Édito
Mère—patrie
Le genre au cœur des « politiques migratoires »

Lisa Carayon
Stéphanie Hennette-Vauchez
Marc Pichard
















  1. Les actualités juridiques se percutent parfois de façon tristement signifiante. Le 25 avril dernier, le Conseil constitutionnel censurait, pour la quatrième fois en moins de dix ans1, une ancienne loi sur la nationalité française discriminant les femmes2 – à n’en pas douter, une victoire pour le principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Mais, dans le même temps, plusieurs textes font l’actualité du travail parlementaire : une profonde réforme du droit du sol ; une loi « sur la refondation de Mayotte » et, très prochainement, l’examen d’un texte visant l’interdiction du mariage aux personnes étrangères en situation irrégulière.

  2. Or ce qui est donné d'une main par le juge constitutionnel - qui cultive au passage, à peu de frais3 son image de protecteur des droits fondamentaux - est aussitôt repris de l'autre par le Gouvernement et le Parlement. Car ces textes en construction ne sont que le nouveau visage d’un vieux fantasme : celui d’une Nation menacée par le ventre des femmes4. Qu’on s’en explique.

  3. Longtemps, le droit de la nationalité française posait des normes sexo-spécifiques pour l’acquisition, la transmission et même la perte de la nationalité. Quand les femmes ne perdaient pas purement et simplement la nationalité française par le mariage avec un étranger, ce qui n’était pas le cas pour les hommes5, le mariage avec un étranger les empêchaient de transmettre leur nationalité française - sauf à ce que leurs enfants naissent en France - alors que les hommes la transmettaient en tout état de cause6 ; etc. Si les règles pouvaient varier, leur sexospécificité était une constante. Pourquoi ? Parce que la France, dans une perspective militariste, répugnait à créer des enfants bi‑nationaux à l’allégeance douteuse, et souhaitait dans le même temps éviter la fuite des hommes français loin de leurs obligations militaires – d’où le fait qu’ils conservaient, eux, presque toujours leur nationalité malgré leur mariage ou leur installation à l’étranger. Par son alliance avec un étranger, la femme française était donc exclue de la communauté nationale afin de ne pas devenir la « porte d’entrée » d’enfants « pas vraiment français ». Or, si ces dispositions explicitement discriminatoires ont progressivement disparu de notre ordre juridique, l’idée que les couples « mixtes »7 représentent une forme de danger pour l’intégrité nationale est, elle, toujours présente ; et charrie avec elle un lot de stéréotypes racistes mais aussi genrés.

  4. Les législations qui régissent aujourd’hui la nationalité française et la condition des personnes étrangères n’ont plus pour motivation la sauvegarde des intérêts militaires de la France. Nul doute qu’une famille franco-allemande, franco‑anglaise ou franco‑japonaise soit, de nos jours, considérée comme une « richesse » par le corps social8 et traitée avec bienveillance par les services préfectoraux. Mais le mariage d’un·e Français·e avec un·e ressortissant d’un pays africain ou la reconnaissance d’un enfant français par un homme d’Amérique du sud ne passera sans doute pas inaperçue, ni à l’état civil, ni à la préfecture. C’est que la crainte d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier : l’imaginaire contemporain n’est plus celui d’une unité nationale mise en danger par les doubles allégeances mais plutôt celui d’un corps social menacée par une grande invasion9. Que cette crainte soit exprimée sous la forme d’une inquiétude pour l’équilibre du système social ou du marché du travail, ou qu’elle soit plus frontalement abordée sous l’angle d’un « grand remplacement » racial et/ou religieux, le genre n’est jamais loin. Car, la « voie » d’immigration la plus stigmatisée par les politiques migratoires est actuellement celle de l’immigration familiale, qui réactive l’image du ventre envahisseur…

  5. Ainsi, depuis les années 1990, et dans une constante accélération, le droit civil comme le droit des migrations visent à opérer une surveillance de plus en plus étroite des familles étrangères, ou impliquant une personne étrangère. Citons en vrac : le contrôle de la sincérité des mariages par le Procureur de la République en 1993 – pouvoir renforcé en 2021 ; l’allongement progressif de la durée requise du mariage pour l’acquisition de la nationalité française (portée à quatre ans en 2006), la vérification préalable de la sincérité des reconnaissances de paternité, généralisée en 2018. Sans compter bien sûr les multiples modifications du CESEDA qui rendent toujours plus complexes les conditions d’accès au regroupement familial ou aux titres de séjour pour motifs familiaux. Dernier mouvement : l’abrogation récente de la circulaire « Valls » par Bruno Retailleau qui supprime - dans la mesure où l’abrogation d’une circulaire peut le faire … - l’étroite voie de régularisation qu’elle offrait aux familles d’enfants scolarisés et aux conjoint·es d’étranger·ères en situation irrégulière.

  6. Les assauts contre l’accueil par et dans la communauté nationale se répètent, et rien ne semble entraver ce mouvement d’exclusion. Les textes les plus récents ou actuellement en discussion n’en sont que le prolongement toujours plus violent. Conditionner l’accès à la nationalité française des enfants né·es à Mayotte au séjour régulier de leur deux parents un an avant leur naissance ? Un choix proportionné selon le Conseil constitutionnel10. Interdire le mariage aux étrangers et étrangères sans-papier ? Un choix rationnel pour certain·es de nos parlementaires11. Conditionner l’acquisition de titres de séjour familiaux à l’obtention – impossible - de visas long–séjour, comme le prévoit le projet de loi relatif à Mayotte ? Une nécessité, manifestement…

  7. L’imaginaire porté par ces dispositions est profondément empreint de stéréotypes racistes et sexistes : c’est l’image de l’homme immigré traînant avec lui sa femme et leurs multiples enfants ; c’est le fantasme des « mariages gris » où un·e pauvre Français·e se fait séduire par l’exotisme trompeur d’un·e malhonnête candidat·e à l’immigration ; c’est la vision irréelle de hordes de parturientes comoriennes arrivant enceintes sur les plages de Mayotte. Car, bien sûr, il existe des mariages blancs, des reconnaissances de complaisance et des femmes sans-papiers dans les maternités ; mais dans des mesures considérablement plus marginales que ne le laisse entendre l’invocation répétée de ces totems dans les discours parlementaires comme médiatiques12. Ces images, ces discours13, frappent évidemment toutes les personnes immigrées. Mais pas toutes de la même façon en fonction de leur position dans l’ordre du genre.

  8. Les femmes sont, comme souvent, les victimes les plus évidentes de ces laides images14. Le droit migratoire les réduit en plus en plus a une double position : mère inconséquentes d’enfants indésirables ou victime‑prétexte d’un homme étranger dont on peut ainsi dénoncer la violence ou l’irresponsabilité15. Cette criminalisation des hommes immigrés se déploie largement dans les discours de l’extrême–droite, prompte à la déformation des faits. « 77 % de viols à Paris sont le fait d’hommes étrangers » ? Jordan Bardella comme Marion Maréchal-Le Pen nous ont abreuvé·es de ce chiffre durant la dernière campagne européenne. Un chiffre faux, néanmoins16, et qui ne fait qu’activer le spectre de l’homme noir violeur de femmes blanches dont on sait combien il causa de morts dans les États du sud des Etats-Unis par exemple17. Mais quelle audience pour la vérité quand le mensonge crie si fort ?

  9. Cette soudaine – et fausse – préoccupation pour les droits des femmes de la part d’une frange du monde politique qui, sinon, brille par l’ignorance ou le désintérêt dans lesquels il les maintient, a un nom : le fémonationalisme18. Les femmes sont historiquement plus réticentes que les hommes aux idées d’extrême droite ? Dénonçons la mysogynie les hommes immigrés – et implicitement de tous les hommes racisés – pour les rallier à notre cause… De fait, le gender‑gap se réduit dans les urnes : ce sont désormais 32 % des femmes qui votent pour le Rassemblement National contre 36 % des hommes19. Plus encore, du groupe Némésis aux mouvement Tradwifes20, certaines femmes s’engagent très avant dans un nationalisme auto‑étiqueté « féministe ». Quoi que plus discrets, les mouvements gays et lesbiens ne sont d’ailleurs pas en reste21.

  10. Le Black Feminism22 nous aide à voir ce que ce discours ‑ qui ancre dans les esprits une assimilation entre hommes étrangers, hommes racisés et hommes violents ‑ peut aussi avoir de pervers pour les femmes qui vivent avec des hommes ou des enfants racisés. Parfois réellement victimes de violences intrafamiliales (comme toutes les femmes), elles savent que les dénoncer expose leur compagnon à des violences policières et judiciaires spécifiques ‑ et que leur parole pourra, ipso facto, être utilisée pour renforcer les stéréotypes qui frappent leurs familles. Celles qui, mères féministes, voudraient éduquer leurs garçons dans la non-violence savent aussi qu’ils sont bien plus que d’autres les victimes potentielles de violences institutionnelles et que, peut‑être, elles doivent aussi leur enseigner à se défendre23.

  11. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la traque sans fin des personnes étrangères jugées indésirables a des conséquences sur les droits de tous les Français·es, blancs et blanches y compris. Car il n’y a qu’un pas entre le fait de criminaliser les étranger·ères et celui de considérer les Français·es qui les entourent comme leurs « complices ». Cette extension du domaine de l’opprobre aux nationales et nationaux opère à bas bruit.Les politiciens d’extrême-droite prompts à dégainer la préférence nationale disent-ils que les Français·es qui souhaitent se marier avec des personnes étrangères malgré leur situation irrégulière seront peut-être bientôt, elleux aussi, privé·es du droit au mariage ? Les promoteurs de la priorité nationale assument-ils d’avoir voté, durant les débats sur la loi Darmanin, des dispositions - heureusement censurées comme cavaliers législatifs - qui conditionnaient l’arrivée en France des conjoint·es de Français·es à des ressources et logement suffisants, créant de fait, parmi les Français·es, une discrimination par l’argent dans l’accès à une unité familiale24 ? Disent–ils qu’ils ont adopté des textes qui ont retiré leurs protections contre l’expulsion aux conjoint·es de Français·es ou aux parents d’enfants français·es25 ?

  12. C’est donc une forme de « stigmatisation par association » qui s’installe lentement dans notre droit : gare à ceux et celles qui sont proches des personnes étrangères, gare à celles et ceux qui les soutiennent… Bientôt gare à celles et ceux qui en parlent ?

Lisa Carayon, Maîtresse de conférences, Université Sorbonne Paris Nord, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS) ;
Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeure, Université Paris Nanterre, Centre de Recherches et d’Études sur les Droits Fondamentaux (CTAD - CREDOF) ;
Marc Pichard, Professeur, Université Paris Nanterre, Centre de droit civil des affaires et du contentieux économique (CEDCACE).

Références


  1. Cons. const., 5 octobre 2018, n° 2018-737 QPC ; 10 décembre 2021, n° 2021-954 QPC et 25 avril 2024, n° 2024‑1086 QPC.↩︎

  2. Cons.const., 25 avril 2025, n° 2025-1135 QPC : l’article 9 de l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945, dans sa rédaction initiale, applicable du 20 octobre 1945 au 1er juin 1951, prévoyait que l’acquisition d’une nationalité étrangère faisait perdre la nationalité française mais que cette perte s'opérait de plein droit pour les femmes alors qu’elle ne prenait effet que sur autorisation du Gouvernement pour les hommes de moins de 50 ans (afin d’éviter que cette perte soit un outil d’évitement des obligations militaires). Par conséquent, les femmes n’avaient aucun moyen d’échapper à la perte de la nationalité française. ↩︎

  3. La décision ici évoquée, comme d’ailleurs les décisions précédentes sur le même sujet, ont en effet vocation à rester sans effets majeurs en raison de la modulation dans le temps imposée par le Conseil constitutionnel.↩︎

  4. L’expression est empruntée notamment à Françoise Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel, 2017.↩︎

  5. L’article 19 du Code civil de 1804 disposait ainsi : « Une femme française qui épousera un étranger, suivra la condition de son mari. Si elle devient veuve, elle recouvrera la qualité de Française, pourvu qu’elle réside en France, ou qu’elle y rentre avec l’autorisation du gouvernement, et en déclarant qu’elle veut s’y fixer ». L’inverse n’était pas vrai puisque l’article 12 énonçait : « L’étrangère qui aura épousé un Français, suivra la condition de son mari ».↩︎

  6. L'article 1er de la loi du 10 août 1927, en vigueur de 1906 à 1924, prévoyait ainsi, en son 1°, qu’était Français « out enfant légitime né d’un Français en France ou à l’étranger » alors que son 3°disposait qu’était français « tout enfant légitime né en France d'une mère française ».↩︎

  7. Sur la notion de « métissage » et ses conséquences dans la socialisation, v. Solène Brun, Derrière le mythe métis, La Découverte, 2024.↩︎

  8. Sur la spécificité du racisme anti-asiatique cependant, notamment à l’égard des chinois·es, v. Ya‑Han Chuang, Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques, La découverte, 2021.↩︎

  9. Non d’ailleurs que la France n’ait pas connu, par le passé, des législations explicitement racistes interdisant le mariage entre personnes blanches et esclaves par exemple. Sur la situation particulière des législations antisémites sous Vichy v. Danièle Lochak, « La race, le sang, le droit. La place de la filiation et du mariage dans la définition des catégories du droit antisémite », Droits, 2021/1, n° 73, 2021, p. 39.↩︎

  10. Loi n° 2025-412 du 12 mai 2025 visant à renforcer les conditions d'accès à la nationalité française à Mayotte et Cons. const., 7 mai 2025, n° 2025‑881 DC.↩︎

  11. V. l’adoption par le Sénat, le 20 février 2025, de la proposition de loi n° 190 déposée au Sénat en décembre 2023 par M. Stéphane Demilly.↩︎

  12. Sur la polarisation des opinions suscitée par une sur-couverture de l’immigration dans les médias, v. Sarah Schneider-Strawczynski et Jérôme Valette, « Media Coverage of Immigration and the Polarization of Attitudes », American Economic Journal : Applied Economics, 2025, vol. 17, n° 1, p. 337.↩︎

  13. V. le numéro 2025/2 de la revue Plein Droit à paraître en juin 2025, consacré aux discours sur l’immigration sous le titre « Migrations, pourquoi tant de discours ? ».↩︎

  14. L’expression est un renversement volontaire du titre Les belles images, roman de Simone de Beauvoir (Gallimard, 1972) par lequel nous souhaitons évoquer la puissance d’une lecture féministe pour la déconstruction des apparentes vérités ou des fausses évidences.↩︎

  15. Sur l’utilisation du principe d’égalité entre les hommes et les femmes v. l’ouvrage à paraître sur ce thème sous la direction d’Alexandra Korsakoff, aux éditions de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie.↩︎

  16. V. par exemple la mise au point de France Info : https://www.franceinfo.fr/vrai-ou-fake/vrai-ou-faux-elections-europeennes-2024-on-a-verifie-six-affirmations-du-debat-entre-gabriel-attal-et-jordan-bardella_6561836.html↩︎

  17. Sur les lynchages en général, v. Joël Michel, Le lynchage aux Etats-Unis, La table ronde, 2008 ; spécifiquement sur les castrations, v. Orlando Patterson, Rituals of Blood. Consequences of Slavery in Two Centuries, New York, Basic Civic Books, 1998 ; sur le rapport entre racisme au quotidien et peur des femmes blanches, v. Alison Philips, « White tears, white rage : Victimhood and (as) violence in mainstream feminism », European Journal of cultural studies, 2021, vol. 24, p. 81.↩︎

  18. Sara R. Farris, In the name of women’s rights : the rise of femonationalism, Duke University Press, 2017.↩︎

  19. Solène Cordier, « Législatives : comment le RN parvient-il à séduire l’électorat féminin ? », Le Monde, 5 juillet 2025.↩︎

  20. Claire Sorin, « L’antiféminisme des femmes aux États-Unis, symptôme d’une Amérique illibérale ? Le cas de WomenAgainstFeminism.com », 20 & 21, Revue d'histoire, 2022/1, n° 153, pp. 49‑63.↩︎

  21. Jasbir Puar, Terrorist Assemblages : Homonationalism in Queer Times, Duke University Press, 2017.↩︎

  22. Pour une synthèse sur ce mouvement et ses apports aux mouvements féministes v. not. Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Elsa Dorlin (dir.), coll. Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan, 2008.↩︎

  23. Audre Lorde, « Petit homme : réponse d’une lesbienne féministe Noire », in Sister Outsider. Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme…, Mamamelis, 2018 ; Angela Davis, Femmes, race et classe, éd. Des femmes, 1983, trad. Dominique Taffin et le collectif de traduction des éditions des femmes, 1983.↩︎

  24. Article 6 de la loi déclaré non conforme à la Constitution par la décision du Conseil constitutionnel n° 2023‑863 DC du 25 janvier 2024. Sur ce texte, et spéc. les autres dispositions relatives à la famille de la loi Darmanin v. Lisa Carayon, « Séparer les familles : la fin d’un tabou ? », Plein Droit, n° 142(3), oct. 2024.↩︎

  25. Art. 35 de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration.↩︎