux, et dénoncent une tyrannie de la minorité9, tandis que leurs adversaires redoutent une mise en danger des droits des personnes trans. Le cas Forstater s’inscrit plus largement dans le contentieux qui s’est développé dans le monde anglo-saxon autour des « complicity claims »10, dans lesquels la liberté de conscience est invoquée par certain.e.s afin de bénéficier d’exemptions juridiques au motif que la loi les rendrait « complices » d’actions en contradiction avec leurs croyances les plus ancrées. L’affaire Forstater témoigne encore de ce que les usages et appropriations de la rhétorique libérale par des personnes hostiles aux droits des minorités trans se répercutent et se rejouent dans l’arène juridique. La protection juridique des personnes trans est ainsi conçue comme imposant aux « critiques du genre » d’accepter des croyances qu’ils ou elles ne partagent pas, à savoir que le changement de genre est un changement de sexe, ou bien encore qu’il est possible de changer de sexe. Le droit peut-il alors légitiment limiter l’expression de croyances présentées comme raisonnables et inoffensives ?
Cet article s’intéresse donc, à partir du cas Forstater, aux tensions et contradictions relatives à l’interprétation juridique du libéralisme et de la protection des droits individuels. Un système juridique qui s’attache à défendre les droits des personnes trans consacre-t-il nécessairement une conception du genre ? Quels sont les critères permettant de départager, en la matière, l’expression d’une croyance protégée, même offensante, et une atteinte aux droits d’autrui, problème aussi classique qu’épineux pour les libéraux ?11 Pour y répondre, deux arguments seront ici avancés.
Le premier est que les débats sur les questions de genre et de sexe sont trop souvent réduits à leur dimension théorique, l’invocation juridique de la liberté de conscience autant que de la liberté d’expression (toutes deux au centre de l’affaire Forstater) contribuant à ce phénomène. Or cette reductio ad ideologiam du débat opère au détriment de l’enjeu central du droit de la non-discrimination : non pas la protection d’idées ou de croyances, mais des personnes elles-mêmes.
Le second porte sur la tension apparente entre droit de la non-discrimination et exigence de neutralité libérale de l’État, tension dont découle l’instrumentalisation par des particuliers de la rhétorique libérale à des fins illibérales. Cette instrumentalisation véhicule l’idée que la liberté de conscience et la liberté d’expression impliquent que toute croyance puisse être manifestée, indépendamment de son contenu et des modalités de son expression. Elle néglige le fait que, dans un usage libéral bien compris, la protection des croyances est limitée par le fait que certaines de leurs manifestations peuvent porter atteinte aux droits d’autrui.
Le cas Forstater mérite d’être analysé parce qu’il consacre la protection d’une catégorie juridique nouvelle : les « croyances critiques du genre » ; il s’agira donc d’en retracer la généalogie, tout en mettant en lumière les enjeux qu’elle soulève (I). La seconde section de l’article proposera une critique de la décision rendue en appel par l’Employment Appeal Tribunal et, plus largement, de l’instrumentalisation problématique tant de la liberté de conscience que de la liberté d’expression au service des croyances critiques du genre (II).
Le cas ici étudié prend place dans un contexte politique particulier : en 2017, la première ministre britannique Theresa May annonça le projet du gouvernement de réformer le Gender Recognition Act (GRA) adopté en 2004. L’enjeu de la réforme ? Simplifier la procédure de changement de la mention du sexe à l’état civil, en permettant à celles et ceux qui le souhaitaient de le faire par simple déclaration. En 2018, le gouvernement organisa une consultation publique sur le sujet, et se heurta au refus très vif d’une partie de la population. De nombreuses organisations (par exemple Women’s Place UK, Fair Play for Women, Sex Matters, LGB Alliance12) firent campagne contre le projet, notamment sur les réseaux sociaux, campagne qui fut largement relayée par les médias. La réforme fut par la suite abandonnée13.
Le débat suscité par la réforme contribua à populariser un courant de pensée dont la maternité revient à des penseuses lesbiennes féministes radicales états-uniennes qui avaient théorisé, dans les années 1970, leur rejet des personnes trans14. En 1979, Janice Raymond, professeure en études féministes à l’Université du Massachussetts à Amherst15, publiait son ouvrage The Transexual Empire : The Making of The She-Male. Pour l’autrice, la transidentité renforce les stéréotypes de genre : elle est un produit autant qu’un vecteur de perpétuation du patriarcat. Raymond suggère encore que le « transsexualisme » serait relié au viol, de manière métaphorique (le changement de sexe étant une des modalités de l’appropriation du corps des femmes par les hommes) ou plus concrète (les hommes trans chercheraient à s’introduire dans les espaces réservés aux femmes pour abuser d’elles)16. Enfin, elle affirme que la transidentité constitue une « falsification de la réalité17 » : les personnes trans vivraient dans l’illusion ou pire, dans le mensonge. En Grande-Bretagne et en Australie, d’autres « radfem »18 comme Germaine Greer, Sheila Jeffreys (pour qui « le transsexualisme doit être conçu comme une violation des droits humains »19), Julie Bindel ou Kathleen Stock ont développé des idées similaires, critiquant « l’idéologie du genre » ou le « transgenrisme », accusés de consacrer le primat du genre sur le sexe. Kathleen Stock décrit ainsi la position « critique du genre » :
« Il n’y a rien de gênant, que ce soit d’un point de vue théorique, linguistique, empirique ou politique, dans l’idée autrefois tenue pour familière qu’une femme est, par définition, un être humain adulte femelle. Je soutiens aussi que la notion subjective d’‘identité de genre’ est intrinsèquement mal formée, a fortiori en tant qu’objet politique ou juridique. À la lumière de ces positions, je suis intellectuellement ‘critique du genre’, c’est-à-dire, critique du rôle de l’influence sociale des stéréotypes fondés sur le sexe, en général, et notamment le rôle des stéréotypes conduisant à former la conception dogmatique et, selon moi erronée, que – très littéralement – les femmes trans sont des femmes »20.
Or le syntagme « critique du genre », comme le montre bien Claire Thurlow, est relativement récent, et procède d’une mutation terminologique. La pensée de ces autrices a été initialement qualifiée de féminisme radical trans-exclusif (trans-exclusionary radical feminism), afin de la distinguer d’autres formes de féminisme radical21. L’onde de choc créée par le projet de réforme du GRA et la visibilité croissante des personnes trans a fait de la Grande-Bretagne le centre névralgique de la pensée trans-exclusive22. Ses adversaires, rejetant l’idée d’une contradiction entre droit des trans et des femmes, ont alors ramassé l’expression sous l’acronyme polémique péjoratif « TERF ». C'est seulement au mitan des années 2010, afin de contrer l’usage critique du terme « TERF », qu’apparaît le syntagme plus policé « gender critical23 », les adeptes de la mouvance mettant davantage en avant la défense des femmes que l’opposition aux trans. Ce mouvement sera largement popularisé par les médias après 2016. Le terme « critique du genre » permet l’autonomisation du mouvement par rapport à la pensée féministe radicale : il se trouvera largement revendiqué au sein de franges conservatrices plutôt peu préoccupées par le féminisme. Comme le note Claire Thurlow, « une fois le terme popularisé, nul besoin d’être féministe pour être trans-exclusif et donc susceptible d’être étiqueté ‘TERF’, le terme étant aussi utilisé pour décrire des positions trans-exclusives rattachées à la pensée de droite ou à des perspectives religieuses »24.
Au cœur des questions concrètes abordées par le mouvement « gender-critical » : le possible accès des personnes trans à certains espaces (toilettes publiques, centres d’aides aux victimes de viol, prisons), leur place dans les compétitions sportives, les campagnes de représentation des trans dans les médias et les écoles, ainsi bien entendu que la procédure juridique de changement de sexe à l’état civil. De manière générale, le mouvement s’appuie sur un refus du primat du genre sur le sexe, et sur la volonté de lutter contre « l’effacement du sexe par le genre » dans les politiques publiques et les réformes juridiques25.
Maya Forstater était une chercheuse spécialisée dans l’étude des rapports entre secteur privé et développement durable, employée à partir de 2015 en tant que consultante externe par l’antenne britannique d’un think tank, le Center for Global Development. Très active sur les réseaux sociaux, elle avait, au cours de l’année 2018, posté nombre de messages sur Twitter visant les personnes trans. L’une de ses cibles était un employé du Crédit Suisse, Philip/Pips Bunce, qui se définissait comme non-binaire et avait été mentionné dans une liste intitulée « Top 100 Women in Business ». Maya Forstater avait posté à son sujet : « Bunce n’est pas un homme grimé en femme, c’est un homme qui aime s’exprimer une partie de la semaine en s’habillant en femme (…). Bizarre qu’il se soit senti en droit d’accepter de figurer dans la liste, plutôt que de dire ’désolé, il y a eu une erreur, je suis un homme qui aime défier les normes de genre’ » ; ou encore : « Voilà un travesti à temps partiel qui se fait généralement appeler par le prénom Philip »26. Ele relaya certains messages, notamment l’un qui affirmait : « Les pronoms sont du rohypnol27. Ils changent notre perception, nous font baisser la garde, changent nos réactions, altèrent la réalité devant nous… C'est leur but. Ils nous engourdissent. Ils nous embrouillent. Ils endorment nos réponses de protection instinctives. Ils fonctionnent »28.
Maya Forstater apporta encore son soutien régulier à une campagne dont le slogan apposé sur des panneaux, des tee-shirts, ou des bâtiments, était « woman, wʊmən, noun, adult human female ». Vent debout contre la réforme du GRA, elle adressa des courriers à une députée afin de lui demander de défendre « la vérité d’après laquelle il n’est pas possible pour un homme de devenir une femme. Les femmes trans sont des hommes, et devraient être respectés et protégés en tant qu’hommes29 ».
Au mois d’octobre 2018, certains de ses collègues se plaignirent à la direction du think tank des messages postés ou relayés par la chercheuse. Une enquête interne fut ouverte. Dans un entretien avec son employeur, elle concéda qu’elle devait « faire attention et ne pas être gratuitement hostile », mais ajouta que « si les gens sont offensés par des vérités biologiques élémentaires telles que ‘les femmes sont des femelles adultes’ ou ‘les hommes trans sont des mâles’, alors tant pis pour eux »30. Son dernier contrat avec l’organisation prit fin le 31 décembre 2018. Estimant que son non-renouvellement constituait une discrimination à raison de ses croyance « critiques du genre », Maya Forstater saisit alors la juridiction du travail (Employment Tribunal).
L’Equality Act (ci-après EqA) voté en 2010 au Royaume-Uni protège les citoyens de la discrimination31 dans l’emploi et la fourniture de biens et de services sur la base de neuf caractéristiques protégées, dont la transition de genre (section 7) et les croyances religieuses ou philosophiques (section 10). Or certaines des caractéristiques protégées peuvent rentrer en conflit : ainsi par exemple de la croyance religieuse et de l’orientation sexuelle32, nombre de croyances religieuses désapprouvant l’homosexualité. La Cour suprême du Royaume-Uni avait ainsi eu à trancher un tel conflit dans le cas Lee v Ashers Baking Compagny Ltd de 201833 : un activiste pour les droits des homosexuels, Gareth Lee, avait commandé un gâteau décoré d’un slogan en soutien au mariage gay dans une pâtisserie tenue par des évangélistes en Irlande du Nord, où le mariage n’était alors pas ouvert aux personnes de même sexe. Les pâtissiers refusèrent la commande, en affirmant qu’ils ne pouvaient réaliser un gâteau faisant la promotion d’un message qui contrevenait à leurs convictions religieuses. La juge Lady Hale rédigeant la décision de la Cour Suprême, rappela que les droits protégés par les articles 9 (liberté de conscience) et 10 (liberté d’expression) de la Convention EDH, à la lumière desquels l’EqA était interprété, étaient susceptibles de faire l’objet de restrictions, notamment pour préserver la reconnaissance du statut juridique d’une personne ou la protéger contre du harcèlement discriminatoire. Elle considéra néanmoins que, dans le cas d’espèce, la liberté de conscience primait : l’obligation négative incombant à une entreprise de ne pas opérer de discrimination n’impliquait pas l’existence d’une obligation positive de fournir un gâteau décoré d’un message avec laquelle elle était profondément en désaccord, indépendamment de la question de savoir si le contenu de la croyance touchait à une caractéristique protégée : « il existe une distinction claire entre refuser de fournir un gâteau véhiculant un certain message, quel que soit le client qui en fasse la commande, et refuser de fournir un gâteau à un client particulier en raison de certaines caractéristiques personnelles dudit client »34. La juge rappelait que personne ne devrait être obligé d’exprimer une idée avec laquelle il ou elle serait en profond désaccord, à moins qu’une telle obligation ne fasse l’objet d’une justification spécifique35. Les pâtissiers obtinrent donc gain de cause, dans cette décision consacrant en l’espèce le primat de la liberté de conscience.
Dans le cas Forstater, le conflit concernait la protection de l’identité de genre et les croyances religieuses ou philosophiques. Le juge de première instance n’avait pas à trancher le fond du litige, mais seulement la question préliminaire de savoir si la croyance défendue par la demanderesse tombait dans le champ d’application des croyances protégées au sens de la section 10 de l’EqA36. Le juge Tayler, saisi de l’affaire, souligna au préalable les difficultés soulevées par le découplage imposé entre la question de la qualification de la croyance en tant que croyance protégée37 et celle de savoir si la demanderesse avait bien fait l’objet d’une discrimination. Afin de répondre à la première question, il prit appui sur la jurisprudence Grainger38, qui avait dégagé cinq critères d’applicabilité de l’article 10 de l’EqA : la croyance en question est authentique (i), il s’agit d’une croyance et non une opinion ou un point de vue fondés sur l’information ou l’état de la science disponible en un temps donné (ii) ; elle concerne un aspect important et substantiel de la vie humaine (iii) ; elle présente un certain degré de cohérence et de sérieux (iv) ; enfin, elle est digne de respect dans une société démocratique, et ne rentre pas en conflit avec les droits fondamentaux d’autrui (v)39.
Pour le juge, le cœur de la croyance de la demanderesse se décomposait en trois idées : le sexe biologique est immuable ; il n’existe que deux sexes ; enfin, le sexe doit primer toute considération de genre, d’identité de genre ou d’expression de genre40. Une telle croyance satisfaisait selon lui les quatre premiers critères dégagés dans Grainger, mais non le cinquième, analysé à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur les articles 9 et 10 de la Convention EDH. Il conclut en effet que « la conception de la demanderesse, dans sa nature absolutiste, [était] incompatible avec la dignité humaine et les droits fondamentaux d’autrui »41. À l’appui de son raisonnement, il rappela que la demanderesse déniait tout effet au certificat de reconnaissance du genre – il s’agissait pour elle d’une pure fiction juridique42. Or bien qu’il faille en théorie distinguer une croyance abstraite de ses manifestations, il soutenait que « si une partie de la croyance implique de violer la dignité d’autrui, il s’agit d’une composante de la croyance (…) pertinente pour déterminer si la croyance est une croyance philosophique protégée »43. Dans la mesure où la croyance litigieuse impliquait que la demanderesse ne se priverait pas, le cas échéant, de mégenrer les personnes trans, elle ne saurait constituer une croyance protégée au titre de la section 10 de l’EqA. Déboutée, Maya Forstater, estimant que le jugement rendu était de nature « à diminuer les droits des femmes et la liberté d’expression44 », interjeta appel devant l’Employment Appeal Tribunal (EAT) en 2021.
Pour le juge d’appel, la croyance « critique du genre » de la demanderesse pouvait être résumée en une unique proposition (à la différence, notait-t-il, de la plupart des croyances religieuses ou philosophiques : « le sexe est biologiquement immuable et ne saurait être confondu avec l’identité de genre ; il n’existe que deux sexes, masculin et féminin »45. Il estima, à la différence du premier juge, qu’elle était bien protégée au titre de la section 10 de l’EqA et censura la décision de première instance. Pour le tribunal d’appel, le premier juge avait commis deux erreurs. La première était d’avoir fixé un seuil trop exigeant pour la satisfaction du cinquième critère en confondant la croyance abstraite et ses potentielles manifestations contingentes. La seconde était d’avoir, ce faisant, violé l’exigence de neutralité qui lui incombait dans l’appréciation de la croyance litigieuse. Le juge concluait que la croyance de la demanderesse était peut-être « offensante aux yeux de certain.e.s et susceptible de conduire au harcèlement de personnes trans dans certains circonstances »46, mais considérée abstraitement, « [elle] ne visait pas à détruire les droits des personnes trans »47 et ne pouvait donc être considérée comme indigne de respect dans une société démocratique. Le tribunal notait d’ailleurs qu’une telle croyance était larg ment partagée, y compris au sein du monde académique48.
La décision finale fut rendue en 2022 : Maya Forstater fut reconnue victime de discrimination à raison de ses croyances critiques du genre, et reçut plus de 100 000 livres de dommages et intérêts49. Le cas Forstater constitue la matrice du contentieux croissant des « gender-critical beliefs50 » : ainsi par exemple de l’avocate (militante de la « LGB Alliance51») Allison Bailey, qui avait manifesté sur Twitter son opposition à l’implication de l’association Stonewall dans la campagne pour la réforme du GRA et poursuivi son employeur pour avoir initié à son encontre une enquête interne pour transphobie52, du médecin chrétien David Mackereth, licencié pour avoir refusé d’employer des pronoms ne correspondant pas au sexe d’origine de ses patients en violation du règlement intérieur du Department for Work and Pensions53, de Kristie Higgs, employée chrétienne d’une école secondaire, licenciée pour avoir exposé sur Twitter son opposition à l’invasion de « l’idéologie transgenre » dans l’enseignement54, ou encore de Roz Adams, licenciée pour transphobie parce qu’elle s’était opposée à la présence de personnes trans dans le centre d’aide aux victimes d viol dans lequel elle travaillait55. La solution qui se dégage de la jurisprudence est claire : les croyances critiques du genre sont abstraitement protégées au titre de la section 10 de l’EqA, bien que certaines de leurs manifestations puissent faire l’objet d’une censure.
Chose frappante, les deux décisions, en dépit de leurs conclusions opposées, semblent se réclamer d’une conception libérale du droit : les difficultés que soulève le droit de la non-discrimination dans un système juridique libéral, soulignées par de nombreux auteurs, sont ici manifestes57. Si le libéralisme politique, fondamentalement individualiste et égalitariste, se caractérise par la mission centrale dévolue au droit de garantir les droits fondamentaux des individus, sa mise en œuvre n’a rien d’évident.
Dans le contexte de sociétés irréductiblement pluralistes58, les libéraux entendent permettre à chacun.e de mener sa vie comme il ou elle l’entend, c’est-à-dire aussi d’après les croyances qui orientent sa vision du monde. John Rawls inscrit ainsi la notion de « désaccords raisonnables » au cœur de la politique libérale59 : ces derniers sont inévitables, car il existe sur les questions morales, politiques, religieuses, philosophiques des divergences irréconciliables « que l’on ne saurait attribuer à une faillite de la rationalité60 ». Nos désaccords ne sont pas à déplorer, car ils peuvent résulter d’un usage correct de la raison.
Le philosophe écossais Bryce Walter Gallie a forgé la notion de « concept essentiellement contesté » pour désigner des concepts qui, quoique bénéficiant d’une évidence de surface, « engendrent inévitablement des disputes sans fin sur leur bon usage de la part de ceux qui les utilisent »61. Leur caractère contesté ne vient pas de ce que certain.es seraient dans le faux, mais bien de ce que, par nature, la juste application de tels concepts est sujette à controverse. Ces derniers ne peuvent donc être utilisés de manière « neutre », car ils charrient la vision du monde et les valeurs propres de ceux qui les manient. Il serait donc vain de chercher à résoudre les disputes qu’ils suscitent par « le recours à des preuves empiriques, l’usage de la linguistique ou encore les canons de la seule logique »62.
Le concept de genre, qui fait l’objet de débats théoriques, politiques et juridiques intenses, semble au premier abord un candidat parfait pour illustrer une telle catégorie63. Bien que les analyses de Gallie aient une orientation essentiellement épistémologique, nombre d’auteurs ont noté l’affinité entre concepts essentiellement contestés et libéralisme politique (ils offriraient une justification du pluralisme64), et invitent à explorer les conséquences normatives qui peuvent en être tirées : si entre différents points de vue soutenus des « désaccords raisonnables » existent, ne faut-il pas garantir le maintien du pluralisme des opinions en la matière ? La conscience de la contestabilité essentielle d’une notion ne doit-elle pas nous inviter à une attitude ouverte et tolérante vis-à-vis des positions concurrentes, en nous poussant à les concevoir comme raisonnables65 ? Ainsi pour le philosophe Michael Freeden, « la thèse de la contestabilité essentielle a inspiré et validé la position théorique de ceux qui voient la diversité et le dissensus comme la position par défaut à partir de laquelle nous faisons sens du monde social. La politique a pour objet de canaliser les désaccords et de contenir le conflit, non les éliminer en les remplaçant par la vérité et la connaissance66 ». Une prémisse importante du libéralisme, peut-être paradoxale à première vue, est en effet que des visions du monde divergentes et les controverses qui en découlent sont propices au développement de la tolérance et de la justice.
Or seul un État neutre vis-à-vis de telles conceptions peut garantir cette finalité, en encourageant la tolérance mutuelle entre citoyens. C’est la raison pour laquelle la protection de la liberté de conscience tout autant que de la liberté d’expression joue un rôle si fondamental dans « une société démocratique », c’est-à-dire une société libérale garantissant les droits de chacun.e67. S’agissant de la liberté de conscience, qui intéresse ici au premier chef, le Conseil de l’Europe a ainsi affirmé que « d’une façon générale, la liberté de pensée, de conscience et de religion est considérée comme l’une des assises de la société démocratique ; d’une façon plus particulière, les juges voient dans la liberté religieuse un élément vital contribuant à former l’identité des croyants et leur conception de la vie (…) Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société68 ». Quant à l’article 10, protégeant la liberté d’expression, le Conseil de l’Europe indique que la Cour EDH « a souligné à plusieurs reprises l’importance de cet article qui joue non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ; ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de ‘société démocratique’ (Handyside c. Royaume-Uni, § 49 ; Observer et Guardian c. Royaume-Uni, § 59) »69. Le « droit d’offenser autrui », reposant notamment sur la distinction entre les croyances et les individus qui y adhèrent, est la condition nécessaire d’une expression publique des désaccords, contrepartie de la neutralité de l’État70. L’articulation entre liberté de conscience et liberté d’expression est donc double : la liberté de conscience bénéficie d’une protection renforcée par la liberté d’expression, puisque la liberté de conscience inclut la liberté de manifester sa croyance ; en retour, la liberté d’expression favorise le débat sur les croyances des individus.
La tolérance ne saurait pourtant être absolue : Rawls affirme ainsi que le fait qu’il y ait « des doctrines qui rejettent une ou plusieurs libertés démocratiques est en soi un fait permanent de la vie (…) Cela nous donne la tâche pratique de contenir ces doctrines – comme la guerre et la maladie, afin qu’elles ne détruisent pas la justice politique71 ». Le tracé d’une telle limite – son emplacement tout autant que sa nature – n’a évidemment rien de simple et est lui-même l’objet de controverses au sein des libéraux. Aussi libéral soit-il, un système juridique posera des limites à la liberté de conscience : ainsi, la Convention EDH fait de la liberté de conscience une liberté conditionnelle, qui peut notamment être limitée par « la protection des libertés ou des droits d’autrui » (art. 9, §2), le juge devant se livrer à une mise en balance in concreto en cas de conflits de droits fondamentaux.
Dans le cas Forstater, l’empreinte libérale de la décision de première instance est claire. Le juge refuse d’abord d’utiliser le terme « transsexuel » du fait de la connotation pathologisante qu’il charrie. Il précise que la terminologie choisie « vise à identifier et à déterminer l’objet du débat, lequel implique pour partie des débats terminologiques72 », et que « l’usage d’une terminologie spécifique ne reflète aucune préconception sur la pertinence de la croyance ou de la non-croyance dans le cas d’espèce, mais vise à donner un reflet fidèle de l’objet du débat »73. Le spectre de la tyrannie de la majorité rend en outre les libéraux particulièrement sensibles au fait que des minorités puissent se retrouver dans des situations de domination ou d’oppression. Le juge poursuit ainsi par un rappel détaillé des discriminations subies par les minorités dont le sort est invoqué en l’espèce – femmes et personnes trans74. Enfin, l’exclusion de la croyance litigieuse du champ d’application de l’article 10 est opérée au nom de la défense des droits des personnes trans. Pour le juge, il est en effet nécessaire d’exclure « une croyance qui porte nécessairement préjudice aux droits d’autrui » (harms the right of others)75 : la limitation de la liberté repose sur la distinction classique entre harm et offense.
La rhétorique libérale de la décision d’appel semble plus marquée encore : le tribunal, dans un souci de pédagogie, rappelle l’exigence de neutralité qui lui incombe : « Nous souhaitons insister d’entrée de jeu sur le fait qu’il n’est pas du rôle de l’Employment Appeal Tribunal d’exprimer une quelconque appréciation quant aux mérites de l’une ou l’autre des positions en présence dans ce débat (…). Notre jugement ne doit donc pas être lu comme un soutien ni un désaveu desdites positions ». En effet « le principe directeur essentiel dans l’examen d’une croyance est qu’il n’est pas du rôle du tribunal de s’enquérir de sa validité »76. La neutralité de l’État, rappelle encore le juge, est le corollaire de la liberté de conscience – l’État doit, négativement, s’abstenir de formuler des jugements substantiels sur des croyances en conflit et, positivement, garantir la tolérance entre groupes opposés77. Il rappelle la jurisprudence de la Cour EDH sur l’exigence de neutralité de l’État vis-à-vis de croyances concurrentes, notamment le cas Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova78, d’après lequel « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans sa jurisprudence, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de l’État quant à la légitimité des croyances religieuses, et que ce devoir impose à celui-ci de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre, fussent-ils issus d’un même groupe, se tolèrent79 ». Or le juge d’appel considère que le premier juge a violé cette exigence de neutralité et porté un jugement de valeur sur la croyance de la requérante80.
L’argumentation politique et juridique libérale ne se fonde en principe ni sur une appréciation substantielle des croyances ou des modes de vie des individus, ni sur une prétention à la vérité, mais bien sur la défense d’une égalité de considération vis-à-vis de chacun.e. Pour reprendre une distinction élaborée par le philosophe Michael J. Sandel81, l’argumentation libérale est « sophistiquée » en ce qu’elle prétend, à la différence des approches « naïves », mettre entre parenthèses les controverses morales, politiques ou religieuses dans sa définition de la justice82. On ajoutera que plus largement, la tolérance libérale n’est pas conditionnée à un examen substantiel des croyances : la protection d’une croyance ne variera pas en raison de son degré de vraisemblance ou de probabilité, mais au regard du degré d’importance qu’elle revêt pour l’individu qui l’adopte, et des conséquences de son expression sur autrui. Or les objections classiques « naïves » aux revendications des personnes trans se situent plutôt sur le terrain de la vérité ou de la fausseté – l’idée étant que le droit rencontre pour limite fondamentale une réalité qu’il n’est pas censé contredire ni fausser. Cette approche « naturaliste83 » soutient que les catégories normatives du juste et de l’injuste, de l’égalité et de la discrimination, n’ont de sens que sur fond de ce qui est possible, impossible, ou nécessaire : le législateur se heurte au mur de la réalité, comme en témoigne cette formule célèbre d’un juriste du XVIIIe siècle84 : « Le Parlement anglais peut tout faire sauf changer un homme en femme ».
Les arguments « naïfs » sont donc en théorie exclus de l’argumentation libérale en matière de liberté de conscience : si la neutralité de l’État exige qu’il n’empêche pas l’expression d’une croyance à raison de son seul contenu abstrait, le contenu même d’une croyance ne fournira pas davantage un argument en faveur de sa protection par le droit. S’agissant de la liberté d’expression, l’exigence de protection ne pourra davantage s’appuyer sur la vérité ni sur le bien-fondé du message, mais prospèrera davantage sur le terrain de la contestabilité des opinions opposées, et de l’ambition de participer à un débat d’idées encouragé par la neutralité de l’État85.
Ainsi, la rhétorique de Maya Forstater se veut résolument libérale, tout en cherchant à pointer les limites du libéralisme, sommé de choisir entre les minorités à protéger : selon elle, « concevoir l’inclusion des personnes trans comme un argument visant à autoriser des mâles à pénétrer dans les espaces réservés aux femmes porte atteinte au droit à la vie privée de ces dernières est fondamentalement illibéral (ce serait comme forcer des Juifs à manger du porc)86 ». D’une personne non-binaire à laquelle elle s’était adressée comme à un homme sur Twitter, la demanderesse affirmait encore : « Murray est en réalité un homme. C’est son droit de croire qu’il n’est pas un homme, mais Murray ne peut forcer autrui à adopter cette croyance87 ». En effet, pour la demanderesse, il « n’existe pas de droit fondamental à ce qu’autrui se montre poli ou gentil en toute situation88 ». On retrouve là des concepts-clés de la pensée libérale : défense des droits individuels, exigence de neutralité de l’État, droit d’offenser tel que rappelé par la jurisprudence Handyside, mais aussi préoccupation pour les minorités – ici les femmes potentiellement victimes des droits accordés aux personnes trans. Des arguments « naïfs » plus classiques sont néanmoins pourtant présents chez la demanderesse, notamment lorsqu’elle fait référence au fait que ses positions expriment des « vérités biologiques élémentaires89 » – ils acquièrent dans l’économie de son discours une valeur subsidiaire. Maya Forstater se réclame de l’esprit de la jurisprudence Handyside, et revendique la liberté d’offenser, inséparable de la liberté de manifester ses convictions.
Or l’invocation de la liberté de conscience via le droit de la non-discrimination permet à Maya Forstater de suggérer qu’il existe en réalité deux minorités à protéger : les femmes, bien sûr, mais au-delà, toute personne adhérant à la croyance critique du genre, c’est-à-dire encore toute personne n’adhérant pas au « transgenrisme » ou à l’idéologie du genre supposés prévaloir dans l’ensemble de la société. Elle donne à penser que les tenants de positions gender-critical constituent une minorité opprimée par une nouvelle doxa intolérante vis-à-vis de toute position divergente ou opposée, instillant la crainte chez les membres de la société et réduisant à néant le débat d’idées. C’est dans le même esprit qu’on a pu soutenir que l’acronyme « TERF » était une insulte misogyne90.
Pour le juge d’appel, le juge de première instance, en refusant de faire bénéficier la croyance de la demanderesse de la protection de la section 10 de l’EqA, a violé son devoir de neutralité : dans ce qui est décrit par la demanderesse comme un conflit entre sexe et genre, le juge Tayler aurait indûment pris le parti du genre. Le juge d’appel, sans se prononcer sur le contenu de la croyance de la demanderesse, souscrit néanmoins à son interprétation du libéralisme juridique. Il affirme ainsi : « de même que la reconnaissance des partenariats civils ne nie pas le droit d’une personne à croire que le mariage ne devrait s’appliquer qu’aux couples hétérosexuels, le changement de sexe prévu par le GRA ne nie pas le droit d’une personne à croire, comme le fait la demanderesse que d’un point de vue biologique une personne trans a conservé son sexe d’origine91 ».
Le premier juge écarte quant à lui la qualification de croyance protégée au sens de l’article 10 en raison de la nature « absolutiste » de la croyance de la demanderesse : ladite croyance se heurte à la limite libérale classique du respect des droits fondamentaux d’autrui, puisque la demanderesse ne s’estime pas tenue de respecter le droit d’une personne munie d’un certificat de reconnaissance du genre (GRC) d’être considérée comme appartenant au sexe que le droit lui-même lui attribue. C’est le fait que le droit effectif reconnu aux personnes trans soit tenu pour une pure fiction qui amène le juge à qualifier d’absolutiste la position de la demanderesse. Quand bien même cette dernière pourrait décider « par politesse » de tenir compte certificat du en question, elle ne s’en considère pas juridiquement obligée : selon elle en effet, « personne n’a le droit de forcer autrui à dire des choses en lesquelles il ou elle ne croit pas »92.
Cette différence d’interprétation reflète en réalité une tension que l’on peut percevoir au sein de la jurisprudence de la Cour EDH elle-même, entre une tendance « optimiste » vis-à-vis de la liberté d’expression, qui vise à en élargir le champ au maximum, et une tendance « défensive93 » davantage axée sur les conséquences d’un usage irresponsable de cette dernière et la prévention des atteintes aux droits individuels. D’un côté, on voit poindre le risque de la censure ; de l’autre, celui de l’injustice.
Cette difficulté tenant aux principes est redoublée en l’espèce par une difficulté de méthode : on l’a vu, les juges n’avaient à trancher que la question de savoir si la croyance de la demanderesse pouvait être qualifiée de « croyance protégée » au titre de l’EqA. Or le cinquième critère dégagé par l’arrêt Grainger concerne la compatibilité de la croyance litigieuse avec la dignité humaine et les droits fondamentaux d’autrui. Le juge est donc tenu de se livrer à un exercice d’équilibriste, puisqu’il doit procéder à la fois à une détermination in concreto du contenu de la croyance elle-même – cette dernière ne pouvant être déterminée qu’à partir de la manière dont elle a été exprimée en l’espèce – et à un contrôle in abstracto – au sens où il doit restituer l’essence de la croyance sans se prononcer sur les modalités concrètes de son expression. Comme le note à juste titre le juge de première instance, l’examen préliminaire effectué peut donner à penser que le juge se livre à une censure générale. De plus, la satisfaction du cinquième critère présuppose nécessairement une appréciation minimale du contenu de la croyance litigieuse : comment dès lors comprendre l’exigence de neutralité qui s’impose au juge, si, comme en l’espèce, il doit arbitrer un conflit entre droits fondamentaux ? Exclure une croyance du champ des « croyances protégées » au regard du cinquième critère aura nécessairement pour effet d’établir une hiérarchie entre les croyances au regard de leur contenu, mais appelle un examen supplémentaire : à quelles conditions et sans contradiction une telle croyance peut-elle tout de même trouver à s’exprimer ?
La décision d’appel, qui prétend sacrifier aux exigences du libéralisme en reconnaissant que les croyances critiques du genre doivent faire l’objet d’une protection juridique au titre de la liberté de conscience, doit pourtant être critiquée tant au regard de son absence de cohérence juridique que des effets délétères qu’elle est susceptible de produire sur la protection juridique des personnes trans.
La notion de « croyance » dans l’expression « croyance critique du genre » est vague : s’agit-il d’une opinion lato sensu ou d’une croyance stricto sensu relevant de la liberté de conscience et de religion94, c’est-à-dire, selon les termes de la Cour EDH, une conviction atteignant « un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance95 » ? En effet, avoir le droit d’exprimer ce que l’on croit ne fait pas de toute « croyance » une croyance protégée au titre de la section 10 de l’EqA, ni même au sens de l’article 9 de la Convention EDH96. Le champ d’application de ce dernier article, s’il ne se réduit pas aux croyances religieuses, est néanmoins plus restreint que celui de l’article 10 de la Convention qui protège la liberté d’expression. Le droit à la liberté d’expression n’implique donc pas qu’une croyance exprimée soit aussi protégée au titre de la liberté de conscience, ni que l’on doive présumer l’existence d’une discrimination lorsque l’expression d’une croyance est sanctionnée.
Le cas Forstater est surprenant : ce qui semble au premier abord un problème touchant aux limites de la liberté d’expression (croyance lato sensu au sens d’opinion) est examiné sous l’angle plus restreint de la liberté de conscience (croyance stricto sensu) ; cette indifférenciation conduit, par une sorte d’effet retour, à étendre le champ d’application de la protection de la liberté de conscience à celui, bien plus étendu, de la liberté d’expression. C’est d’ailleurs en effet sous ce dernier angle que l’affaire a été reprise dans les médias – la décision de première instance fut vue comme une victoire de la cancel culture, et l’affaire aurait effectivement pu être portée sur ce fondement devant les tribunaux. Or Maya Forstater saisit la juridiction du travail pour discrimination à raison de la croyance : le lien avec la liberté d’expression est secondaire. Il convient donc d’examiner l’appréhension des gender-critical beliefs sur ces deux terrains contigus.
D’un point de vue stratégique et rhétorique, le syntagme « gender-critical belief » est à double détente : négativement, il permet d’attaquer la transidentité, conçue comme le produit d’une doctrine néfaste (le « transgenrisme ») empruntant à la religion ses pires atours ; positivement, il confère une aura de respectabilité ou de raisonnabilité à ladite croyance en mettant en exergue de manière flatteuse la faculté de juger de ceux qui y adhèrent.
Dans le titre 10 de l’EqA, la croyance est définie de la manière suivante :
« Religion ou croyance :
La religion signifie toute religion, incluant l’absence de religion ;
La croyance signifie toute croyance religieuse ou philosophique, incluant l’absence de croyance ».
La loi protège donc tout autant la croyance que son absence. Or le syntagme « croyance critique du genre » véhicule d’abord la revendication d’un droit à ne pas croire en une « théorie » ou à une « idéologie du genre », elle-même assimilée à la religion dans ses manifestations les plus négatives : irrationalité, fanatisme, sectarisme97. L’expression même d’« idéologie » ou de « théorie » du genre, initialement élaborée par l’Église Catholique98 puis reprise et diffusée par de nombreuses organisations de droite et d’extrême-droite tout autour du globe, suggère non seulement qu’il existe un groupe de personnes travaillant de manière concertée à la mise en œuvre d’un projet idéologique mais, plus encore, que les personnes trans elles-mêmes le sont en conséquence de l’adoption d’une idéologie. Il n’est dès lors pas surprenant de constater la relative concomitance de l’apparition des syntagmes « théorie du genre »99 et « pensée/croyance critique du genre »100. La question du statut juridique des personnes trans fait en réalité l’objet d’une reductio ad ideologiam : la transidentité relèverait d’une croyance, dont les personnes trans seraient les adeptes (plus ou moins fanatiques). Être trans serait essentiellement manifester une croyance, et nécessairement exprimer une opinion.
Ainsi par exemple, pour le philosophe Jean-Francois Braunstein, « c’est là la conséquence la plus incroyable de la théorie du genre, l’idée qu’il conviendrait, pour satisfaire quelques-uns, que tous se meuvent dans leur monde imaginaire et coupent toute attache avec la réalité »101. L’auteur affirme encore que « la destruction du langage ordinaire est une des conséquences, si ce n’est l’un des buts, du projet trans »102 ou que « les militants les plus extrémistes de la théorie du genre ont engagé une véritable guerre contre la réalité, guerre à laquelle nous sommes requis de participer. Leur objectif est de nous empêcher de constater que le monde réel existe, que nous en faisons partie et que nous y sommes attachés »103. Pour la « fémelliste » Marguerite Stern, « on a le droit de critiquer les idéologies comme l’islam ou le transactivisme »104. Dans une tribune avec son acolyte Dora Moutot, elle proclame encore que « le transgenrisme est un cheval de Troie masculiniste s’apparentant à une religion »105.
L’articulation entre « croyance critique du genre » et religion est paradoxale et ambivalente : elle donne à penser que celles et ceux qui adoptent des positions « critiques du genre » sont persécuté.e.s et invoque la tradition de tolérance libérale à leur profit ; mais elle dénonce en même temps le supposé fanatisme de la « théorie du genre », suggérant a contrario que la « critique du genre » est une position éclairée et critique. Les appels à la vérité et à la réalité semblent faire un écho inversé aux heures les plus noires de l’obscurantisme, comme en témoigne le post suivant sur Twitter : « Personne n’exclut personne de la société. Certain.e.s n’acceptent tout simplement pas d’être contrôlé.e.s par l’Église du Saint Genre, de réciter ses mantras, u de prendre part à ses rites »106.
Pour revenir au cas d’espèce, l’EAT reprend un argument issu du cas R (on the application of Miller) v. College of Policing107 : « certaines personnes impliquées dans ce débat sont promptes à qualifier celles et ceux dont le point de vue diffère du leur de ‘transphobes’ ou ‘haineux’ alors qu’il n’en est rien. Il est clair que ces dernier.e.s ne tolèrent tout simplement pas que l’on pense autrement, même quand une pensée est exprimée par des chercheurs établis dont les idées ne trouvent leur source ni dans la haine, le sectarisme, le préjugé ou l’hostilité, mais sont fondées sur des jugements de valeurs, des raisonnements et des analyses différents mais tout aussi légitimes, et qui constituent un partie de la recherche académique classique »108. La rhétorique mobilisée reprend la distinction entre dogme et croyants, qui légitime la critique des religions : ainsi pour Maya Forstater « ce sont les personnes, non les idées qui méritent du respect »109. Les trans ne seraient pas visés à raison de leur identité, mais de leur croyance.
Toutefois, s’il n’y pas de dogme – comme le laisse à penser la variété des conceptions de la transidentité110 – et, donc, pas de lien entre une « théorie » (le « transgenrisme ») et une « pratique » (la transition), la distinction relativement intuitive entre « idées » et « personnes » devient plus difficile à tenir. Sans « dogme du genre », que devient la pensée critique du genre, sinon un discours contre des personnes et non contre des idées ? L’existence d’une telle théorie est bien évidemment chimérique : les intenses désaccords parmi les personnes trans mêmes en témoignent, qu’il s’agisse du rapport entre sexe et genre, du statut de la non-binarité ou encore du rôle joué par les opérations médicales dans la transition. Les reproches contradictoires adressés à la « théorie du genre » en témoignent encore, qui l’accusent tour à tour de conduire à l’effacement du sexe et du genre et de renforcer des stéréotypes de genre111. Plus encore, ce n’est pas parce que « les trans sont généralement étudiés pour ce qu’ils disent des normes de genre ou de leur subversion »112 qu’ils et elles auraient, subjectivement, une croyance construite, articulée et unitaire sur la question. En d’autres termes, les trans ne le sont pas par observance d’une croyance : la transition n’est pas un rite religieux.
La grille d’analyse de la liberté de conscience fournit un second avantage : à la différence de la liberté d’expression, la protection de la croyance est en partie indexée à l’importance qu’elle revêt pour la personne qui la tient. On l’a vu, dans un cadre libéral, l’argument du « mur de la réalité » est peu susceptible de prospérer. Dénier l’attribution de droits à des individus en arguant de la contestabilité scientifique, voire de la fausseté de leur représentation de la réalité, reviendrait à mettre en péril la protection des croyant.e.s en général113. Or en présentant leur pensée comme une « croyance » au sens strict et non comme une opinion, voire un jugement de valeur, celles et ceux qui la défendent se soustraient à l’exigence posée par la Cour EDH de la démonstration d’une « base factuelle suffisante » à son fondement, quand bien même son exactitude ne serait pas à démontrer114, faute de quoi ledit jugement pourrait se révéler « excessif ». Enfin, la liberté de conscience est souvent présentée (à tort), comme un droit absolu (alors que seule la liberté de pensée est absolue) ; or les militant.e.s critiques du genre ne réclament pas le droit de penser, mais bien d’exprimer leurs croyances de la manière la plus large possible. L’invocation de la liberté de conscience focalise l’attention sur le droit de penser ce que l’on veut, plutôt que sur la manifestation de la croyance, liberté susceptible de restrictions115, tout autant que la liberté d’expression116.
En faisant entrer les « croyances critiques du genre » dans le giron des croyances protégées au titre de la section 10 de l’EqA, l’EAT confirme une tendance à l’extension de son champ d’application, ce qui ne va pas sans soulever des difficultés.
Avant d’être retranscrite dans l’EqA, la prohibition de la discrimination sur le fondement de la croyance avait été introduite par les Employment Equality (Religion of Belief) Regulations en 2003. Le texte, qui mentionnait initialement « la religion, les croyances religieuses ou toute croyance philosophique similaire », fut amendé en 2006 pour faire droit aux revendications des athéistes et des humanistes, qui contestaient l’assimilation de leurs croyances à la croyance religieuse – l’exigence apportée par l’épithète « similaire » disparut pour faire place à la rédaction reprise par la section 10 de l’EqA117.
C’est la décision Grainger qui ouvrit la voie à une extension considérable du champ couvert par la section 10, l’EAT ayant affirmé que la croyance dans le changement climatique constituait une « croyance philosophique » à la lumière des critères retenus par la Cour EDH pour l’application de l’article 9 de la Convention : furent ainsi accueillies dans le champ d’application de l’EqA la croyance que « le service public de radiodiffusion constitue un objectif supérieur »118, celle d’après laquelle « les médiums peuvent communiquer avec les morts »119, ou encore celle d’après laquelle « mentir est toujours une faute »120.
On peut néanmoins être surpris, à la suite de plusieurs auteurs121, du consensus émanant des deux juridictions sur le fait que les « gender-critical beliefs » satisfont aux quatre premiers critères dégagés par la jurisprudence Grainger, en particulier au regard des deuxième (distinguant la croyance de l’opinion) et troisième (exigeant que la croyance concerne un aspect important et substantiel de la vie humaine).
Le deuxième critère exige en effet que « la croyance ne soit pas une opinion ou un point de vue fondé sur une logique réelle ou perçue, ni sur l’information ou le manque d’information disponible en l’état actuel »122. Comme le notent Sharon Cowan et Sean Morris123, il s’agissait pourtant du critère déterminant qui aurait pu permettre d’exclure la croyance critique du genre du giron des croyances protégées. Pour le juge de première instance, le critère était satisfait parce que la croyance de la demanderesse était « fermement fixée » et qu’elle n’était « pas prête à envisager la possibilité que sa croyance ne soit pas correcte »124. Seule importait donc l’attitude subjective de la demanderesse vis-à-vis de sa croyance et non son contenu (considération concernait pertinente en revache au regard du premier critère Grainger). Or, poursuivent les auteurs, « bien que le droit ne requière pas que les croyances religieuses ou philosophiques soient fondées sur la science, les évolutions tant de la science que du droit nous éloignent d’un simple modèle binaire du sexe comme immuable, et cela constitue une considération pertinente pour déterminer si les croyances étaient en réalité des opinions, étant données le point auquel la demanderesse était familière avec l’information disponible sur le sujet »125. L’affirmation « le sexe est immuable », si elle constitue le cœur de la croyance, est une proposition théorique qui relève donc plutôt de l’opinion (éventuellement « falsifiable ») que de la croyance religieuse ou de la conviction philosophique. La conclusion des juges étonne d’autant plus si on la compare au cas Ellis v Parmagan Limited, dans lequel l’Employment Tribunal avait exclu que la croyance d’après laquelle l’homosexualité était contre nature soit protégée au titre de la section 10 de l’EqA, parce que la croyance en question dérivait d’« une interprétation très particulière des aspects de la documentation disponible et des éléments de preuve apportés par les témoins »126.
Quant au troisième critère, exigeant que la croyance litigieuse concerne un « aspect important et substantiel de la vie humaine », on voit difficilement en quoi les croyances critiques du genre affectent la manière de vivre de ceux qui les soutiennent, comme le souligne Jeevan Shemar127. Bien que l’analyse des juges se situe dans la droite ligne de la jurisprudence très généreuse de l’EAT, on peut se demander si le critère ainsi appliqué ne fixe pas un seuil trop bas, rapporté à la finalité de la liberté de conscience, qui est de protéger des façons de vivre fondés sur des croyances. La Cour EDH rappelle en effet que la protection de la liberté de conscience « est un élément vital contribuant à former l’identité des croyants et leur conception de la vie »128 : la croyance protégée est donc celle qui concerne avant tout celui ou celle qui y adhère, quand bien même elle impliquerait aussi des croyances sur autrui.
En l’espèce, c’est bien la prise en compte du cinquième critère qui permet à lui seul l’élargissement du champ de la croyance protégée, champ que le juge d’appel fait correspondre à celui de l’article 10 de la Convention EDH, effaçant ainsi la distinction entre protection de la liberté d’expression et protection contre la discrimination fondée sur la croyance129. Les effets d’une telle assimilation ne peuvent manquer d’inquiéter. En effet, l’interdiction de la discrimination au travail a une visée correctrice du marché. Son but n’est pas d’assurer la liberté d’expression au travail, mais de « faire progresser l’égalité en protégeant des groupes dépourvus de pouvoir politique »130, donc de protéger des individus désavantagés ou susceptibles d’un traitement moins favorable en raison d’une caractéristique particulière. Or la décision d’appel fait bénéficier les « critiques du genre » d’une telle protection, alors même qu’ils ne constituent pas une catégorie défavorisée sur le marché du travail131, et, plus encore, que leur adversaire désigné est une catégorie elle-même réellement discriminée132.
On peut penser que la décision créera une incitation à détourner le droit de la non-discrimination de sa fonction, en particulier de la part d’individus hostiles à certaines minorités. Comme le notent encore Sharon Cowan et Sean Morris, les personnes en charge de l’application de l’EqA dans les entreprises « rencontreront davantage de résistance de la part d’individus qui argueront qu’ils sont en désaccord personnel avec les politiques de non-discrimination, et que leur croyance alternative est désormais protégée133 ». Ainsi, un traitement défavorable en raison de ces croyances pourra être retourné contre l’employeur qui se verra alors accusé de discrimination. Or, ajoutent les auteurs, « dans la mesure où les moyens de défense contre les actions en discrimination directe sont limités, il y a des chances que de telles actions soient couronnées de succès dans des situations dans lesquelles le traitement défavorable est lui-même fondé sur la manifestation d’une croyance consistant en des actes eux-mêmes discriminatoires »134.
D’autant plus déroutant semble alors l’argument du juge d’appel d’après lequel les croyances de la demanderesse sont « largement répandues135 » et qu’il convient de les rapporter aux « mœurs actuelles de la société » – pour le juge, « une croyance largement partagée appelle un examen attentif avant de pouvoir être condamnée comme n’étant pas digne de respect dans une société démocratique »136. Ce type de considération majoritariste va précisément à l’encontre de la logique du droit de la non-discrimination qui vise à protéger certaines catégories d’une éventuelle « tyrannie de la majorité ». Il indique en réalité que le terrain sur lequel se déploie la discussion est bien celui de la liberté d’expression, et non celui de la discrimination à raison de la croyance.
La décision d’appel Forstater focalise l’attention sur la persécution putative d’une catégorie d’individus, idée largement relayée par les médias. Les « critiques du genres » n’hésitent en effet pas, à l’instar de J. K. Rowling, érigée en passionaria de la liberté d’expression, à clamer haut et fort que cette dernière est en danger137. Maya Forstater avait elle-même déclaré que la décision de première instance exposerait « les hommes et les femmes qui prennent la parole pour défendre la vérité objective (…) à des agressions, du harcèlement, du boycott et des sanctions économiques138 ». Les « critiques du genre » se présentent comme des victimes innocentes de la cancel culture, comme une minorité raisonnable persécutée et injuriée par la voix du politiquement correct. Dans le cas Higgs, le juge semblait aussi céder à une telle crainte, lorsqu’il affirmait que « conclure que [la croyance d’après laquelle le sexe est biologiquement immuable et ne peut être changé échoue au test de Grainger]… reviendrait à affirmer que la ‘saison est ouverte’ contre ceux qui soutiennent et expriment lesdites croyances – qu’ils ne méritent pas d’être protégés »139.
On l’a vu, le tribunal d’appel fait reposer son raisonnement sur l’impératif de neutralité vis-à-vis du contenu de la croyance litigieuse : il ne doit pas se prononcer sur ce dernier, a fortiori lorsque ce qui lui est demandé n’est que d’examiner si la croyance peut être abstraitement reconnue comme une croyance protégée. Ainsi, il doit se livrer à un contrôle très minimal de la compatibilité de la croyance avec le respect des droits d’autrui, c'est-à-dire aussi mettre entre parenthèse l’express on concrète de la croyance abstraite de la demanderesse, afin de ne pas anticiper sur la décision au fond.
La méthode d’exercice de ce contrôle minimal est la suivante : le juge doit déterminer si la croyance litigieuse tomberait sous le « couperet » de l’article 17 de la Convention EDH141, interdisant l’abus de droit, et excluant, une fois couplé avec l’article 10 du même texte, certaines croyances du champ protégé par la liberté d’expression. Or l’article 17 ne peut être invoqué qu’à titre exceptionnel , car la prohibition per se d’un nombre trop élevé d’énoncés risquerait d’amenuiser trop considérablement le droit à liberté d’expression, comme le rappelle le tribunal : « le seuil d’applicabilité de l’article 17 est clairement (et nécessairement) élevé. (…) Le simple fait qu’une croyance puisse offenser (…) tout ou partie de la société n’implique pas que la protection de l’article 9 (liberté de conscience) ou de l’article 10 (liberté d’expression) tombe (…). Pour qu’une croyance satisfasse au seuil requis afin d’être éligible à ces protections, il suffit d’établir qu’elle n’a pas pour effet de détruire les droits d’autrui »142. Pour délimiter les croyances protégées, l’attitude libérale serait selon cette approche de n’exclure que les « croyances les plus extrêmes » : l’atteinte aux droits d’autrui doit donc être inévitable (analytiquement liée à la croyance), et d’un degré de gravité extrême. Dans le cas contraire, la croyance satisfait au cinquième critère de la décision Grainger. Pour le juge d’appel, il suffit donc que la croyance tombe dans le champ d’application très large de l’article 10 de la Convention EDH afin d’être protégée. Or, poursuit le juge d’appel, seules les croyances « qui constituent un affront aux principes de la Convention telles que la poursuite du totalitarisme, la défense du nazisme, de la violence et de la haine dans leurs formes les plus graves peuvent se voir qualifiées comme indignes de respect dans une société démocratique »143.
Qu’en était-il de la croyance défendue par la demanderesse ? Elle n’avait, selon le juge, « aucune commune mesure avec des croyances comme le nazisme ou le totalitarisme qui déclencheraient l’application de l’article 17. C'est une raison suffisante pour considérer que le critère Grainger numéro cinq est satisfait. La croyance de la demanderesse peut bien être considérée comme offensante ou abominable à certains (…) mais il ne s’agit pas d’une croyance qui vise à détruire les droits des personnes trans »144. En d’autres termes, on pouvait envisager des expressions concrètes de cette croyance qui ne portent pas atteinte aux droits d’autrui.
La qualification de la croyance de la demanderesse comme « absolutiste » par le premier juge découlait, aux yeux du second, d’une évaluation illégitime de son contenu puisque le terme « absolutiste » faisait selon lui référence à l’attitude subjective et concrète de la locutrice et non à la croyance elle-même, attitude qui ne saurait rentrer en ligne de compte à ce stade du litige, sauf à confondre la croyance en question et ses manifestations potentielles145. Pour le tribunal d’appel donc, en première instance ont été confondues la question (pertinente) de savoir si la croyance était protégée avec celle (outrepassant la compétence du juge) de savoir si la demanderesse se serait rendue coupa le de harcèlement en mégenrant délibérément et de manière répétée des personnes trans.
La méthode en première instance diffère à deux égards de celle employée en appel : d’abord, le juge raisonne « à la lumière de l’article 17 » de la Convention146 – il exclut donc l’assimilation qu’opèrera le juge d’appel du champ de la croyance protégée au sens de l’EqA à celui de l’expression protégée au titre de l’article 10 de la Convention EDH ; ensuite, il estime nécessaire de partir de l’expression concrète de la croyance de la demanderesse pour en saisir la signification exacte147. C'est à cette lumière que la croyance de Maya Forstater est qualifiée d’absolutiste : non parce que cette dernière y serait excessivement attachée, ni non plus parce qu’elle l’aurait exprimée d’une manière inappropriée, mais bien parce que « si une partie de la croyance résulte nécessairement dans la violation de la dignité d’autrui il s’agit d’une composante de la croyance, et non d’un élément détachable de cette dernière, qui sera pertinent pour déterminer si ladite croyance est protégée »148.
De quelle composante s’agissait-il ? Du fait que la demanderesse voyait dans le Gender Recognition Act une pure fiction juridique, n’imposant pas d’obligations à autrui, notamment l’obligation de se référer à ladite personne en référence à son sexe de destination. Pour le juge Tayler, la demanderesse ne se contente pas de ne pas croire que les femmes trans sont des femmes ; elle croit positivement qu’elles sont des hommes149. En effet, la croyance de la demanderesse peut être reconstituée comme suit : (i) Il n’existe que deux sexes ; (ii) Le sexe est immuable ; (iii) Le sexe a une réalité que le genre ne possède pas : on peut changer de genre, mais non de sexe ; (iv) Les droits doivent être fondés sur le sexe, non sur le genre. L’acceptation des trans dans le discours critique du genre mobilisé par Maya Forstater est purement nominale. S’il est impossible de changer de sexe, ou de revendiquer l’existence de la non-binarité, alors la question de la justice du traitement des personnes trans, non binaires, voire intersexes en tant que telles est reléguée à celle de chimère idéologique.
Dès lors, la croyance défendue par la demanderesse tend bien à dénier les droits des trans : son propos n’est pas seulement que le sexe est immuable, mais que l’identité des personnes trans est fictionnelle, en dépit même de la reconnaissance légale de leur changement de sexe à l’état civil. La croyance exprimée n’entretient pas un lien purement contingent avec la lutte contre l’attribution de droits des trans, si tant est que leur identité est tenue pour une simple opinion, une illusion, ou pire, un mensonge, par la demanderesse. Maya Forstater affirme qu’elle « ne croit pas que reconnaître que des êtres humains ne peuvent pas changer de sexe est incompatible avec la protection des droits des personnes qui s’identifient comme transgenres »150. La pensée gender-critical prétend ne pas s’opposer aux droits des personnes trans, mais à la condition de préciser que ces droits ne seront pas des droits en tant que trans – une femme trans aura les mêmes droits qu’un homme. L’argumentation n’est pas sans rappeler celle des opposants à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe qui insistait sur le fait que les homosexuels avaient déjà le droit de se marier (mais avec une personne de l’autre sexe).
Ainsi, la critique du juge d’appel semble infondée151 : le premier juge ne s’est pas livré à une évaluation de la croyance, mais à une analyse logique de cette dernière, qui remet en cause la dichotomie entre croyance abstraite, prima facie inoffensive, et expression concrète susceptible d’exposer le locuteur à des sanctions. Or l’abaissement drastique du seuil de conformité au critère cinq de la part du juge d’appel, via le procédé d’abstraction de la croyance, pose la question de son utilité. Quand bien même Maya Forstater affirme qu’elle ne nierait pas en toute situation l’identité des personnes trans, il est de bonne logique qu’elle le fasse au nom de sa croyance – or le refus de prendre en compte dès le premier stade les manifestations découlant logiquement de la croyance semble rendre sa protection effective très fragile.
C'est aussi que le « discours critique du genre », ici exemplifié par la demanderesse, avance masqué : derrière une rhétorique apparemment libérale de la tolérance et de l’offense, c’est bel et bien les droits des personnes trans qui sont visés. Un tel discours se fonde en effet « sur un scepticisme métaphysique qui demande perpétuellement aux trans de prouver leur existence152 ». Le juge de première instance semble avoir su lire de manière plus clairvoyante les propos de la demanderesse.
La décision d’appel nous conduit donc plus largement à l’examen de deux difficultés : l’instrumentalisation de la liberté d’expression d’une part ; l’articulation entre liberté d’expression et neutralité libérale de l’autre.
La première difficulté est que l’énoncé « le sexe est immuable et ne devrait pas être confondu avec l’identité de genre » ne capture que partiellement la « croyance » de Maya Forstater. Au cœur de la croyance critique du genre de la demanderesse se niche un argument supplémentaire : les personnes trans (l’argument ne se focalise curieusement d’ailleurs que sur les femmes trans) sont une menace pour les droits des femmes et des jeunes filles153. Le premier juge note d’ailleurs que nombre de propos de la demanderesse ne reposent pas sur la seule croyance d’après laquelle les hommes ne peuvent pas devenir des femmes154. Or comment justifier l’affirmation d’une telle menace, sinon par l’insinuation persistante que les femmes trans sont des prédateurs sexuels en puissance155 ? Ainsi retraduite, il est certain que la croyance de la Maya Forstater serait bien moins susceptible d’être protégée.
Il est désormais démontré156 que l’invocation de la liberté d’expression fait l’objet de détournements à des fins illibérales157 : les propagateurs de discours haineux ou discriminatoires ont en effet parfaitement intégré la logique du droit à la liberté d’expression, qu’ils subvertissent à leur profit. Comme le note Thomas Hochmann, « toute interdiction suscite des stratagèmes de contournement, et il en va tout particulièrement ainsi à l’égard des restrictions de la liberté d’expression. La plasticité du langage se prête bien à ce type de subterfuge158 ». Deux procédés intéressent particulièrement à cet égard.
Le premier est celui que le philosophe Nicolas Schackel a baptisé « sophisme de la motte castrale »159 : un locuteur confronté à la critique ou à la contestation d’un énoncé discutable ou peu intuitif bat en retraite en reformulant son propos d’une manière triviale ou incontestable, tout en donnant à penser que les deux énoncés sont identiques. L’image de la « motte castrale » fait référence au système de défense établi au Moyen-Âge da s lequel une tour de pierre était érigée sur un monticule (la motte), elle-même située sur un pré protégé par un mur d’enceinte. La motte est imprenable, mais peu désirable ; à l’inverse, le fossé donne accès à la terre désirée, mais n’en permet qu’une faible défense. Face à une attaque sérieuse menée contre le pré, les assaillis doivent le quitter battre en retraite sur la motte : il en va de même de l’argument que l’on cherche à véritablement défendre, mais qu’il faut abandonner face à des critiques sérieuses. L’expression, forgée pour décrire une tactique argumentative employée par des philosophes adeptes de positions théoriques intellectuellement séduisantes mais intenables, peut aisément être transposé à des discours hostiles ou haineux qui, face à des réactions de blâme, sont aussitôt transmués en une proposition inoffensive. Le message posté sur Twitter par J. K. Rowling en soutien à Maya Forstater après le jugement de première instance en fournit une parfaite illustration :
Habillez-vous comme il vous plaît.
Nommez-vous comme il vous plaît.
Couchez avec n’importe quel adulte consentant
Vivez votre meilleure vie en paix et sécurité.
Mais forcer quelqu'un à quitter son travail pour avoir dit que le sexe est une réalité ?
« Le sexe est une réalité », énoncé incontestable et inoffensif, est bien la « motte » cachant le pré des affirmations et messages transphobes prononcés ou relayés par les critiques du genre. Cette pratique rhétorique peut être couplée avec, ou relayée par, un deuxième procédé : le dog-whistling, qui consiste à utiliser des énoncés en apparence inoffensifs mais en réalité suggestifs ou codés visant spécifiquement à rallier les individus partageant des vues hostiles à l’endroit d’une communauté. Ainsi, plutôt que de se présenter comme « anti-trans », le discours critique du genre se revendique « pro-femmes », défendant des « droits fondés sur le sexe » : ces expressions « fonctionnent comme un message codé anti-trans aux initié.e.s, tout en apparaissant ‘raisonnable’ à l’ensemble de la population »160. Roz Adams, évoquée plus haut, se décrit comme « réaliste du sexe » – comment ne pas songer aux suprématistes se décrivant comme des « réalistes de la race » ? De tels discours sont assurés de prospérer dans un contexte dans lequel l’hostilité aux personnes trans peut se nourrir de l’ignorance du public sur le sujet, elle-même sans doute conditionnée par un manque d’intérêt initial vis-à-vis d’une minorité considérée comme numériquement trop faible.
La tâche d’un juge face à de tels discours est particulièrement ardue : délimiter la croyance exactement tenue suppose une analyse fine et en contexte de l’ensemble des propos tenus – la divergence d’analyse des juges en l’espèce repose sans doute sur leur compréhension différente du contenu de la croyance – et, dans le cas de discours procédant par tropes ou insinuation, une connaissance de ces tropes, particulièrement peu connus du public s’agissant des personnes trans. Il semblerait toutefois que toutes les instances ne se laissent pas abuser par de tels discours : en 2022, le Conseil de l’Europe a ainsi adopté une résolution intitulée Lutte contre la recrudescence de la haine à l’encontre des personnes LGBTI en Europe161. En son point 5, après avoir rappelé que la haine transphobe était le produit de mouvements conservateurs concertés plus encore que de préjugés individuels, il affirmait que « l’Assemblée condamne les discours hautement délétères anti-genre, critiques à l’égard du genre [souligné par nous] et anti-trans, qui réduisent la lutte pour l’égalité des personnes LGBTI à ce que ces mouvements qualifient à tort, délibérément, d’‘idéologie du genre’ ou d’‘idéologie LGBTI’. Ces discours nient l’existence même des personnes LGBTI, les déshumanisent et décrivent souvent leurs droits, à tort, comme étant contraires aux droits des femmes et des enfants, ou plus généralement aux valeurs sociétales et familiales. Tous ces arguments sont profondément préjudiciables aux personnes LGBTI, portent également atteinte aux droits des femmes et des enfants, et nuisent à la cohésion sociale ». La dissimulation est l’alliée des discours de haine, tout particulièrement s’agissant de groupes dont le public se désintéresse massivement, ce qui permet de constater que certaines atteintes seront plus facilement tolérées par le public, soit par ignorance, soit par indifférence. La Cour EDH a encore affirmé, à propos des discours racistes, que « l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population et des groupes spécifiques de celle-ci ou l’incitation à la discrimination, comme cela a été le cas en l’espèce, suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste162 face à une liberté d’expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population »163.
La deuxième difficulté plus largement soulevée par l’affaire Forstater tient à la spécificité du cas des personnes trans : ces dernières réclament d'abord un droit à la reconnaissance juridique de leur identité, problème qui ne se pose pas pour les autres catégories discriminées. Le juge d’appel lui-même le souligne à l’orée de sa décision : « la triste réalité, pour de nombreuses personne trans (…) est que quelque chose que la plupart d’entre nous prennent pour acquis – une identité fondée sur le sentiment de soi et la conscience de son autonomie – est constamment mis au défi et attaqué »164. Cela rend particulièrement difficile à tracer la ligne entre « désaccord idéologique » et atteinte aux personnes – en l’absence de « consensus ontologique » sur les trans. Lorsque la demanderesse se réclame de la liberté d’offenser, elle présuppose que sa situation est similaire à celle des personnes trans qu’elle vise : de même qu’elle tolère l’expression de leurs croyances, ces dernières doivent tolérer les siennes – croyance contre croyance, donc.
Si les positions « critiques du genre » défendues par Maya Forstater ont pour but et pour effet de fragiliser les droits des personnes trans, rien n’indique à l’inverse que les croyances des personnes trans (dont nous ne savons rien) ni la reconnaissance juridique de leur identité ait pour effet de fragiliser les droits des « critiques du genre » : la conséquence la plus « redoutable » de l’attribution de droits aux personnes trans est en réalité le recul des « croyances critiques du genre » dans la société.
Or la liberté de conscience et la liberté d’expression n’ont pas pour objet de protéger des croyances ni des idées, mais des personnes165. La reconnaissance ou la protection juridique de certaines catégories a bien une dimension expressive, en ce qu’elle « impose » d’accepter que les croyant.e.s, les minorités ethniques, ou les homosexuel ont un statut égal dans une société, mais elle n’impose aucune croyance. Respecter les catholiques ou les musulmans n’impose à personne de croire en leur Dieu, ni de les respecter à raison de leur croyance, mais de les respecter en tant que personnes égales, quelles que soient nos croyances vis-à-vis des leurs.
Un individu peut certainement se sentir très profondément et authentiquement heurté par la reconnaissance juridique de l’identité des personnes trans, de même que certain.e.s croyant.e.s ont été profondément dérangés par l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. En ce sens, il n’est pas absurde de dire que ces individus ont subi une forme de « préjudice », que l’on pourrait qualifier de préjudice de contrôle, découlant de l’absence de conformité du comportement d’autrui ou, plus généralement, de la société, à leur conception du monde, et qui peut exiger de leur part des actes ou des paroles en contradiction avec leurs croyances les plus ancrées. De tels préjudices sont toutefois distincts de ce qu’on pourrait appeler des préjudices d’autonomie, qui affectent directement celle ou celui qui est empêché.e de mener la vie qu’il est en droit de souhaiter. Une telle distinction fait écho à celle, fondamentale pour la pensée libérale, entre offense (autorisée) et harm (prohibé). Le philosophe John Stuart Mill l’illustre de manière frappante dans son ouvrage De la Liberté :
« Beaucoup de gens considèrent comme un préjudice personnel les conduites qu’ils n’aiment pas, et les ressentent comme un outrage à leurs propres sentiments : comme ce bigot qui, accusé de mépriser les sentiments religieux des autres, répliqua que c’étaient eux qui méprisaient les siens en persistant dans leur culte ou leur croyance abominable. Mais il n’y a aucune commune mesure entre le sentiment d'un homme envers sa propre opinion et celui qui s’offense qu’on la détienne, pas plus qu’entre le désir qu’éprouve un voleur de dérober une bourse et celui qu’éprouve son propriétaire légitime de la garder166 ».
Dans le cas d’espèce, on peut affirmer en suivant Mill qu’il n’y a a fortiori aucune commune mesure entre le sentiment d’une personne envers sa propre identité, d’une part, et l’opinion de celui qui s’en offense, d’autre part. Le cas Forstater participe donc d’une tendance particulièrement néfaste conduisant à gommer les enjeux concrets à l’arrière-plan de débats théorique ou idéologiques. C'est à cette lumière pourtant qu’il convient d’interpréter l’exigence de neutralité libérale : parce qu’elle découle de l’exigence d’une liberté égale et d’un respect égal pour chacun.e, sa valeur est instrumentale. L’État n’est donc pas neutre au sens où il ne promouvrait pas de valeur, pas plus que l’EqA n’est une loi « neutre »167. Dans l’affaire Ladele v. Islington, la demanderesse, qui travaillait à la mairie d’Islington, avait demandé, en raison de ses croyances catholiques, à ne pas avoir à retranscrire les mariages entre homosexuel sur le registre d’état civil. Son employeur refusa et menaça de la licencier168. Elle saisit alors le tribunal pour discrimination à raison de sa croyance. La Court of Appeal, suivie par la Cour EDH169, fit primer le souci de l’employeur de garantir un respect égal de la communauté gay sur le désir de respect des croyances de la demanderesse. Une telle décision n’est pas « neutre », en ce qu’elle traduit en effet l’attachement à la valeur de l’égalité entre personnes, ainsi qu’une reconnaissance publique de l’homosexualité. Elle l’est en revanche au sens où elle ne confère aucun avantage supérieur à un individu sur un autre. Face à ce qui pourrait apparaître comme un conflit d’intérêt dont la solution implique nécessairement une violation de la neutralité, ou comme un jeu à somme nulle entre les droits, il semble possible de défendre que le droit accordé aux personnes trans d’être reconnues en tant que telles est en réalité ouvert à tous, mais qu’elles et eux seuls en ont besoin.
Le cas Forstater consacre donc bien une instrumentalisation du droit de la non-discrimination en même temps qu’un recul pour les droits des personnes trans. La protection juridique des gender-critical beliefs montre bien que les propos hostiles aux personnes trans sont considérés différemment des propos homophobes ou racistes, et que les vies trans sont perçues comme moins réelles que d’autres, et donc moins susceptibles de devoir être protégées. Cette différence de traitement s’explique peut-être en partie par des critères numériques (ce qui permet de faire jouer contre elle des « opinions largement partagées » sur le terrain de la liberté d’expression), mais aussi par une large ignorance du public quant aux conditions de vie d’une minorité dont la spécificité est que son identité même est sujette à controverse (ce qui accrédite l’assimilation de l’identité trans à une « croyance » subjective à laquelle on serait libre de ne pas adhérer).
Raphaëlle Théry, Maîtresse de conférences, Paris Panthéon Assas Université
Références
Susanna Rustin, « The law is now clear: you can’t be punished for having gender-critical views. So why does it keep happening ? », The Guardian, 26 janvier 2024.↩︎
Tristan de Bourbon, « Au Royaume-Uni, critiquer la notion de ‘genre’ n'est plus un motif de licenciement », Marianne, 18 juin 2021.↩︎
Le manifeste fémelliste, publié par les féministes Dora Moutot et Marguerite Stern en 2023, définit leur position comme « un mouvement qui se bat pour maintenir les droits sexués des femmes ». Ainsi, « être une femme n’est pas un ressenti », car « on ne peut pas naître dans le mauvais corps ». Le mouvement s’oppose notamment à « l’homophobie woke », et à « la logique capitaliste de l’idéologie transgenriste » (v. : https://www.femelliste.com/manifeste-femelliste-feministe). Les deux autrices ont publié l’ouvrage Transmania : Enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre, Magnus, 2024.↩︎
La plainte de la maire ne concernait pas les propos relatés dans cette introduction, comme l’affirment parfois certains médias, mais bien l’insinuation par Dora Moutot que les femmes trans étaient en réalité des prédateurs sexuels en puissance.↩︎
« Le transgenrisme aura-t-il la peau de la liberté d’expression ? », Marianne, 27 février 2023.↩︎
V. par exemple Éric Fassin, « L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel », L’homme, 2008, no 187-188, pp. 375-392.↩︎
L’expression provient du philosophe Karl Popper, qui l’explique ainsi : « la tolérance illimitée ne peut que conduire à la disparition de la tolérance. Si nous accordons une tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas prêts à défendre une société tolérante contre les assauts des intolérants, alors les tolérants seront détruits, et la tolérance avec eux… Avec cette formulation, je ne veux pas dire, par exemple, que nous devrions toujours réprimer les philosophies intolérantes ; tant qu’il nous est possible de les contrer par des arguments rationnels et de les tenir en échec grâce à l’opinion publique, les interdire ne serait certainement pas judicieux. Mais nous avons intérêt à revendiquer le droit de les réprimer si nécessaire, même par la force ; car il se peut fort bien qu’ils n'acceptent pas la confrontation d’arguments rationnels, et dénoncent d’emblée toute argumentation », in La société ouverte et ses ennemis : L'ascendant de Platon, t. 1, Seuil, 1979, p. 222. V. aussi Herbert Marcuse, qui reprend ce paradoxe pour critiquer l’approche libérale de la liberté d’expression telle qu’on la trouve aux États-Unis, et qui est toutefois très différente de celle qui prévaut en Europe, puisqu’il s’agit d’une liberté absolue : « la réalisation de l’objectif de tolérance conduirait à l’intolérance vis-à-vis de politiques, d’attitudes, d’opinions (…) qui ne devraient pas être tolérées parce qu’elles font obstacle, voire, parce qu’elles détruisent toute chance de créer des conditions d’existence dépourvues de peur et de misère » : Herbert Marcuse, « Repressive Tolerance », in Robert Paul Wolff, Barrington Moore et Herbert Marcuse dir., A Critique of Pure Tolerance, Beacon Press Boston, 1968, pp. 81-82.↩︎
Sur l’argument général d’un renversement de la tyrannie de la majorité en tyrannie de la minorité, v. par exemple Philippe Raynaud, « De la tyrannie de la majorité à la tyrannie des minorités », Le Débat, 1992, vol. 2, n°69, pp. 48-56.↩︎
V. not. Reva Siegel, Douglas Nejaime, « Conscience Wars : Complicity-Based Conscience Claims in Religion and Politics », The Yale Law Journal, 2015, vol. 124, n°7, pp. 2516-2591 ; Sandra Fredman, « Tolerating the Intolerant : Religious Freedom, Complicity, and the Right to Equality », Oxford Journal of Law and Religion, 2020, n°9, pp. 305-328.↩︎
Pour s’en convaincre, on consultera l’ouvrage de référence de Joel Feinberg, The Moral Limits of Criminal Law, tout particulièrement son deuxième volume, Offense to Others, Oxford University Press, 1985.↩︎
La LGB Alliance (on notera l’absence de « T ») est un groupe fondé en 2019 par Bev Jackson, Kate Harris et Ann Sinnott, défendant l’idée que les droits des personnes trans constitueraient une menace aux droits des femmes et des homosexuel.le.s, et cherchant à défendre une conception purement biologique du sexe, ainsi qu’à lutter contre l’assimilation du sexe au genre.↩︎
Sur le projet de réforme et son abandon, v. le rapport de la Chambre des communes publié en 2021 : https://publications.parliament.uk/pa/cm5802/cmselect/cmwomeq/977/summary.html↩︎
V. Claire Thurlow, « From TERF to gender critical : A telling genealogy? », Sexualities, 2024, vol. 27, n° 4, pp. 962-978 ; Mauro Cabral Grinspan, Ilana Eloit, David Paternotte, Mieke Verloo, « Exploring TERFnesses », DiGeSt. Journal of Diversity and Gender Studies, 2023, vol. 10, n° 2, pp. 3-13 ; Ruth Pearce, Sonja Erikainen, Ben Vincent, « TERF wars : An introduction », The Sociological Review Monographs, 2020, vol. 88, n° 4, pp. 677-698. Katelyn Burns affirme que le féminisme transexclusif est devenu « le visage de facto du féminisme au Royaume-Uni », v. « The rise of anti-trans ‘radical’ feminists, explained », Vox, 2019 : https://www.vox.com/identities/2019/9/5/20840101/terfs-radical-feminists-gender-critical↩︎
L’ouvrage fut traduit en France deux ans plus tard : Janice Raymond, L’empire transsexuel, Seuil, 1981.↩︎
Ainsi, pour l’autrice, « Le transsexualisme vient donc conclure de façon définitive, nous pourrions dire logique, la possession qu’exercent les hommes sur les femmes dans une société patriarcale », Ibid., p. 124. Elle affirme encore que « tous les transsexuels sont des violeurs qui réduisent la forme féminine véritable à un artifice, et s’approprient le corps de la femme. Mais le transsexuel lesbien féministe viole en plus l’esprit et la sexualité des femmes », Ibid., p. 302.↩︎
Ibid., p. 18.↩︎
L’expression est une abréviation de « féminisme radical » : il ne faudrait pas en déduire pour autant que le féminisme radical est hostile aux personnes trans, il ne s’agit que d’une mouvance en son sein.↩︎
V. Sheila Jeffreys, « Trangender Activism : A Lesbian Feminist Perspective », Journal of Lesbian Studies, 2008, vol. 1, n° 3-4, pp. 55-74.↩︎
V. son audition comme témoin : High Court of England and Wales, 14 février 2020, R (on the application of Miller) v. College of Policing, [2020] EWHC 225 (Admin.), §241, p. 55. Le passage sera repris par la juridiction d’appel dans l’affaire ici étudiée : Employment Appeal Tribunal, 10 juin 2021, Forstater v CGD Europe and others, n° 0105/20/JOJ (ci-après EAT Forstater), §30, p. 15. Les propos font exactement écho au demandeur, officier de police : « Je crois que les femmes trans sont des hommes qui ont choisi de s’identifier à des femmes. Je crois que ces personnes ont le droit de se présenter et de jouer leur partition (perform) de la manière qu’elles ont choisie, tant que de tels choix ne portent pas atteinte aux droits des femmes. Je ne crois pas que la manière de se présenter ni la performance équivalent réellement à changer de sexe. Je crois que confondre le sexe (une classification biologique) avec une auto-identification à un genre (un construit social) constitue un risque pour les droits fondés sur l’appartenance au sexe féminin. Je crois que de telles préoccupations appellent une discussion vigoureuse, raison pour laquelle je suis très impliqué dans ce débat. Il est exact de caractériser la position que je défends de ‘critique du genre’ (gender critical) », Ibid., §33, p. 13.↩︎
Le terme fut forgé par l’Australienne Viv Smythe en 2008, cherchant à distinguer ce courant d’autres courants radicaux féministes voyant au contraire les personnes trans comme des victimes du patriarcat, v. Mauro Cabral Grinspan, Ilana Eloit, David Paternotte et Mieke Verloo, « Exploring TERFnesses », op.cit., p. 4.↩︎
V. par ex. Briar Dickey, « Transphobic truth markets : Comparing trans-hostile discourses in British trans-exclusionary radical feminist and US right-wing movements », DiGest. Journal of diversity and Gender Studies, 2023, vol. 10, n° 2, pp. 34-46.↩︎
Claire Thurlow, « From TERF to gender critical : A telling genealogy? », op.cit.↩︎
Ibid., p. 965.↩︎
Sur le rôle joué par ces débats théoriques aux États-Unis, v. Madeleine Pape, « Feminism, trans justice and speech Rights », Law and Contemporary Problems, 2022, vol. 85, pp. 215-240, not. p. 228 et s.↩︎
Employment Tribunal, 18 décembre 2019, Forstater v CGD Europe and others, n° 2200909/2019 (ci-après, ET Forstater), §25.↩︎
Le rohypnol est un benzodiazépine très puissant connu pour être une des « drogues du viol ».↩︎
ET Forstater, §34.2↩︎
Ibid., §28.↩︎
Ibid., §27.↩︎
Celle-ci peut s’exercer sous quatre formes élémentaires : discrimination directe, indirecte, harcèlement ou « victimisation ». Les caractéristiques protégées sont identifiées à la section 4 de l’EqA.↩︎
Protégée par la section 12.↩︎
Cour Suprême du Royaume-Uni, 10 octobre 2018, Lee v Ashers Baking Company Limited, [2018] UKSC 49.↩︎
Ibid., §62.↩︎
Ibid., §56.↩︎
ET Forstater, §6.↩︎
Ibid., §74.↩︎
EAT, 3 novembre 2009, Grainger plc and others v Nicholson, n° 0219_09_0311.↩︎
ET Forstater, §50.↩︎
Ibid., §77.↩︎
Ibid., §84.↩︎
Ibid.↩︎
Ibid., §88↩︎
« Researcher who lost job for tweeting ‘men cannot change into women’ loses employment tribunal », The Independent, 19 décembre 2019.↩︎
EAT Forstater, §45.↩︎
Ibid., §111.↩︎
Ibid.↩︎
Ibid., §113.↩︎
« Maya Forstater : Woman gets payout for discrimination over trans tweets », BBC, 1er juillet 2023.↩︎
Sharon Cowan, Sean Morris, « Should ‘Gender Critical’ Views about Trans People Be Protected as Philosophical Beliefs in the Workplace ? Lessons for the Future from Forstater, Mackereth and Higgs », Industrial Law Journal, 2022, vol. 51, n° 1, pp. 1-37 ; Oscar Davies, « Gender Critical cases : making bad law ? », New Law Journal, 26 avril 2024.↩︎
Cf. supra note 12.↩︎
Employment Tribunal, 14 février 2021, Ms A Bailey v Stonewall Equality Ltd and others, n° 2202171/2020.↩︎
Employment Tribunal, 2 octobre 2019, Mackereth v The Department for Work and Pensions and another, n° 1304602/18.↩︎
Employment Tribunal, 6 octobre 2020, Mrs K Higgs v Farmor’s School, n° 1401264/2019.↩︎
Employment Tribunal (Scotland), 14 mai 2024, R D Adams v Edinburgh Rape Crisis Centre, n° 4102236/2023.↩︎
EAT Forstater, §2. Dans le même sens, Roz Adams décrit la procédure disciplinaire interne à laquelle elle a été confrontée comme « kafkaïenne » : v. Severin Carell, « Edinburgh rape crisis worker wins tribunal over gender critical views », The Guardian, 20 mai 2024.↩︎
V. par exemple John Gardner, « Liberals and Unlawful Discrimination », Oxford Journal of Legal Studies, 1989, vol. 9, n° 1, pp. 1-23. L’auteur y explique que la prohibition de la discrimination se situe au croisement de deux préoccupations fondamentales pour les libéraux : le rejet des atteintes (harm) à autrui, ainsi que l’attachement à la justice distributive, la traduction concrète de chacune d’entre elles donnant déjà lieu à des interprétations controversées au sein des libéraux. V. encore Sophia Moreau, « What is Discrimination ? », Philosophy and Public Affairs, 2010, vol. 38, n° 2, pp. 143-179 ; Janie Pélabay, « Le libéralisme politique à l’épreuve de la discrimination », Raison présente, 2004, n° 152, pp. 27-42.↩︎
John Rawls, penseur essentiel du libéralisme politique contemporain, fait en effet du pluralisme un trait fondamental des sociétés libérales, v. son Libéralisme politique, trad. Catherine Audard, Presses Universitaires de France, 2006, p. 27.↩︎
Sur ce point, et plus généralement sur le caractère central de la notion de désaccord raisonnable dans le libéralisme politique contemporain : Juliette Roussin, « Désaccord raisonnable et démocratie », Archives de philosophie, 2021, vol. 84, n° 4, pp. 83-101.↩︎
Ibid., p. 84.↩︎
Walter Bryce Gallie, « Essentially Contested Concepts », Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, 1955-56, vol. 56, pp. 167-198, p. 169.↩︎
John Gray, « On Liberty, Liberalism and Essential Contestability », British Journal of Political Science, 1978, vol. 8, n° 4, pp. 385-402, p. 395.↩︎
La question se pose aussi s’agissant du concept de sexe, dont la naturalité est aujourd'hui questionnée. Notons que le caractère essentiellement contesté est lié à l’historicité du concept (Walter Bryce Gallie, « Essentially Contested Concepts », op.cit., pp. 181-182) ; ainsi, le concept de sexe pourrait lui aussi devenir essentiellement contesté. Pour une application de la notion au terme « femme » : Mahdvai Mohan, « Woman : an Essentially Contested Concept », Revue canadienne de philosophie, 2023, vol. 62, n° 2, pp. 357-374.↩︎
John Gray, « On Liberty, Liberalism and Essential Contestability », op.cit. V. aussi Steven Lukes, « A Reply to K. I. Macdonald », British Journal of Political Science, 1977, vol. 7, n° 3, pp. 418-419 ; Charles Larmore, « Pluralism and Reasonable Disagreement » in The Morals of Modernity, Cambridge University Press, 1996, p. 152-174 ; Michael Freeden, « Editorial : Essential contestability and effective contestability », Journal of Political Ideologies, 2004, vol. 9, n° 1, pp. 3-11.↩︎
V. John Gray, « On Liberty, Liberalism and Essential Contestability », op.cit., p. 388, pour qui reconnaître la contestabilité essentielle de nos concepts « consiste à abandonner les revendications absolutistes les concernant » (nous soulignons).↩︎
Michael Freeden, « Editorial : Essential contestability and effective contestability », op.cit., p. 3.↩︎
Ainsi, le Guide sur l’article 9 de la Convention s’ouvre-t-il sur « l’importance de l’article 9 de la Convention dans une société démocratique » : Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe, mis à jour le 29 février 2024, §10 et s., p. 8 [en ligne]. Quant à l’article 10, la Cour a déclaré que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun (Handyside c. Royaume-Uni, § 49) » : Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe, mis à jour le 29 février 2024, §8, p. 11 [en ligne]. On rappellera que l’article 14 de la Convention ne peut être invoqué de manière autonome. En pratique, la Cour examine systématiquement les griefs tirés de l’article 14 en combinaison avec un autre droit protégé (CEDH, GC, 18 juin 2020, Molla Sali c. Grèce, n° 20452/14 ; CEDH, 16 mars 2010, Carson et autres c. Royaume-Uni, n° 42184/05, §63 ; CEDH, GC, 22 janvier 2008, n° 43546/02, §47). La Cour vient préciser, à l’égard de l’article 14 couplé à l’article 10, que « l’interdiction de la discrimination touchant les droits politiques est directement liée à la promotion de la démocratie, qui est l’un des principaux objectifs du Conseil de l’Europe » : Guide sur l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 1 du Protocole n° 12 à la Convention, mis à jour le 29 février 2024, § 229 p. 55 [en ligne]. V. aussi Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Résolution 1510 du Conseil de l’Europe, « Liberté d’expression et respect des croyances religieuses », 2006 : « L’Assemblée souligne sa volonté de faire en sorte que la diversité culturelle devienne une source d’enrichissement mutuel et non de tension, grâce à un véritable dialogue ouvert entre les cultures, fondé sur la compréhension et le respect mutuels. L’objectif général doit être de préserver la diversité au sein de sociétés ouvertes et inclusives, fondées sur les droits de l’homme, la démocratie et la prééminence du droit, en encourageant la communication et en favorisant les compétences et les connaissances nécessaires pour mener une coexistence pacifique et constructive dans les sociétés européennes », mais aussi que « lorsqu’une affaire concrète impose de mettre en balance des droits de l’homme contre d’autres droits de l’homme, les juridictions et législateurs nationaux disposent toujours d’une marge d’appréciation. A cet égard, la Cour européenne des Droits de l’Homme a établi que les possibilités d’imposer des restrictions à la liberté d’expression sont très limitées dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général, mais généralement plus importantes lorsqu’il s’agit de questions susceptibles d’offenser des convictions intimes dans le domaine de la morale ou de la religion. Ce qui est de nature à offenser gravement des personnes d’une certaine croyance religieuse varie considérablement dans le temps et dans l’espace ».↩︎
Article 9, Guide, op.cit., §8, p. 7.↩︎
Article 10, Guide, op.cit., §9, p. 11.↩︎
Sur ce point : Charles Girard, « Pourquoi a-t-on le droit d’offenser ? », La vie des idées, 8 déc. 2020.↩︎
John Rawls, Libéralisme politique, trad. C. Audard, PUF, 3ème éd., 2016 [1993], note 125 p. 93.↩︎
ET Forstater, §8.↩︎
Ibid., §11.↩︎
Ibid., §13.↩︎
Ibid., §99.↩︎
EAT Forstater, §2. Le juge insiste sur la délimitation de sa compétence judiciaire : il affirme, à propos de la question de savoir s’il faut accorder une plus grande protection aux personne trans via l’EqA ou une réforme du GRA, que « de telles évolutions législatives sont du ressort du Parlement et non de la cour » : Ibid., §4.↩︎
Ibid., §55c.↩︎
CEDH, 13 décembre 2001, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, n° 45701/99.↩︎
Ibid., §55b.↩︎
Ibid., §85.↩︎
Michael Sandel, « Moral Argument and Liberal Toleration », California Law Review, 1998, vol. 77, n° 3, pp. 521-538.↩︎
Ibid, p. 521 – on pourrait ici élargir la distinction afin d’inclure dans la position raffinée non les seuls jugements de valeurs mais encore les jugements de fait.↩︎
Sur la distinction entre approche « naturaliste » et « libérale » : Raphaelle Thery, « Libéraux, institutionnalistes, naturalistes. Le jeu des trois familles », in Benjamin Moron-Puech, Tetsushi Saito dir., Droits humains des minorités sexuées, sexuelles et genrées, Regards franco-japonais, 2025, Société de législation comparée, pp. 77-100.↩︎
Jean-Louis de Lolme, Constitution de l’Angleterre, 1789 [1771].↩︎
Sur le caractère bifide de l’argumentation de la demanderesse, v. infra section 2.↩︎
ET Forstater, §36.↩︎
Ibid., §89.↩︎
Ibid., §39.12.↩︎
Ibid., §27.↩︎
Ruth Pearce, Sonja Erikainen, Ben Vincent, « TERF wars : An introduction », op.cit., p. 677. V. encore, sur la construction d’une position victimaire et minoritaire dans les discours des féministes anti-trans (ou anti-genre), Clare Hemmings, « Unnatural feelings : The affective life of ‘anti-gender’ mobilisations », Radical Philosophy, 2020, n° 209, pp. 27–39.↩︎
EAT Forstater, §99.↩︎
ET Forstater, §89.↩︎
Sur ce point, v. Frédéric Krenc, « La liberté d’expression vaut pour les propos qui ‘heurtent, choquent ou inquiètent’. Mais encore ? », Revue Trimestrielle des droits de l'homme, 2016, vol. 106, n° 2, pp. 311-350.↩︎
Dans le guide précité sur l’article 9 de la Convention, il est précisé que le champ d’application de cet article doit lui-même être conçu de manière large : « le champ d’application de l’article 9 est très large : il protège tant les opinions et les convictions religieuses que non religieuses. D’autre part, tous les avis ou convictions n’entrent pas nécessairement dans ce champ d’application, et le terme « pratiques » employé à l’article 9 § 1 ne recouvre pas tout acte motivé ou influencé par une religion ou une conviction » : Guide, op. cit., p. 8.↩︎
CEDH, GC, 7 juillet 2011, Bayatyan c. Arménie, n° 23459/03, §110 ; CEDH, 6 novembre 2009, Leela Förderkreis e.V. et autres c. Allemagne, n° 58911/00, §80 ; CEDH, 7 décembre 2010, Jakóbski c. Pologne, n° 18429/06, §44.↩︎
CEDH, 25 février 1982, Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, n°7511/76 et n° 7743/76, §36 : « Considéré isolément et dans son acception ordinaire, le mot ‘convictions’ n’est pas synonyme des termes ‘opinion’ et ‘idée’ tels que les emploie l’article 10 (art. 10) de la Convention qui garantit la liberté d’expression ; on le retrouve dans la version française de l’article 9 (art. 9) (en anglais ‘beliefs’), qui consacre la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il s’applique à des vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance ».↩︎
V. par exemple Jean-Francois Braunstein, La religion woke, Grasset, 2022. L’ouvrage s’ouvre sur l’affirmation suivante : « ‘Les hommes sont enceints’, ‘les trans femmes sont des femmes’ (…) De telles proclamations surprennent par leur côté absurde. Elles constituent pourtant les énoncés de base de la pensée woke cette pensée « éveillée » qui tend à s’imposer dans l’ensemble des sociétés occidentales. Elle se fonde sur des théories comme la ‘théorie du genre’, la ‘théorie critique de la race’ ou la ‘théorie intersectionnelle’ qui sont devenues paroles d’évangile dans nos universités », p. 4 et l’auteur consacre un chapitre au « Monde imaginaire du genre », qui reprend largement les analyses de Kathleen Stock. V. encore la tribune des femellistes Marguerite Stern et Dora Moutot, « Le transgenrisme est un cheval de Troie masculiniste s’apparentant à une religion », L’Express, 9 janvier 2023, ainsi que leur ouvrage Transmania : enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre, op. cit..↩︎
Gloria Careaga Perez, « Moral Panic and Gender ideology in Latin America », Religion and Gender, 2016, vol. 6, n° 2, pp. 251-255.↩︎
V. Roman Kuhar, David Paternotte dir., Anti-Gender Campaigns in Europe, Rowman & Littlfield, 2017.↩︎
Sur ce point: Mallory Moore « Gender Ideology? Up Yours ! » : https://freedomnews.org.uk/2019/06/16/gender-ideology-up-yours/ : l’autrice montre que l’année 2016 constitue un tournant, lorsque des féministes cooptent une telle appellation ainsi que la théorie conspirationniste qui lui est corollaire. Pour Pearce, Erikainen et Vincent, le caractère relativement vague de l’expression en fait « un outil efficace pour conjurer la panique moral entourant l’effondrement des notions conventionnelles de sexe/genre, comme en atteste par exemple la visibilité croissante du mouvement de libération des trans (…) La solution proposée est souvent de mettre de côté les questions de ‘genre’ en droit et ds le débat public, et de définir plutôt les femmes sur la base de leur ‘sexe de naissance’ » : Ruth Pearce, Sonja Erikainen et Ben Vincent, « TERF wars : An introduction », op.cit., p. 682.↩︎
Jean-Francois Braunstein, La religion woke, op. cit., p. 115.↩︎
Ibid.↩︎
Ibid., p. 135.↩︎
L’Express, 14 décembre 2021.↩︎
L’Express, 9 janvier 2023.↩︎
V. Briar Dickey, « Transphobic truth markets : Comparing trans-hostile discourses in British trans-exclusionary radical feminist and US right-wing movements », op. cit., p. 44.↩︎
V. High Court of England and Wales, 14 février 2020, R (on the application of Miller) v. College of Policing, préc. supra, note 20. L’affaire se jouait pourtant sur le fondement de la liberté d’expression : il s’agissait d’un officier de police qui avait exprimé des vues « critiques du genre », lesquelles avaient été, en vertu du code de pratique de la police, enregistré comme un « non hate-crime incident » : la cour d’appel estima que le droit à la liberté d’expression du demandeur avait été violé en l’espèce.↩︎
EAT Forstater, §30.↩︎
Ibid., §13.↩︎
V. sur ce point l’introduction de l’ouvrage de référence d’Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe, La Découverte, 2021.↩︎
V. Ruth Pearce, Sonja Erikainen et Ben Vincent, « TERF wars : An introduction », op.cit., p. 682.↩︎
Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe, op.cit., p. 12. De manière plus générale, l’ouvrage explore la diversité des parcours des trans à partir d’une étude concrète de leurs vies, mettant au jour le caractère aussi bien néfaste qu’erroné d’une représentation unitaire de la transidentité détachée de ses conditions matérielles d’existence.↩︎
Ainsi, le Conseil de l’Europe rappelle que la Cour « n’est pas compétente pour se prononcer sur des questions purement théologiques, entrer dans des controverses dans ce domaine ou déterminer avec autorité quelles sont les croyances, les principes et les exigences de telle ou telle religion » : in Guide relatif à l’Article 9, op. cit., p. 9.↩︎
« Lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive » : Guide relatif à l’Article 10, op. cit., §214, p. 43. Les jugements de valeur « ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude, car une telle exigence est ’irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti à l’article 10 », Ibid., §206, p. 42.↩︎
Le §2 des article 9 et 10 de la Convention énumèrent ainsi les restrictions légitimes aux deux libertés en cause.↩︎
Aux États-Unis on observe une stratégie inverse, qui tient au Premier Amendement faisant de la liberté d’expression une liberté absolue – ainsi des célèbres cake cases, dans lesquels des pâtissiers refusent de servir des personnes homosexuelles en invoquant leur liberté d’expression afin de contourner la législation antidiscrimination. Sur ce procédé consistant à placer sur le terrain de la liberté d’expression des comportements relevant du champ d’application de la liberté religieuse, v. Gwénaële Calvès. « Interdiction de discriminer et conflits internes à la liberté d’expression. Actualité de la jurisprudence Hurley v. Irish-American Gay, Lesbian and Bisexual Group of Boston (Cour Suprême des États-Unis, 1995) », RDLF, 2020, chron. 78. Le passage suivant ne peut manquer de faire écho au cas ici étudié : « La loi développe une thèse, et contraint tous les citoyens à la relayer. Le conflit interne à la liberté expression opposerait ainsi une voix majoritaire (‘les standards dominants du politiquement correct’) à la voix étouffée de dissidents religieux, opprimés et stigmatisés parce qu’ils refusent de se soumettre à la nouvelle orthodoxie ».↩︎
Sur les effets d’une telle suppression, et sur l’application incertaine et contradictoire d’une telle qualification, v. Russel Sandberg, « Bigger on the Inside ? Doctoring the Concept of ‘Religion or Belief’ under English Law », in Andrew Crome, James McGrath dir., Time and Relative Dimensions in Faith : Religion and Doctor Who, Darton, Longmann & Todd, 2013, pp. 235-247. L’auteur souligne ainsi que la Baronne Scotland, alors Minister of State for the Criminal Justice System and Law Reform at the Home Office, avait affirmé que la suppression du terme « similaire » n’aurait aucun effet en pratique car « l’expression ‘croyance philosophique’ tirera son sens de son contexte d’apparition ; c’est-à-dire, en tant que partie d’une loi relative à la discrimination à raison de la religion ou de la croyance. Étant donné ce contexte, les croyances philosophiques devront toujours être de nature similaire à des croyances religieuses », p. 405. Tel ne fut pourtant pas le cas. Pour l’auteur de l’article, l’application des critères dégagés par la jurisprudence Grainger pourrait conduire à admettre que la croyance en Doctor Who fait l’objet d’une protection juridique au titre de la section 10 de l’EqA…↩︎
Employment Tribunal, 23 mars 2011, Maistry v BBC, n° 1313142/10.↩︎
Employment Appeal Tribunal, 29 avril 2010, Greater Manchester Police Authority v Power, n° 0434/09.↩︎
Employment Tribunal, 21 mars 2013, Hawkins v Universal Utilities Ltd t/a Unicom, n° 2501234/12.↩︎
V. not. Sharon Cowan, Sean Morris, « Should ‘Gender Critical’ Views about Trans People Be Protected as Philosophical Beliefs in the Workplace ? Lessons for the Future from Forstater, Mackereth and Higgs », op. cit.↩︎
Employment Appeal Tribunal, 22 octobre 2007, McClintock v Department of Constitutional Affairs, n° 0223_07_3110, §45. Le cas concernait un juge de paix qui avait démissionné, ne pouvant en conscience donner son accord pour placer des enfants dans un foyer homosexuel, en arguant que l’état de la recherche ne permettait pas encore de déterminer l’effet que cela pourrait avoir sur les enfants. Pour le tribunal, le fait que la décision du demandeur dépende de l’état de la science la disqualifiait à titre de croyance protégée – le tribunal procède ici par un argument a contrario.↩︎
Sharon Cowan, Sean Morris, « Should ‘Gender Critical’ Views about Trans People Be Protected as Philosophical Beliefs in the Workplace ? Lessons for the Future from Forstater, Mackereth and Higgs », op. cit., p. 7 et s. ; v. aussi dans ce sens, quoique exprimé de manière fort sibylline, Paul James Johnson, « ‘Gender Critical’ Beliefs and the European Convention of Human Rights », European Human Rights Law Review, 2020, pp. 116-121, p. 117.↩︎
ET Forstater, §82.↩︎
Sharon Cowan, Sean Morris, « Should ‘Gender Critical’ Views about Trans People Be Protected as Philosophical Beliefs in the Workplace ? Lessons for the Future from Forstater, Mackereth and Higgs », op. cit., p. 11.↩︎
Employment Tribunal, 2 février 2014, Ellis v Parmagan Ltd, n° 1603027/13, §34. La catégorisation est étonnante : il s’agit plutôt d’un jugement de valeur que d’une opinion fondée sur la science, quand bien on pourrait en contester la « base factuelle ».↩︎
Jeevan Shemar, « The Failures of Forstater – when broadening the scope of ‘protected beliefs’ narrows the scope for justice », Socialist Lawyer, 2023, n° 92, pp. 34-35, p. 34.↩︎
Guide relatif à l’Article 9, op. cit., §8.↩︎
EAT Forstater, §79.↩︎
Sandra Fredman, Discrimination Law, 2ème éd., Oxford University Press, 2011, p. 32.↩︎
V. en ce sens Jeevan Shemar, « The Failures of Forstater – when broadening the scope of ‘protected beliefs’ narrows the scope for justice », op. cit., p. 35, rappelant qu’un tiers des employeurs affirment qu’ils sont moins susceptibles d’embaucher des personnes trans.↩︎
34% des personnes trans rapportent un traitement discriminatoire soit dans la recherche d’un emploi, soit sur leur lieu de travail : voir l’enquête de l’Agence européenne pour les droits fondamentaux de 2024 : https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/fra-2024-lgbtiq-equality_en.pdf↩︎
Sharon Cowan, Sean Morris, « Should ‘Gender Critical’ Views about Trans People Be Protected as Philosophical Beliefs in the Workplace ? Lessons for the Future from Forstater, Mackereth and Higgs », op. cit., p. 32.↩︎
Ibid., p. 33↩︎
EAT Forstater, §113.↩︎
Ibid.↩︎
V. par exemple Briar Dickey, « Transphobic truth markets : Comparing trans-hostile discourses in British trans-exclusionary radical feminist and US right-wing movements », op. cit., p. 43, qui affirme que la liberté d’expression est un des cadres d’analyse privilégié du discours TERF, « de même que la caractérisation des activistes trans comme apôtres du politiquement correct ou ‘woke’ afin positionner ces derniers en opposition aux droits et liberté, tout particulier la liberté des femmes de dire ‘des vérités’ au sujet du sexe ».↩︎
Owen Bowcott, « Judge Rules Against Researcher Who Lost Job Over Transgender Tweets », The Guardian, 18 déc. 2019.↩︎
Employment Tribunal, Mrs K Higgs v Farmor’s School, préc., §42.↩︎
La délimitation des champs d’application des articles 9 et 10 de la Convention n’a rien d’évident – le chevauchement est fréquent, et la Cour examine parfois l’article 9 lu à la lumière de l’article 10 (v. Guide relatif à l’aArticle 9, op. cit., p. 24). Or, comme me l’a suggéré de manière très éclairante Gwenaëlle Calvès, un enjeu important en la matière concerne la marge d’appréciation nationale, bien plus élevée s’agissant de l’article 9 que de l’article 10.↩︎
L’article dispose qu’« aucune des dispositions de la [...] Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la [...] Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention ». Cela implique que « personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés [consacrés par la Convention] » : CEDH, 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, n° 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 99). Ainsi, la Cour entend exclure du champ de protection de l’article 10 de la Convention les propos dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention.↩︎
EAT Forstater, § 59.↩︎
Une fois encore, la décision Ellis v. Parmagan Limited fournit un contraste saisissant : le tribunal avait conclu que la croyance d’après laquelle « l’homosexualité [était] contre nature et contre les enseignements de la Bible, et constituait une force corrosive dans la société » ne constituait pas une croyance digne de respect dans une société démocratique, et qu’elle portait clairement atteinte aux droits d’autrui » (préc., § 26).↩︎
EAT Forstater, §111.↩︎
Ibid., §§103-104.↩︎
La décision sur laquelle le juge d’appel appuie sa méthode est le §36 de l’affaire CEDH, 25 février 1982, Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, préc. : « Eu égard à la Convention tout entière, y compris l’article 17 (art. 17), l’expression ‘convictions philosophiques’ vise en l’occurrence, aux yeux de la Cour, des convictions qui méritent respect dans une ‘société démocratique’ (…) et, de plus, ne sont pas incompatibles avec la dignité de la personne ». Le passage suggère pourtant l’inverse : l’article 17 n’est qu’une des considérations parmi d’autres permettant de déterminer si une croyance satisfait le critère demandé.↩︎
On notera d’ailleurs qu’un certain nombre de faits ou de citations estimées pertinents pour le premier juge ne paraissent plus dans la décision d’appel.↩︎
ET Forstater, §88.↩︎
Ibid., §93.↩︎
Ibid., §39.2↩︎
Deux éléments ont pu toutefois contribuer à l’analyse du juge d’appel : l’affirmation du juge Tayler selon laquelle « si une personne est déclarée coupable de harcèlement, sa conduite est probablement la raison de cette condamnation juridique, plutôt que le fait d’avoir une croyance philosophique. Avoir des caractéristiques protégées, croyances philosophiques incluses, n’empêche personne de prendre soin de ne pas harceler autrui » (§75), laissant penser que le juge qualifie le comportement de la demanderesse comme une forme de harcèlement ; mais aussi le fait qu’il détermine le contenu de la croyance d’une manière identique à celle du juge d’appel, laissant penser qu’il n’analyse pas la croyance elle-même mais son expression concrète. En réalité, le premier juge se borne à dire qu’une conduite qui pourrait être qualifiée de harcèlement peut constituer un élément de preuve de ce que la croyance dans sa nature même est attentatoire aux droits d’autrui.↩︎
Julia Serano, citée in Claire Thurlow, « From TERF to gender critical : A telling genealogy? », op. cit., p. 973.↩︎
La demanderesse affirme qu’elle « partage les préoccupations de @fairplaywoman que l’extension radicale de la définition juridique des ‘femmes’ de manière à y inclure à la fois sexe masculin et féminin en fait un concept dépourvu de sens, et sabotera les droits et la protection des femmes et jeunes filles vulnérables… Certaines personnes transgenres subissent une chirurgie. Mais la plupart gardent leur appareil génital natif. L’égalité et la sécurité de chacun doit être garanties, mais les femmes et les jeunes filles perdront sur le terrain de leur intimité, leur sécurité, et de l’égalité si des mâles sont autorisés à pénétrer dans les vestiaires, les prisons et les équipes sportives », in Forstater, ET, §24. Elle dit encore qu’« il existe un groupe de personnes misogynes, et d’autres qui veulent nuire à la protection des femmes et des enfants qui sont devenus des entristes au mouvement des activistes des droits des personnes trans, qui ne sont pas des alliés naturels des femmes : gamergaters incels, narcissiques, avocats de la pornographie extrême », Ibid., §27. La demanderesse semble concéder que toutes les personnes trans n’appartiennent pas à ce groupe, mais il est suffisamment important à ses yeux pour justifier sa mobilisation.↩︎
V. en particulier, §§79 et 81.↩︎
Rappelons que pour la Cour EDH, « l’incitation à la haine n’implique pas nécessairement un appel à la violence, ni d’autres actes pénalement sanctionnés. Des attaques aux personnes commises en insultant, calomniant ou ridiculisant des groupes spécifiques » suffit pour que les autorités puissent faire primer la protection d’une minorité sur la liberté d’expression » : CEDH, 9 février 2012, Vejdeland et autres c. Suède, n° 1813/07, §55.↩︎
La juge Elena Kagan de la Cour suprême des États-Unis avait ainsi dénoncé, par une forme célèbre, la « weaponization » du Premier Amendement (le terme est difficile à traduire : il s’agit d’une l’instrumentalisation de la liberté qui en fait une arme nocive). Sur cette question, v. not. Amy Sepinwall, « Free Speech and Off-Label Rights », Georgia Law Review, 2020, vol. 54, pp. 463-522 ; et Frederick Schauer, « The Politics and Incentives of First Amendment Coverage », William and Mary Law Review, 2015, vol. 56, n° 4, pp. 1613-1636.↩︎
V. encore Briar Dickey, « Transphobic truth markets : Comparing trans-hostile discourses in British trans-exclusionary radical feminist and US right-wing movements », op. cit. ; et Thomas Hochmann, On ne peut plus rien dire. Liberté d’expression : le grand détournement, Anamosa, 2025.↩︎
Thomas Hochmann, « La France, la Cour européenne des droits de l'homme et les discours de haine en 2022 », RDLF, 2023, chron. n° 40 [en ligne].↩︎
Nicolas Shackle, « The Vacuity of Postmodernist Methodology », Metaphilosophy, 2005, vol. 36, pp. 295-320, p. 298.↩︎
Claire Thurlow, « From TERF to gender critical : A telling genealogy », op. cit, p. 967. L’autrice note qu’« une variation sur ce thème est la rare acceptation des ‘vrais’ trans, conceptualisés comme ayant transitionné par une chirurgie complète, par contraste avec les plus nombreux trans ‘fictifs’ qui pourrait être dangereux ou victimes de contagion. La victime de contagion est souvent imaginée comme un enfant ou un jeune adulte vulnérable », Ibid., p. 968.↩︎
Conseil de l’Europe, Résolution 2417, 25 janvier 2022.↩︎
Une question importante, qui ne saurait être traitée ici, est celle de la justification et des limites de l’analogie entre discours racistes et transphobes.↩︎
CEDH, 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, n° 15615/07 ; et dans le même sens : CEDH, 20 décembre 2022, Zemmour c. France, n° 63539/19, §54.↩︎
EAT Forstater, §3.↩︎
Gwénaële Calvès, « Sur un prétendu droit au respect des croyances religieuses », in Amandine Barb, Denis Lacorne dir., Les politiques du blasphème : une perspective comparée, Karthala, 2018, pp. 77-93.↩︎
John Stuart Mill, De la liberté, trad. Laurence Lenglet, Gallimard, Folio essais, [1859], 2002, p. 191.↩︎
Sur ce point, v. Sandra Fredman, « Tolerating the Intolerant : Religious Freedom, Complicity, and the Right to Equality », op. cit., pour qui : « la tolérance cache une hiérarchie de valeurs, au sujet desquelles il est préférable d’être explicite » (p. 306), et qui propose de spécifier les dimensions d’une « égalité substantielle » par opposition avec l’égalité formelle parfois attachée à la position libérale, pour justifier les arbitrages juridiques. Les quatre dimensions de l’égalité substantielle sont les suivantes : une dimension distributive, une dimension de reconnaissance, une dimension participative, et une dimension transformative, Ibid, p. 312.↩︎
Court of Appeals of England and Wales, 15 décembre 2009, Islington London Borough Council v. Ladele, EWCA Civ 1357.↩︎
CEDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni, n°51671/10 et 36516/10.↩︎